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CHAPITRE 1 : Vision de la jeunesse

B) Préoccupation pour la morale des jeunes

Dans beaucoup d’émissions de télévision et de radio analysées, on peut ressentir que les nouvelles mœurs des jeunes provoquent de l’inquiétude chez les adultes. L’expression

« jeunesse en danger moral » revient régulièrement dans les discours étudiés, comme dans celui de Fernand Dominicé, député au Grand Conseil de l’Etat de Genève lors d’un débat autour de solutions politiques aux problèmes liés à l’enfance en 195933. En général, cette inquiétude provient de deux facteurs plus ou moins présents suivant les discours : on a peur que les jeunes se mettent en danger, mais également, on craint qu’ils ne mettent en péril les valeurs de la société. Or, il est intéressant de relier ces différences d’objet de l’inquiétude avec le moment auquel le discours intervient dans le corpus d’archives sélectionnées.

On remarque tout d’abord que dans les documents tirés des années 1950 et du début des années 1960, les intervenants tendent à rejeter certains comportements chez les jeunes mais ne paraissent pas forcément anxieux à l’idée qu’ils se mettent eux-mêmes en danger. La menace se situerait donc plutôt dans le comportement asocial, voire destructeur de cette jeunesse et dans sa propension à remettre en question les valeurs traditionnelles par ses attitudes.

D’ailleurs, on critique souvent autant, voire moins, la violence des jeunes, que le fait qu’ils entretiennent une certaine image de bestialité directement liée aux blousons noirs et à la vague rock and roll. Ainsi, lorsque Johnny Hallyday annonce que sa prochaine tournée sera accompagnée du boxeur Sugar Ray Robinson, son intervieweur montre sa désapprobation :

32 Document n°4, 1968, télévision.

33 Document n°23, 1959, radio.

« Pourquoi un boxeur avec vous ? Là encore, on va vous reprocher le mythe de la brutalité ! »34. Un lien fort semble donc manifestement unir la sous-culture des blousons noirs et une certaine image d’animalité revendiquée par la jeunesse. Or, cette sous-culture étant très fortement marquée par des idoles qui possèdent une grande influence sur la jeunesse, il n’est pas étonnant que ce journaliste reproche à Johnny Hallyday de représenter ce « mythe » et de ne pas sortir parfois de son rôle stéréotypé pour prôner des comportements pacifistes, par exemple. En effet, l’idée que certains jeunes puissent être fiers de « jouer les durs » et d’apparaître dans les faits divers des médias agace d’autant plus que ce type de comportements est encouragé par une vague culturelle qui n’est pas propre aux valeurs suisses35. Ainsi, et comme nous avons déjà pu le constater dans la littérature, ce ne sont pas tant les actions de la jeunesse suisse mais l’idée qu’elle puisse avoir envie de perpétrer des actes délinquants sous l’influence d’une culture qui inquiète, dans la Suisse des années 1950.

Les paroles du journaliste suisse, Georges Kleinmann (l’un des précurseurs de la télévision suisse) restituant une séance de dédicace d’un jeune groupe de rock suisse à Lausanne expriment bien ce rapprochement entre la culture rock et l’impertinence sociale que l’on reproche aux jeunes :

Nous avons constaté que les « faux-frères » mettaient fin à une vieille tradition des musiciens rock : celle des longs cheveux dans le cou, de l’air casseur et des ongles douteux. Tout le monde, des vedettes aux fans avaient l’air propre et bien élevé. Ça change non ?! Et c’est bien sympathique ! Faut-il ajouter qu’ils sont tous lausannois ?!36

34 Document n°7, 1962, télévision.

35 Document n°26, 1959, radio.

36 Document n°5, 1963, télévision.

Le groupe des « faux-frères » en pleine dédicace, entourés de leurs fans (ce film accompagne les paroles de Georges Kleinmann en 1963)37

Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1960 que cette tendance à critiquer le comportement brutal des jeunes s’estompe pour laisser place à une autre forme de critique morale, certes, mais qui traduit plus ici une volonté de protéger la jeunesse. On ressent dans les paroles et les intonations des différents intervenants des archives une certaine peur de perdre le lien avec la jeunesse, car ses repères moraux et ses modes de vie sont de plus en plus divergents de ceux de la société adulte.

Par exemple, les occasions de plus en plus nombreuses de rencontres entre garçons et filles est un sujet qui semble tourmenter un certain nombre d’interlocuteurs. En effet, l’augmentation du temps libre et la mixité de « ces locaux plus ou moins frelatés »38 affectionnés par les jeunes (cafés, clubs) amènent des questionnements autour de leur vie sexuelle, du mariage et de la virginité des jeunes filles39. On craint aussi l’impulsivité de cette jeunesse à la « sensibilité exacerbée », comme à l’occasion du suicide de deux adolescents français suite à une manifestation en réaction au génocide biafrais40. La propension de certains à se laisser influencer par des courants politiques inquiète d’ailleurs tout autant que le manque d’intérêt croissant du reste des jeunes pour celle-ci. Enfin, les questions de consommation de drogue qui seraient à la base du désengagement social de la jeunesse traversent aussi les

37 Document n°5, 1963, télévision.

38 Document n°36, 1968, radio.

39 Document n°31, 1966, radio.

40 Document n°37, 1970, radio.

archives41. Notons que ce genre de préoccupations quant à l’aptitude des jeunes à participer à l’activité politique du pays ressemble à celles qui traversent les sociétés occidentales du XIXème siècle lorsque l’on envisage de repousser l’accès au vote des jeunes. Cependant, alors qu’à l’époque on tente de les évincer de la vie politique (citoyen « passif » ou « actif »), la Suisse des années soixante essaye plutôt de réintégrer cette jeunesse à la vie sociale et citoyenne du pays.

Les archives nous apportent donc de nouvelles informations quant aux représentations de la jeunesse par les adultes en Suisse. Dans les années cinquante, c’est plutôt la violence de la jeunesse sous l’influence du mouvement des blousons noirs que l’on redoute si on la laisse intérioriser cette nouvelle sous-culture. Mais en cette fin des années soixante où la culture du rock and roll et des copains et les aspirations sociales qui s’y rapportent sont réellement adoptées par la jeunesse, les adultes tentent de renouer un lien avec la jeunesse. Cette succession d’approches relativement opposées peut rappeler celle décrite par Passerini (1997) dans son étude de l’évolution occidentale de la vision de la jeunesse des années 1950-1960 :

« […] in the fifties, the emphasis would be on the deviance of youth, a kind of delirium within the utopia it represented, the result of the social illness with which it was infected. In the sixties, on the contrary, a certain optimism would prevail, the idea of a new universalism, of a new capacity to redesign the world along the lines of freedom and justice.” (p. 316)

La Suisse montre donc, ainsi que d’autre pays, des ambivalences dans son appréhension de la jeunesse qui montrent qu’elle la considère à la fois comme une « menace » et comme un « espoir » pour le futur, puisqu’elle se préoccupe de sa réintégration à la société des adultes (Passerini, 1997, p. 316). On retrouve d’ailleurs cette ambivalence à différentes époques et dans différents pays, comme au temps du fascisme italien ou dans l’Amérique du XIXème siècle où les débats quant à la prise en charge de la jeunesse se situent toujours entre ces deux pôles (Passerini).

Enfin, si l’on se réfère à la littérature occidentale qui traite de la perception de la jeunesse dans les années 1960, la volonté de recréer un lien avec la jeunesse n’apparaît pas vraiment ailleurs, ce qui peut laisser envisager l’idée d’une spécificité suisse sur ce point.

41 Document n°37, 1970, radio.