• Aucun résultat trouvé

Quid des blousons noirs et des bandes de jeunes en Suisse ?

CHAPITRE 2 : Vision de la délinquance juvénile

B) Quid des blousons noirs et des bandes de jeunes en Suisse ?

Jusqu’à présent, nous avons étudié les différentes perceptions suisses de la jeunesse, ainsi que certaines tentatives de classification de celle-ci suivant des caractéristiques qui identifient certains adolescents comme plus anormaux voire menaçants que d’autres pour le reste de la société. Au cours de cette étude, nous avons analysé les effets de la sous-culture des blousons noirs mais nous ne l’avons pas traitée en tant que phénomène social. Autrement dit nous n’avons pas encore parlé des blousons noirs comme une forme de regroupement par bandes de certains jeunes rebelles sans causes aux comportements dits « déviants » et délinquants. Pourtant, nous savons que ces bandes de blousons noirs jouent un rôle important dans la vision de la jeunesse et de la délinquance juvénile des populations occidentales des années 1950-1960 et il est donc primordial d’étudier leur impact sur les mentalités suisses de manière spécifique. Néanmoins, comme nous l’avons observé dans la littérature secondaire et ainsi qu’en témoigne l’absence de sources à ce sujet dans les archives, les bandes de blousons noirs délinquants n’ont vraisemblablement pas existé en Suisse. Il s’agira donc plutôt ici d’étudier l’effet indirect de la médiatisation du phénomène des blousons noirs d’autres pays sur la vision suisse de la jeunesse et en particulier ici, de la délinquance juvénile. Sans surprise, on constatera donc que quasiment toutes les émissions de la TSR et de la RSR réalisées autour des blousons noirs prospectent dans d’autres pays que la Suisse (en particulier les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France) ou interrogent des jeunes français.

Dans ces reportages sur les blousons noirs, l’approche des journalistes consiste fréquemment en des documentaires descriptifs où l’accent est souvent mis sur les attributs violents de ces jeunes. On énumère leurs armes : ceinturon à boucle métallique, chaîne à vélo, couteau111 et on explique les confrontations entre bandes, où les gagnants de la bagarre sont ceux qui infligent le plus de dégâts physiques à leur adversaire112. On décrit les délits typiques

111 Document n°18, 1972/1973 (traite de l’année 1957), radio.

112 Document n°11, 1965, télévision.

des blousons noirs, qu’il s’agisse des vols113 ou des « coups »114 qu’ils réalisent de manière à impressionner ou à se faire accepter d’autres membres de la bande.

En outre, des attributions négatives sont présentes dans les discours et on perçoit une certaine inquiétude à l’égard de ces bandes de jeunes. Certains extraits de discours de journalistes représentent bien l’aversion grandissante des blousons noirs : « Que les excès des blousons noirs provoquent l’indignation des esprits vertueux, ça ne fait aucun doute ! »115. La crainte de ces bandes de jeunes est également perceptible dans des formulations de ce type :

« Que fait-on pour prévenir ces débordements d’audace et ces étalages de violences ? »116. Le journaliste suisse Georges Kleinmann va même jusqu’à employer le terme de « cellule fasciste » lorsqu’il parle de certaines bandes de jeunes blousons noirs qui développent à outrance la notion de clan117. Pourtant, si l’on se réfère justement aux mouvements de jeunesse fascistes, ceux-ci sont instrumentalisés par les adultes et ils sont guidés par une idéologie bien précise, ce qui n’est généralement pas le cas des blousons noirs. On peut donc présumer qu’à travers cette comparaison relativement forte de signification pour la population occidentale des années d’après-guerre, le journaliste cherche ici à alerter la population d’un danger du même degré d’importance, selon lui, que l’embrigadement et la violence morale des jeunesses totalitaires.

A titre d’exemple, nous étudierons plus spécifiquement ici un reportage télévisé paru en 1961 à la télévision suisse qui a pour ambition de décrire de manière très précise le mouvement des blousons noirs, couvrant à la fois les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France.118 La partie américaine montre des extraits du film « The Wild One » (en français,

« l’Equipée sauvage ») où des groupes de jeunes, vêtus de blousons en cuir noir, se déplacent d’une ville à l’autre en moto, sèment le trouble, se battent, courtisent les filles, investissent les bars etc119.

