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CHAPITRE 1 : Vision de la jeunesse

C) Constat d’un fossé entre générations

La jeunesse suscite des questionnements car son comportement, ses centres d’intérêts et sa culture ne ressemblent pas et tendent à s’opposer aux normes sociales des adultes. On parle de « problème des générations », de « crise de la jeunesse »42 et des comparaisons entre générations apparaissent régulièrement dans les discours. Les représentants de la population suisse présents dans les archives s’accordent généralement sur l’idée d’un éloignement moral croissant entre la jeunesse et la population adulte et sur le fait que ce phénomène est lié aux enjeux économiques et sociaux de la nouvelle société des années 1950-1960, qui touchent surtout les jeunes. Suivant les interlocuteurs, on parle de cette distance entre les mœurs des adultes et des jeunes, avec plus ou moins d’émotions.

Certains relèvent de manière assez neutre le fait que les adolescents sont plus impliqués dans les dynamiques internationales qu’auparavant grâce à la télévision et à la radio43, ou que les jeunes ont acquis un vrai statut économique dans la société44, contrairement à leurs parents pour qui l’argent de poche était plus rare (en particulier en temps de guerre).

Des publicitaires suisses se rassemblent d’ailleurs en 1966 pour s’entretenir sur ces fameux sujets de sociétés que sont « la jeunesse et l’argent »45. Un professeur d’université italien46 interviewé envisage quant à lui cette mutation de la jeunesse comme une conséquence de la croissance économique des trente glorieuses et du bouleversement des normes sociales qui l’accompagne47.

42 Document n°29, 1962, radio.

43 Document n°34, 1967, radio.

44 Document n°36, 1968, radio.

45 Document n°14, 1966, télévision.

46 Nom non présent dans les archives de la RTS.

47 Document n°31, 1966, radio.

Une jeune fille regardant une vitrine sur la chanson de Jacques Dutronc :

« Les gens sont fous, les temps sont flous » (émission d’actualité romande de 1966)48

D’autres déplorent l’ennui qui semble traverser la jeunesse. « Pourquoi ce terrible besoin de s’amuser toujours et tout le temps ? » demande le journaliste Claude Mossé à une jeune fille49, tandis qu’une émission décrit, quelques années plus tard, la vie de jeunes issus de petites villes suisses qui ne s’intéressent ni à la politique, ni aux loisirs proposés par les adultes, et voudraient aller à la ville pour s’amuser entre eux et avoir accès à des passe-temps en vogue (dancings, musique, cinéma…)50.

Maurice Herzog, célébrité française des années 1950-1960 dans le domaine de l’alpinisme (ascension de l’Annapurna) et de l’éducation (fondation des Maisons de la Jeunesse et de la Culture : MJC) intervient dans une émission suisse consacrée à la jeunesse rebelle en 1959, en tant que Haut commissaire français à la jeunesse et au sport. Il qualifie alors la jeunesse de ces années-là comme « rude »51 et contenant des « durs » pour qui seule une activité physique intensive peut vraiment aider à remettre dans le droit chemin.

D’autres intervenants encore regrettent avec nostalgie que les bars et cafés aient remplacé les terrains de jeux où l’on s’amusait avec presque rien52. On décrit couramment

48 Document n°14, 1966, télévision.

49 Document n°30, 1966, radio.

50 Document n°4, 1968, télévision.

51 Document n°26, 1959, radio.

52 Document n°36, 1968, radio.

avec une certaine mélancolie les affres des « étranges cadets que la vie désordonnée du siècle jette dans les aventures les plus imprévues »53.

En Suisse, comme dans le reste de l’Occident des années 1950-1960, un fossé semble se creuser progressivement entre les jeunes et leurs comportements spécifiques (issus de la sous-culture des blousons noirs et du rock and roll) et les adultes, qui peinent à comprendre ces comportements, ayant, pour leur part, intériorisé des normes sociales différentes. En témoigne la déclaration de Gustave Thibon, philosophe français, intervenant lors des rencontres internationales de Genève de 1962 consacrées au lien entre générations et à la crise de la jeunesse. Celle-ci montre que selon Thibon, la jeunesse serait empreinte d’individualisme et éprise d’une « soif de jouissance immédiate »54. Ces deux attributs s’opposent précisément aux valeurs traditionnelles majoritaires connues en Suisse jusqu’à 1945 telles que l’attachement à la famille, le dévouement dans le travail, le mariage (Gilg &

Hablützel, 2004).

