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Recherche de causes individuelles de délinquance

CHAPITRE 3 : Différentes perspectives d’explication du problème

A) Recherche de causes individuelles de délinquance

Parmi les interlocuteurs qui cherchent les causes de la délinquance juvénile à l’échelle individuelle, rares sont ceux qui pensent que l’on nait délinquant ou que l’on développe ce potentiel durant l’enfance, à quelques exceptions près.

Dans l’interview déjà citée de l’écrivain français Gilbert Cesbron en 1954, le journaliste suisse Dominique Fabre interroge l’auteur sur un éventuel « poison de base » qui affecterait les enfants au début de leur vie146. A cette question, Cesbron répond que certains

« pauvres gosses » sont « nés avec le mal » mais qu’il s’agit tout de même d’une minorité. Il parle aussi de « tares nerveuses » chez certains enfants provoquées par l’alcoolisme de leurs parents et qui peuvent avoir pour conséquence l’inadaptation de l’enfant. Cette conception de la délinquance comme héréditaire ou innée est très rare à partir des années 1950, décennie qui voit se multiplier les travaux scientifiques sur l’adolescence qui prouvent que ses maux ne sont pas héréditaires (Huerre, 2001). Il n’est donc pas surprenant que dans le corpus d’archives, un seul document, datant de 1954, parle de « tare » ou de « mal » inné.

L’idée que le potentiel de délinquance se détermine en grande partie durant la prime enfance est plus répandue durant les années 1950-1960. Jenny Roudinesco (Jenny Aubry à partir de 1953), médecin et psychiatre français, préoccupée tout au long de sa vie par la santé mentale des enfants et leurs besoins affectifs, explique cette conception lors d’une interview à la radio suisse en 1952147. Elle insiste alors sur l’importance de la création d’un lien affectif

146 Document n°22, 1954, radio.

147 Document n°21, 1952, radio.

fort dès la prime enfance entre l’enfant et la mère et va jusqu’à expliquer la « maladie mentale » et la délinquance (en particulier la délinquance récidiviste) des jeunes par cette carence de liens avec la mère durant l’enfance précoce. Dans une autre émission de radio datant de 1959, la journaliste et écrivaine suisse Yvette Z’Graggen explique qu’il faut

« dépister l’inadaptation » le plus vite possible148. Cette idée de « dépistage » laisse envisager qu’un potentiel de délinquance se construit durant l’enfance, comme une maladie, qu’il faudra ensuite identifier et soigner. Le juge genevois Roland Berger parle également des premiers mois de l’enfance comme d’une phase « décisive pour le développement de l’enfant », et donc en partie déterminante ou non d’inadaptation chez l’adolescent149. Il représente bien ici la figure du juge des années 1950-1960 en Suisse, qui tient compte des différentes théories psychologiques et éducatives héritées des recherches sur l’adolescence des années 1920-1930, dans son appréhension de la délinquance juvénile.

Quelques intervenants intègrent, quant à eux, les phénomènes psychologiques inhérents à l’adolescence et à la puberté dans leur approche de la délinquance. L’officier de police français spécialisé dans la jeunesse, Jacques Ternet (déjà mentionné précédemment), parle de ce moment de rupture que constitue l’adolescence comme une « révolution physique et psychique » que l’on oublie trop souvent150. Il regrette que les parents méconnaissent les phénomènes pubertaires que traversent leurs enfants et qu’ils aient donc du mal à anticiper le moment où ils découvrent un « petit canard [...] dans leur nichée de poussins ». En tant que tuteur général mais aussi en tant que président d’une association pour jeunes en difficulté (Astural), Zumbach montre, lui aussi, qu’il prend très au sérieux « ces crises sentimentales sans lendemain » propres à l’adolescence, qui affectent la jeunesse et risquent de la conduire à des actes inadaptés151. Michel Raléa devance quant à lui cette idée de puberté biologique et investit le terrain psychanalytique pour montrer l’importance de la phase de « découverte du Moi » durant l’adolescence. Il n’effectue en revanche pas de lien direct avec les phénomènes de délinquance.

Ces quelques relevés de discours montrent donc que le courant de psychologisation et de médicalisation de l’adolescence touche aussi la Suisse des années 1950-1960, envisageant la délinquance des adolescents comme un problème lié à la puberté ou au vécu affectif de

148 Document n°24, 1959, radio.

149 Document n°11, 1965, télévision.

150 Document n°28, 1962, radio.

151 Document n°23, 1959, radio.

l’enfance. Pourtant, nous allons voir que ce ne sont pas ces facteurs qui sont prioritairement examinés lorsqu’on recherche des causes individuelles de délinquance dans la Suisse des années 1950-1960, mais plutôt de cadre familial de chaque adolescent.