113 Document n°33, 1966, radio.

114 Document n°26, 1959, radio.

115 Document n°26, 1959, radio.

116 Document n°26, 1959, radio.

117 Document n°1a, 1961, télévision.

118 Document n°1, 1961, télévision.

119 Document n°1a, 1961, télévision.

Johnny (interprété par Marlon Brando) et sa bande de « blousons noirs » sur leur moto (extrait américain du reportage sur les blousons noirs de 1961)120

Les journalistes tentent d’expliquer leurs centres d’intérêts et aspirations, parlant de leur hédonisme caractéristique, de leur trivialité et de leur mépris du monde des adultes. La tendance vestimentaire de ce mouvement (vestes, rouflaquettes...) calquée sur les idoles du cinéma américain (James Dean, Marlon Brando) est aussi souvent relevée ainsi que le style musical qui s’y rattache (Rock ‘N Roll). On montre également leur disposition à la violence en filmant un concert de jazz où des jeunes surexcités (qui ne ressemblent pourtant visiblement pas à des blousons noirs) saccagent la salle à la fin de la représentation121.

La partie britannique de ce reportage montre des « Teddy Boys » londoniens, reconnaissables à leur coiffure gominée et leurs pantalons étroits. Puis, le documentaire se focalise sur un fait divers grave ayant eu lieu en 1958 à Londres : les émeutes raciale de Notting Hill. Celles-ci impliquent des Teddy Boys ainsi que des ligues de jeunesse d’extrême droite « anti-noirs », déterminés à lutter contre l’immigration caribéenne en Grande-Bretagne.

Plusieurs jamaïcains sont tués durant ce conflit, des noirs et des blancs sont arrêtés et la peine de quelques jeunes blancs est prescrite à titre d’exemple, pour décourager la violence raciale.

Des jeunes anglais sont d’ailleurs interviewés par la télévision et manifestent avec ardeur leur aversion pour les noirs122. Quant aux différents interviewés du reportage (dont un écrivain

120 Document n°1a, 1961, télévision.

121 Document n°1a, 1961, télévision.

122 Document n°1a, 1961, télévision.

anglais), ils décrivent les Teddy Boys comme des jeunes dangereux, qu’il ne faut pas croiser la nuit123 et que la haine des noirs peut conduire à devenir des assassins124. Il va de soi que ce genre d’événement n’est pas anodin et va inévitablement attiser l’angoisse à l’égard des blousons noirs. En effet, bien que la plupart de leurs analogues d’autres pays ne soient pas politisés, ils possèdent un accoutrement similaire à celui des Teddy Boys, ce qui encourage une assimilation de ceux-ci à la figure du blouson noir. Il va sans dire que ce fait divers représente une manifestation extrême du phénomène des blousons noirs et s’inscrit dans un contexte social bien particulier (celui de la pauvreté et de l’immigration massive de la banlieue londonienne). Il est pourtant traité comme s’il était représentatif des bandes de jeunes blousons noirs, ce qui montre à nouveau une perception de ceux-ci comme des êtres au potentiel résolument cruel et dangereux. Une fois encore, on peut supposer qu’en affichant la propension à effrayer, à se bagarrer, à détruire, voire même à tuer des blousons noirs, les journalistes cherchent à marquer les esprits, montrant ce que pourraient devenir des bandes de jeunes, si on ne les arrêtait pas.125

Cette manière de montrer des images de plus en plus choquantes de blousons noirs et de décrire leurs mœurs et actions (qui vont jusqu’au crime) sans aucune autre explication constitue sans nul doute une mise en garde de la population par les médias. Dans ce cadre, la télévision joue un rôle nouveau et plus fort que la radio, car elle projette, sans intermédiaire, des images de jeunes blousons noirs délinquants auxquels une bonne partie de la population n’a pourtant jamais été confrontée (en Suisse en particulier). Or, cette confrontation par l’image, sans analyse de celle-ci, fait largement appel à l’inconscient et aux émotions, rendant le spectateur tout à coup proche d’une situation à laquelle il est pourtant généralement étranger. On peut dès lors supposer que dans la plupart des cas, cet effet de proximité subite avec une figure de la délinquance juvénile que constitue le « blouson noir » (gonflée par des commentaires et faits divers choquants) provoque un rejet de cette figure par le public. Notons également que ce phénomène présente des similitudes avec l’angoisse qui ébranlait la bourgeoisie du XIXème siècle lorsqu’une vague de jeunes a quitté les campagnes pour se rassembler dans les villes afin de travailler à l’usine. Cette couche sociale n’avait pourtant pas l’occasion de fréquenter les quartiers ouvriers, mais la médiatisation de ce changement social par la presse a nourri une hantise des bandes de jeunes délinquants dans ce genre de lieu. Ceci

123 Document n°1a, 1961, télévision.

124 Document n°1c, 1961, télévision.

125 Document n°1a-c, 1961, télévision.

a d’ailleurs participé au désir de d’isoler la jeunesse dans des structures telles que le couvent ou l’armée. Par ailleurs, la description précise des attributs des blousons noirs donne l’impression que les médias encouragent la population à identifier certains indices pour reconnaître un jeune potentiellement délinquant.