Remarquons ici qu’il n’est pas anodin que les rencontres internationales de Genève de 1962 aient pour sujet : la jeunesse. En effet, d’une part, ces rencontres durant lesquelles nombre d’intervenants redoute une perte du lien entre les générations tout en inculpant une

« crise de la jeunesse » sont représentatives des affections de ces années 1950-1960 en Occident (la Suisse y compris). D’autre part, en traitant de l’adolescence en rupture, elles s’insèrent dans une tradition de collaboration internationale autour de la protection de la jeunesse, amorcée dans les années 1920-1930 et développée tout au long du siècle.

Ce fossé intergénérationnel est donc reconnu par tous mais interprété différemment suivant les interlocuteurs. Mihai Ralea (ou Michel Raléa), politicien et chercheur roumain dans le domaine de la sociologie et dans la psychologie sociale, intervient lui aussi à ce sujet dans les rencontres de Genève55. Il évoque, d’une part, l’idée d’un « divorce » entre les jeunes et leurs parents qui existe de tout temps. Il justifie cette incompréhension par le fait qu’ils connaissent deux périodes distinctes de la vie, l’une faite de « dynamisme » et d’

« enthousiasme », l’autre se caractérisant plutôt par la sagesse. D’autre part, il explique que la

« révolution de la jeunesse » serait, quant à elle, spécifique à cette fin de siècle car la famille a changé de statut et n’a plus le même rôle dans la société. Chaque membre de la famille, et en

53 Document n°26, 1959, radio.

54 Document n°29, 1962, radio.

55 Document n°29, 1962, radio.

particulier le jeune, acquière une place au sein de l’économie et ne dépend plus autant de

« l’esprit patriarcal ».

Roland Berger, juge pour enfants à Genève, évoque quant à lui dans le cadre d’une émission sur la délinquance juvénile en 1965, l’idée que les « phénomènes pubertaires » se manifestent avec plus d’intensité que les générations précédentes56. Autrement dit, la déviance perçue chez les jeunes des années 1950-1960 serait une forme de décadence spécifique à cette époque et liée à la hausse des divorces et à une « crise de l’autorité ». On parle aussi de la jeunesse de ces années là comme située à une forme de croisement « entre conservatisme et modernisme »57.

Mais à partir de la fin des années 1960, la jeunesse va plus loin dans ses revendications et affirme ses appartenances politiques qui prônent le changement social, ce qui constitue un nouveau tournant dans ces relations intergénérationnelles. Il ne s’agit donc plus que d’une incompréhension culturelle et morale mais également politique. Le mouvement Provo aux Pays Bas (constitué essentiellement de jeunes de 20 ans en moyenne militant pour une société plus créative et moins axée sur le travail) interpelle fortement les journalistes helvétiques en 1966 : on se demande si ce genre de mouvement serait possible en Suisse58. L’année 1966 apparaît d’ailleurs comme année charnière des réflexions autour de l’évolution de la jeunesse dans les archives de la RTS : comme vu précédemment, les émissions sur ce sujet se multiplient durant cette année-là. On se questionne : la révolte des adolescents est-elle un phénomène de ce temps59 ? Il semblerait que oui, puisque la suite de l’histoire amènera d’autres formes de révoltes de la jeunesse, qu’il s’agisse des protestations étudiantes de mai 1968 en France, des grands rassemblements de jeunes aux Etats-Unis ou même des quelques manifestations adolescentes, bien que discrètes, ayant eu lieu dans certaines grandes villes suisses.

En Suisse, l’idée d’un fossé entre générations causé par une crise des valeurs de la jeunesse est acceptée par quasiment tous les interlocuteurs des archives des années 1950-1960. On relie cette perte de repères moraux de la jeunesse à différents changements économiques (société de consommation), sociaux (divorce, crise de l’autorité parentale) et

56 Document n°11, 1965, télévision.

57 Document n°31, 1966, radio.

58 Document n°32, 1966, radio.

59 Document n°11, 1965, télévision.

biologiques (puberté). A partir des années 1960, plusieurs émissions suisses parlent de ce que l’on estime souvent comme un contrecoup de cette distance générationnelle : la révolte de la jeunesse dans d’autres pays. Or, en ce qui concerne la Suisse, ces révoltes que l’on craignait depuis longtemps verront le jour entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 sous différentes formes de mouvements de contestations de population en Suisse, mais dans lesquels les jeunes ne seront pas les seuls acteurs.

La Suisse ressort donc plus par ses inquiétudes quant au décalage des mœurs entre générations (qui pourrait mettre en péril la cohésion nationale) que par d’autres préoccupations caractéristiques des autres pays occidentaux telles que les effets de la culture des blousons noirs sur la délinquance des jeunes ou sur le rassemblement en bandes de jeunes rebelles. Néanmoins, les archives nous montrent que la Suisse s’inscrit dans la tendance occidentale qui met en lien les changements économiques et sociaux impliqués par la société de consommation avec la crise de la tranche d’âge adolescente.