Parmi ces intervenants, beaucoup pensent que l’on devient délinquant lorsque l’on est

« solitaire »152 et que l’on manque d’affection et de compréhension au sein de son foyer. Les jeunes délinquants seraient donc « frustrés » de ne pas se sentir écoutés et compris par leur famille durant les méandres de l’adolescence, comme l’expose Madame Koechlin153, fondatrice suisse de foyers pour jeunes sortis de prison, lors de sa participation à l’émission

« Tous responsables ! » 154. Jenny Roudinesco souligne, elle aussi, l’importance des « soins parentaux » qui préservent le jeune de l’instabilité mentale par l’attention et la « chaleur » du foyer. On insiste également sur l’importance pour les adolescents d’avoir un père et une mère bien à eux155.

En outre, on parle fréquemment de la situation familiale de plus en plus répandue (depuis la fin de la guerre) dans laquelle le père et la mère travaillent tous les deux comme d’un déclencheur de l’« éclatement de la famille » et donc du mal-être de la jeunesse156. Cette nouvelle configuration où la mère n’est plus toujours présente dans le foyer, va à l’encontre de mœurs traditionnelles très ancrées. On dénonce donc souvent l’absence de la mère comme étant la cause du « relâchement des liens familiaux » et l’origine des maux des enfants157. Nous citons ici Louis Philippart, professeur d’université belge, présent lui aussi aux rencontres de Genève de 1962. Il défend la configuration traditionnelle de la famille qui doit avoir une place prépondérante par rapport aux autres institutions d’éducation car elle représente une « expérience de vie irremplaçable faite de tendresse, de compréhension, de générosité, de volonté et de travail en équipe ». Il propose donc de lutter contre la « crise de la famille » en endiguant le travail des femmes, en rémunérant mieux les hommes et en

« éduquant » les parents dans leur fonction éducative. Remarquons ici que Philippart, comme d’autres intervenants, n’effectue pas un lien explicite entre cette « crise de la famille » et la délinquance. Cependant, on peut émettre l’hypothèse qu’en énonçant l’idée que les liens familiaux déterminent largement le bien-être des enfants et des adolescents, il laisse entendre

152 Document n°11, 1965, télévision.

153 Prénom non présent dans les archives de la RTS.

154 Document n°23, 1959, , radio.

155 Document n°24, 1959, radio.

156 Document n°29, 1962, radio.

157 Document n°29, 1962, radio.

qu’en l’absence de ceux-ci, le jeune est en danger moral, ce qui peut le conduire vers la délinquance.

D’autres évoquent l’instabilité familiale comme creuset de la délinquance. C’est le cas du policier français qui énonce en 1962 :

Les jeunes, garçons ou filles, qui deviennent des délinquants sont issus, la plupart du temps, de familles désunies, dissociées, misérables, de familles d’alcoolique, de familles qui ont été profondément ébranlées dans leur fondement par le divorce qui est la calamité la plus grande si l’on s’en réfère au tableau de chasse de la délinquance juvénile.158

Les familles s’écartant du schéma habituel telles que les familles divorcées, pauvres ou dont les parents sont alcooliques seraient inaptes à éduquer leurs enfants dans les règles morales de la société. Le juge pour enfants Roland Berger expose, par exemple, la croissance des divorces comme participant à une hausse de la délinquance159.

On reproche également très fréquemment aux « éducateurs naturels » de ne pas être assez fermes avec leur enfant qui ne développe pas une « armature suffisante » en termes de morale et risque de plonger dans la délinquance160. Le père voudrait trop être « l’ami », « le copain » et perdrait ainsi sa figure d’autorité auprès du fils, ce qui l’encouragerait à dépasser les limites, comme l’exprime Légeret161.

L’interprétation des causes de la délinquance à travers des facteurs familiaux ressemble donc plus à une récusation des nouvelles mœurs familiales de la société des années d’après-guerre qu’à une analyse empirique de ce que vivent certains jeunes adolescents dans leur foyer. Ce désaveu des nouveaux modes de vie occidentaux que l’on relie à la

« déviance », voire à la délinquance des jeunes ramène donc, une fois encore, à la crise des valeurs caractéristique de cette période des années 1950-1960. En effet, et toujours dans la lignée du schéma type des mécanisme sociaux établi précédemment, le fait que les mœurs traditionnelles soient remis en question provoquerait une angoisse chez la population adulte

158 Document n°28, 1962, radio.

159 Document n°11, 1965, télévision.

160 Document n°28, 1962, radio.

161 Document n°36, 1968, radio.

qui l’amènerait à percevoir la délinquance des jeunes comme conséquence de pratiques familiales amorales et comme une forme d’opposition à la société en place.

