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Dissociation des types de jeunes et différence de traitement

CHAPITRE 2 : Vision de la délinquance juvénile

A) Dissociation des types de jeunes et différence de traitement

Au gré de l’analyse des archives, on remarque que des comparaisons entre différentes catégories de jeunes sont fréquemment opérées. Les plus courantes sont celles qui opposent les jeunes « normaux » aux jeunes « inadaptés »91 ainsi qu’une jeunesse « inoffensive » à l’antinomie de la jeunesse « dangereuse ». Parfois, on compare aussi les adolescents

« favorisés » à ceux qui proviennent plutôt de la classe des déshérités, mais c’est plus rare.

88 Document n°31, 1966, radio.

89 Document n°2, 1965, télévision.

90 Document n°24, 1959, radio.

91 Document n°11, 1965, télévision.

Ainsi, dans les interviews d’adolescents, il est courant que les journalistes tentent de situer les interviewés par rapport au reste de la jeunesse. Ceux que l’on considère comme faisant partie de la norme sont par exemple distingués d’autres jeunes « moins raisonnables »92, fauteurs de « troubles »93, ou encore opposés à des blousons noirs ou à une jeunesse délinquante « pas aussi inoffensive »94. A l’inverse, plusieurs reportage sur les délinquants les opposent au reste des jeunes, et les qualifient de « jeunesse dans son extrême »95, de « jeunes excités »96 etc. Divers événements internationaux alimentent, eux-aussi les médias suisses durant les années 1960 tels que les mouvements de jeunes en Hollande97. On dissocie alors, une fois encore, différents types d’adolescents, opposant les jeunes « Provos » pacifistes aux redoutés « Mosens », blousons noirs hollandais, qui vandalisent et saccagent.

On remarque également que, chez les professionnels de l’enfance en rupture, on a tendance à distinguer, à l’intérieur de la catégorie « délinquant », deux types de jeunes : ceux que l’on est prêt à comprendre et aider, et d’autres que l’on désigne quasiment comme intrinsèquement « mauvais » et pour qui l’on ne peut/veut rien faire. Un directeur de foyer suisse pour adolescents, Jean Caviezel, explique par exemple que tout jeune délinquant ne peut être accueilli dans son établissement, certains « psychopathes incontrôlables »98 risquant de mettre en péril la vie de la communauté. La présidente de la commission des visiteurs de prisons à Genève99 fait aussi cette distinction en 1967 : « Nous manquons d’établissements fermés où on pourrait mettre des jeunes délinquants non sécurisés et peut-être dangereux, et qui auraient besoin d’être suivis de très près, qu’on ne peut pas laisser retourner dans la vie courante. »100. Enfin, l’un des hauts cadres de la police française, Jacques Ternet, décrit selon lui, le processus qui conduit certains adolescents « faibles » à voler, soutenant qu’ils sont généralement influencés pafr d’autres camarades « plus vicieux »101 qu’eux.

92 Document n°2, 1965, télévision.

93 Document n°32, 1966, radio.

94 Document n°17, 1962, radio.

95 Document n°18, 1972-1973 (traite de l’année 1957), radio.

96 Document n°1c, 1961, télévision.

97 Document n°17, 1962, radio.

98 Document n°11, 1965, télévision.

99 Nom non présent dans les archives.

100 Document n°13, 1967, télévision.

101 Document n°28, 1962, radio.

Il arrive aussi que l’on compare les adolescents des couches supérieures à d’autres, vivant dans des conditions plus précaires. Un professeur de l’université de Milan interviewé par la Radio Suisse Romande (RSR) en 1966 explique qu’alors que la vague des blousons noirs s’accompagne souvent d’actions de révoltes et de délinquance dans les classes populaires, il ne s’agit généralement que d’une mode pour les jeunes de classes aisées102. Gilbert Cesbron, écrivain chrétien engagé dans l’approche compréhensive de la délinquance des jeunes, ne partage pas ce point de vue et dénonce les médias qui accablent les jeunes délinquants des quartiers ouvriers, alors que les délits réalisés par les jeunes des classes bourgeoises sont souvent « étouffés » par leurs parents103. Il conclut ainsi que la délinquance est présente dans tous les milieux mais qu’ « on n’a pas les mêmes armes dans les milieux plus simples ». Son intervieweur, Dominique Fabre (futur écrivain et scénariste suisse de renom), considère au contraire que les « faits divers tapageurs » des médias concernent généralement plutôt les « adolescents riches et désaxés » alors que la cause de l’ « enfance abandonnée, misérable, délinquante » est souvent négligée104. Maurice Herzog, ministre français de la jeunesse partage, quant à lui, le point de vue de l’écrivain, la délinquance en bande constituant selon lui un attrait pour toutes les couches de population105.

Cette question de l’origine sociale de la délinquance juvénile est donc sujette à des interprétations contrastées dans les médias. On peut expliquer ce contraste par le fait que cette question fait intervenir des opinions politiques qui différent d’un individu à l’autre. Cela indique aussi certainement que l’on a des difficultés à identifier l’appartenance sociale des délinquants apparaissant à la radio, à la télévision et dans la presse. Ces difficultés proviennent sûrement, quant à elles, du fait qu’une majorité des adolescents partagent le même style vestimentaire et comportemental (des blousons noirs pour la plupart) et qu’on ne peut donc pas s’appuyer sur l’apparence de ceux-ci pour déterminer leur appartenance sociale.

Ceci explique d’ailleurs en partie l’impact social du phénomène des blousons noirs qui s’étend au-delà des classes sociales, rendant difficile l’identification et l’isolement des délinquants parmi les adolescents. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les tentatives (souvent vaines) de dissociation des types de jeunes sont aussi fréquentes dans les archives.