Une troisième partie de ce reportage de 1961 sur les « anges noirs » décrit un groupe de jeunes blousons noirs parisiens et aborde cette fois-ci différemment ce phénomène. Il montre des adolescents qui tentent de se réinsérer dans le monde du travail et dans la vie citoyenne, après plusieurs années passées à vivre en bande, obéissant à leur propre morale126. Le reportage décrit le dispositif de réinsertion mis en place pour ces jeunes. Mais il fait aussi et surtout ressortir la difficulté pour ceux-ci de réintégrer la société, les interviewant sur le métier qu’ils auraient souhaité exercer s’ils n’avaient pas renoncé à l’école pour se rassembler en bande127. L’émission semble ici tenter de montrer que dès l’instant où un adolescent devient blouson noir et entre dans le cercle vicieux de la délinquance, il diminue, voire anéantit ses opportunités d’avenir professionnel. Ceci constitue donc une autre forme de mise en garde, mais qui s’adresserait peut-être plus ici aux adolescents eux-mêmes, en vue de les décourager d’adopter les mœurs des blousons noirs. L’émission insiste peut-être également sur les conséquences personnelles néfastes de cette vogue juvénile pour convaincre les parents de préserver leurs enfants de celle-ci.

126 Document n°1b-c, 1961, télévision.

127 Document n°1d, 1961, télévision.

Jeune blouson noir parisien expliquant qu’il aurait aimé être ingénieur (extrait français du reportage sur les blousons noirs de 1961)128

La seconde approche journalistique souvent privilégiée est donc l’interview de blousons noirs, qui constitue une occasion de poser le maximum de questions aux jeunes interrogés pour en obtenir une identification la plus précise possible. Les jeunes sont ainsi questionnés sur leur vie quotidienne129, leur origine sociale, leur nombre, leur hiérarchie, ce dont ils parlent entre eux130, la signification et les influences de leur habillement et de leur surnom131. Ici encore, comme nous l’avons vu précédemment, la volonté de définir une figure type du jeune « blouson noir » semble motiver l’action des journalistes même si la parole est bien donnée aux jeunes, ce qui est une évolution sociale notable.

Nous relativiserons ici cet espace d’expression de la jeunesse que constituent les médias. En effet, lors d’interviews présentes dans les archives (et en particulier les interviews de blousons noirs effectuées à l’étranger), la parole des adolescents est souvent fortement orientée par les journalistes qui les saturent de questions, laissant peu de place à des explications ou interprétations personnelles. En outre, l’avènement de la télévision implique une diffusion d’images de blousons noirs qui influence l’opinion publique vers une dépréciation de ceux-ci.

En bref, quelque soit sa nationalité, le blouson noir n’a pas bonne publicité. Peu à peu, il devient une figure de délinquance juvénile : on assimile de plus en plus les délits commis

128 Document n°1b-c, 1961, télévision.

129 Document n°25, 1959, radio.

130 Document n°17, 1962, radio.

131 Document n°25, 1959, radio.

par des jeunes à des agissements de blousons noirs même s’ils n’en sont pas forcément les protagonistes. Ainsi, lorsque l’officier de police parisien, Jacques Ternet décrit un cas fictif typique de délinquance juvénile, il ne manque pas d’attribuer ce genre d’acte aux blousons noirs : « Le garçon, donc, se rend coupable de vol, de violence quelque fois. Il s’agit de ce que nous appelons les blousons noirs dont la réputation est bien établie. »132. Ce genre d’amalgame entre blouson noir et délinquance juvénile est donc courant dans la société occidentale des années 1950-1960.

Pourtant, malgré le déferlement d’images et de commentaires décrivant l’ampleur du problème des bandes de jeunes blousons noirs émis par les journalistes de la télévision et de la radio suisse, il est intéressant de constater que dans les archives, la plupart des intervenants de ces médias assimilent rarement les jeunes délinquants suisses à de potentiels blousons noirs.