Certains adultes se distancient cependant de cette « éducation de notoriété publique »162 souvent prônée par les psychologues, médecins et éducateurs des années 1950-1960. L’interview du frère Axel Lochen, issu de la communauté œcuménique française de Taizé, chef du Service Justice et Aumônerie des Prisons de la Fédération protestante de France, en constitue un exemple163. Selon lui, une trop grande intervention des parents durant l’adolescence peut être préjudiciable à l’enfant : tout se passe très rapidement durant cette période de la vie et les parents ne peuvent saisir tous les bouleversements vécus par leur fils ou leur fille. Dès lors, en voulant trop encadrer moralement l’enfant, on risque de ne pas le faire au moment opportun et il pourrait ne pas se sentir compris. Le frère Axel de Taizé propose donc un accompagnement de l’évolution de l’enfant avec seulement quelques interventions ponctuelles à des moments précis et nécessaires. En tant que travailleur social auprès de jeunes délinquants, il raconte également le vécu de quelques adolescents en rupture qu’il a accompagné, décrit leur expérience de la vie en société et de leur rapport à la justice dans l’ouvrage « Maison d’arrêt », paru en France en 1968.

Axel Lochen décrivant comment est vécue l’arrestation par les jeunes délinquants (reportage sur la délinquance juvénile suisse en 1965)164

162 Document n°28, 1962, radio.

163 Document n°11, 1965, télévision.

164 Document n°11, 1965, télévision.

Yves de Saussure, psychologue et spécialiste de la délinquance, dénonce lui aussi la tendance interventionniste des institutions d’éducation qui dépossèdent les parents de leurs

« droits sur leurs enfants »165. D’après lui, l’écueil typique des psychologues en matière d’éducation est souvent de vouloir « produire des parents techniquement parfaits », ce qui n’est pas possible ni souhaitable. Il est donc plus judicieux d’essayer de les aider plutôt que de les décourager dans leur rôle de parents.

Ainsi, parmi les positionnements qui considèrent que la délinquance juvénile dépend de facteurs propres à chaque individu, on constate qu’aucun émetteur suisse n’envisage la délinquance comme une tare (puisque le seul intervenant des archives exprimant cette idée est français). Une partie d’entre eux considère qu’elle est déterminée durant la prime enfance ou conséquence des affres de la puberté et une majorité la voient comme découlant de déséquilibres ou de configurations familiales inadaptées. Précisons également que quelques interlocuteurs remettent en question certaines interventions éducatives et psychologiques typiques de cette période qui, selon eux, peuvent parfois avoir un effet plus préjudiciable à l’adolescent et à ses parents que l’absence d’intervention, même si ce genre de discours reste tout de même rare.

Aborder la délinquance comme découlant du passage à la puberté et des tourments psychologiques liés à l’enfance ne constitue donc pas la panacée en Suisse contrairement au reste de l’Occident, à l’orée de cette deuxième partie de siècle. Elle s’inscrit cependant dans la tendance occidentale de cette époque qui fait intervenir des causes propres au vécu familial de l’adolescent pour expliquer ses écarts. Nous remarquerons ici que la plupart des discours qui font intervenir le facteur familial dans l’appréhension de la délinquance, la rattachent au phénomène de société qu’est la « crise de la famille ». Ceci qui démontre à nouveau la force du lien qui existe entre la crise des valeurs et la perception de la jeunesse, en particulier la jeunesse irrégulière.

Notons enfin que la plupart des discours d’intervenants des médias suisses qui parlent des déséquilibres de l’adolescence ne les mettent pas toujours en lien avec la délinquance mais plutôt avec des comportements inadaptés (plutôt en termes de valeurs). On peut émettre l’hypothèse que ceci montre à nouveau que dans la Suisse des années 1950-1960, la délinquance et la « déviance » morale des jeunes sont au même niveau de préoccupation,

165 Document n°27, 1959, radio.

contrairement aux autres pays occidentaux plus focalisés sur la délinquance. Ceci montre aussi probablement que l’explication de la délinquance juvénile (au sens strict) par des caractéristiques individuelles (enfance, éducation, éducation et cadre familial) n’est pas la plus fréquente. Nous en saurons plus en étudiant les discours issus des archives qui font intervenir les facteurs sociaux plus larges dans l’explication de la délinquance des jeunes.