102 Document n°31, 1966, radio.

103 Document n°22, 1954, radio.

104 Document n°22, 1954, radio.

105 Document n°26, 1959, radio.

La volonté de distinguer parmi les jeunes ceux qui sont ou non, potentiellement inadaptés, déviants ou délinquants est donc un fait relevable des archives suisses qui enrichit à nouveau la littérature de référence. Elles nous montrent que même si la Suisse des « sixties » ne se focalise pas autant que d’autres pays sur la lutte contre la délinquance, elle reste vigilante face aux écarts de certains types de jeunes qu’elle tente d’identifier tant bien que mal.

Relevons à présent deux événements impliquant la jeunesse suisse, ayant fortement marqué les esprits, généré des débats et montrant à nouveau cette tentative de catégorisation des jeunes à potentiel délinquant parmi les adolescents. Il s’agit de deux manifestations de jeunesse, l’une ayant eu lieu à Delémont et l’autre à Zürich en juin 1968. La première implique une association de jeunes revendiquant l’indépendance du canton du Jura, qui à la suite d’une préparation de deux ans, a occupé la Préfecture de manière pacifique, puis s’est retirée dans les temps impartis, sans laisser de trace de son passage. La seconde est le fait d’adolescents lassés d’attendre la construction d’un centre de jeunesse (depuis plus de 10 ans), qui sont allés manifester dans la rue et se sont heurtés aux policiers, occasionnant une cinquantaine de blessés. Les policiers ont utilisé des lances à incendies pour tenter de disperser les manifestants, qui ont ripostés en leur envoyant des projectiles, ce qui a eu pour conséquence une répression relativement brutale des policiers. Dans les médias, les réactions aux deux événements sont opposées106. Face à la manifestation de Delémont, on ne manque pas de féliciter ces jeunes dont l’action s’est effectuée « dans l’ordre et la discipline ». Au contraire, en ce qui concerne les événements zürichois, les journalistes rapportent ainsi l’opinion de la population : « […] ils ne trouvent pas de mot pour condamner les agissements de cette poignée de jeunes révoltés qui entend dicter leur volonté à la majorité et à ses autorités ».

Ainsi, ces deux manifestations sont l’occasion pour les adultes suisses de réaffirmer les limites sociales selon lesquelles ils sont prêts ou non à reconnaître et accepter la jeunesse.

Dans le cas où les méthodes s’inscrivent dans les mœurs admises (pacifisme, mesure, ponctualité, propreté, organisation…), on cautionne les actions de ces jeunes. D’autres qui agissent de manière subversive en regard des normes sociales (violence, impulsivité, opposition aux forces de l’ordre…) sont désavoués et catégorisés de jeunes dangereux. Cette

106 Document n°35, 1968, radio.

condamnation du comportement de ces jeunes est tellement empreinte de ressentiment et d’angoisse qu’on élude d’ailleurs les comportements répressifs des policiers107.

Puis, après avoir désapprouvé cette fraction de la jeunesse, on fait ressortir à quel point elle est dangereuse pour le reste de la population : « Ces manifestations sont le fait d’une minorité que condamne l’immense majorité de la population » 108. Relevons aussi que les conséquences de l’action de Zürich sont amplifiées par le journaliste correspondant à Zürich109, Jacques Musso, qui inclut dans le bilan des dégâts un enfant mort dans une ambulance bloquée dans la circulation à proximité de la manifestation.

La réaction alarmiste des journalistes à ce deuxième événement de 1968 manifeste une certaine peur pour mais aussi de la jeunesse, ce qui est un phénomène relativement nouveau en Suisse. En d’autres termes, on s’inquiète de ses mœurs mais aussi et surtout, fait nouveau, on redoute qu’elle ne remette en question la société en place. « Je crains que cette maison des jeunes exigée avec des arguments aussi violents ne soit plus qu’un prétexte pour en découdre de nouveau avec les forces de l’ordre pour essayer de prendre sur elle et sur l’establishment une revanche. » 110, confie le correspondant Jacques Musso. Face à cette crainte, le mécanisme de protection semble être le suivant : on isole une partie de la jeunesse, on la désigne comme menaçante, et on met en place des moyens de la contrôler. C’est d’ailleurs dans cette logique que le maire de Zürich (M. Widmer) déclare, suite aux événements, qu’il ne « […] se laissera pas impressionner » et qu’il a l’intention de renforcer les forces de police.

Ces événements, ainsi que les réactions virulentes qu’ils génèrent, n’interviennent pas en juin 1968 par hasard. Ils s’inscrivent dans la lignée de plusieurs révoltes de jeunes des pays occidentaux de la fin des années 1960, et en particulier du soulèvement de mai 1968 en France. Or, ainsi que d’autres manifestations auxquelles les jeunes prennent part dans la Suisse de la fin des années 1960, ces événements provoquent un vrai bouleversement de la population des adultes qui n’avait pas encore été réellement confrontée à des faits concrets d’opposition de sa jeunesse. Ce qui apparaissait comme des faits lointains intervenant dans d’autres pays, relayés par les médias et accueillis jusqu’ici comme une mise en garde pour la Suisse, devient une réalité nationale. Ainsi, face à cette forme d’attaque sociale, la Suisse qui

107 Document n°35, 1968, radio.

108 Document n°35, 1968, radio.

109 Nom non présent dans les archives de la RTS.

110 Document n°35, 1968, radio.

avait jusque là préféré une approche préventive des débordements des adolescents par un encadrement moral de l’ensemble de la jeunesse, semble s’atteler à identifier de manière plus effective les jeunes à potentiel délinquants pour les empêcher de nuire au reste de la population.