Quant aux rares émissions qui traitent de la délinquance juvénile en Suisse durant ces années, elles ne parlent pas de blousons noirs mais de jeunes isolés, sans attributs culturels particuliers, ou du moins, dont le style n’est pas décrit spécifiquement.

Il s’agit par exemple du reportage « Continents sans visa » sur la délinquance juvénile de 1965 dans lequel un jeune homme suisse raconte son passé de délinquance, témoignage entrecoupé d’interviews de spécialistes suisses donnant leur avis sur la délinquance, ses causes et ses résolutions133. On ne voit jamais son visage et ses paroles ne sont que très peu commentées, montrant possiblement une volonté de ne pas interférer, de laisser à chacun la liberté de s’approprier le témoignage comme il le souhaite.

132 Document n°28, 1962, radio.

133 Document n°11, 1965, télévision.

Jeune homme suisse (ancien délinquant) interviewé de dos (reportage sur la délinquance juvénile suisse en 1965)134

Il en est de même pour l’émission « Perspectives humaines » sur « les enfants difficiles » dans laquelle l’intervention des journalistes est très rare, laissant la parole aux jeunes suisses, filmant leurs activités sans ajouter de commentaires135. Ce type d’émissions poursuit donc un but visiblement différent : celui de représenter la réalité de la délinquance et d’encourager une réflexion autour de solutions face à celle-ci ou de montrer la jeunesse, telle qu’elle est.

Adolescents suisses jouant au babyfoot dans une salle de jeux, filmés sans commentaires (reportage sur les enfants difficiles en Suisse dans les années 1960)136

134 Document n°11, 1965, télévision.

135 Document n°3a-b, 1968, télévision.

136 Document n°3a, 1968, télévision.

On constate donc qu’il existe, une fois encore, deux catégories d’intervenants dans les archives que l’on peut dissocier par leur rôle et par la démarche qu’ils poursuivent. Une première catégorie pourrait être constituée de certains journalistes qui semblent considérer (souvent implicitement) les blousons noirs délinquants d’autres pays comme une menace pour la jeunesse suisse. Ceux-ci véhiculent par des images, des mises en scènes et des commentaires, l’idée que ce phénomène occidental risque de « contaminer » la Suisse générant une vague de délinquance en bande de jeunes incontrôlable. Une seconde catégorie rassemblerait le reste des interlocuteurs de la télévision et de la radio suisse dont certains journalistes qui effectuent des reportages approfondis sur la délinquance juvénile tels que cités précédemment. Dans leurs discours, ces intervenants abordent, de manière explicite, la jeunesse suisse et/ou la délinquance juvénile comme des faits et établissent des réflexions concrètes autour de ces faits, sans pour autant aborder la question des blousons noirs.

Dans la réalité suisse des années 1950-1960, il est donc encore majoritairement question de jeunesse et de délinquance et non de bandes de blousons noirs, malgré la médiatisation alarmiste de la réalité de ce phénomène à l’étranger. Ceci montre à nouveau que la Suisse est encore dans une perspective de rétablissement du contact avec sa jeunesse, ne la réduisant pas au mouvement des blousons noirs et envisageant des pistes éducatives pour elle.

C’est en tout cas le message explicite que la plupart des intervenants suisses des archives font passer.

De manière plus implicite, en analysant les reportages suisses sur les blousons noirs étrangers, on perçoit des mises en gardes et des exhortations à la vigilance face à la vogue des blousons noirs, ce qui constitue peut-être aussi une des causes du protectionnisme culturel caractéristique de la Suisse, comme nous l’avons fait ressortir précédemment. On peut aussi supposer que ces reportages permettent l’identification par les adultes suisses des attributs types du blouson noir pour mieux anticiper son développement en Suisse. Il est donc indéniable que la Suisse est fortement influencée par ses voisins et qu’elle redoute la formation de bandes de jeunes influencée par cette nouvelle vogue jeune. Les autres pays occidentaux adoptent une démarche plus sécuritaire qu’elle face à la délinquance, encouragés par la figure du blouson noir rendu mythe de la jeunesse. Pourtant, la Suisse affiche sa volonté d’aborder les problèmes de la jeunesse par des actions préventives d’encadrement des loisirs et de gestion éducative de la délinquance et ne semble pas touchée outre mesure par les amalgames entre jeunesse, délinquance et blousons noirs.