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En plus de favoriser une approche ontologique et expérientielle, cette recherche doctorale s’inspire de la démarche collaborative largement développée en anthropologie. L’approche collaborative, qui partage certaines de ses caractéristiques principales avec l’approche participative, la recherche-action, l’anthropologie engagée et la community-based research, est fondée sur le désir du ou des chercheurs de développer leur recherche selon les intérêts et les savoir- faire des populations locales (Lassiter 2005, Sillitoe 2012). Cette approche implique explicitement un processus de co-construction et de co-production des savoirs. Cette approche favorise ce que Roy Wagner (1981) et Stuart Kirsch (2006) nomment l’anthropologie inversée (reverse anthropology) qui replace l’analyse selon le point de vue des interlocuteurs et des partenaires autochtones.

En ce sens, dans une approche collaborative, les chercheurs doivent faire preuve d’une certaine flexibilité intellectuelle ou d’un assouplissement de la pensée afin d’être attentifs aux orientations culturelles, aux univers normatifs et aux conceptualisations partagées par les partenaires à la recherche (Tedlock 1979, Wagner 1981, Fabian 2001, Viveiros de Castro 2004, Kirsh 2006, Fassin et Belsa 2008, Goulet 2011b, Sillitoe 2012, Holbraad et al. 2014, Salmond 2014). Enfin, à

l’instar de plusieurs de mes interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok m’ayant partagé leurs réflexions sur la recherche universitaire menée auprès d’eux, je pense que la réussite d’un projet collaboratif tient également et surtout au fait que tous les partenaires trouvent leur compte dans la recherche ; que les processus de la recherche comme ses retombées soient significatifs pour eux. Cela implique une certaine complicité entre le chercheur et ses interlocuteurs qui acceptent de s’ouvrir et de partager leurs visions et leurs attentes.

L’avènement de l’approche collaborative en anthropologie survient dans le tournant des années 1960 et 1970 à la suite de prises de conscience et de critiques faites par des membres de sociétés autochtones las d’être faussement représentés dans les travaux de chercheurs allochtones (Charest 2005 :116-118). Au Québec, cette approche a fait ses preuves dans la réalisation de recherches effectuées en partenariat avec des populations autochtones, comme les Innus et les Atikamekw Nehirowisiwok. Par exemple, dans le cadre du projet de recherche sur l’occupation et l’utilisation du territoire atikamekw-montagnais (projet CAMROUT) au début des années 1980, une équipe d’anthropologues était accompagnée de 54 « chercheurs locaux » agissant à titre de médiateurs culturels autochtones entre leur propre groupe et les anthropologues (Charest 2005 :121- 124). En plus de faciliter la collecte d’informations et le dialogue avec les membres des communautés innues et atikamekw nehirowisiwok, l’approche collaborative mise de l’avant dans le cadre de ce projet a permis un réel partage des connaissances et des compétences. Elle a permis à des membres de communautés autochtones de suivre une formation et de développer des compétences en recherche, comme elle a permis aux autorités politiques du Conseil attikamek-montagnais (CAM) de documenter l’occupation et l’utilisation du

territoire des communautés innues et atikamekw nehirowisiwok dans le cadre de leurs revendications territoriales globales (Charest 2003, 2005)23.

Ma recherche doctorale fait partie du projet de recherche collaboratif Territorialités autochtones postcoloniales, transmission et autonomie. La Nation atikamekw et l’univers forestier (CRSH 2012-2015) dirigé par Sylvie Poirier (Université Laval) en collaboration avec le Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw (CNA). Ce projet a comme objectif principal de décrire et de comprendre le dynamisme de la tradition nehirowisiw et les modalités de cohabitation et de négociation entre les Atikamekw Nehirowisiwok et les Allochtones en lien avec les questions territoriales. Il fait suite au projet collaboratif Atikamekw Kinokewin – La mémoire vivante atikamekw. Mise en valeur et transmission des savoirs atikamekw liés au territoire (CRSH 2006-2010, programme Réalités autochtones) co-dirigé par Sylvie Poirier et des membres du CNA, projet dans lequel s’est inscrit mon projet de recherche à la maîtrise (2008-2010). Le projet Atikamekw Kinokewin avait comme objectif principal de documenter, de réactiver et de consolider les savoirs nehirowisiwok liés au territoire et d‘en favoriser la mise en valeur et la transmission. À cet égard, il a permis de mettre en place des mécanismes de valorisation et de transmission des savoirs locaux adaptés au contexte actuel (outils pédagogiques audiovisuels et interactifs, campement intergénérationnel au sein d’un territoire de chasse [camps Kinokewin]) et sensibles aux attentes et aux aspirations des jeunes générations autochtones (Poirier 2014, Poirier et al. 2014).

23 Comme le mentionne Paul Charest (2005), aucune publication de type académique découlant du

projet CAMROUT n’a été rendue publique jusqu’à maintenant. La raison est que ces travaux demeurent la propriété du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw (CNA) et sont utilisés et appropriés comme outil politique et juridique dans le cadre des revendications territoriales globales en cours. Les documents sont conservés au Centre d’archives du CNA et une autorisation du CNA doit être émise pour pouvoir les consulter.

Les objectifs de ces projets de recherche ont été élaborés conjointement par des membres du CNA et la chercheuse principale (Sylvie Poirier). Le partenariat établi dans le cadre de ces projets propose une participation active des Atikamekw Nehirowisiwok tout au long du processus de la recherche. Dans le cadre de ces projets, plusieurs étudiants atikamekw nehirowisiwok ont été embauchés afin de réaliser un travail de recherche s’inscrivant dans les orientations et les objectifs du projet, mais aussi selon les intérêts particuliers des étudiants. À certaines occasions, ces étudiants ont joué le rôle de médiateurs culturels entre les chercheurs allochtones et les interlocuteurs autochtones.

Comme nous l’avons vu dans cette section, ce processus de collaboration est issu d’une relation construite depuis la fin des années 1970 entre des anthropologues et des membres de la Nation atikamekw nehirowisiw ; relation qui a permis de consolider des liens de confiance entre les chercheurs allochtones et médiateurs culturels autochtones. L’anthropologue Paul Charest, qui possède une large expérience dans la recherche collaborative auprès des Atikamekw Nehirowisiwok et des Innus, qualifie sa démarche de recherche auprès de ces groupes non seulement comme de l’anthropologie appliquée, mais aussi de « l’anthropologie impliquée » : « une anthropologie engagée vis-à-vis des groupes minoritaires et non pas neutre, position qui sert surtout les intérêts des groupes dominants » (Charest 1982 :11 ; 2005 :121). Les liens de confiance entretenus et les efforts menés par plusieurs anthropologues et des membres du CNA depuis les années 1970, que ce soit pour favoriser le développement des compétences locales, développer les outils adéquats pour mener à terme les négociations territoriales globales et acquérir les moyens pour cheminer vers une réelle autodétermination, ont contribué et contribuent encore à ce que l’anthropologie appliquée devienne également une anthropologie impliquée (Charest 2005, voir également Asch 2001;

2015, Waldram 2010 et Noble 2015). Dans le cadre de mon processus de recherche doctorale, je m’attarde à conserver ces liens de confiance entre anthropologues de l’Université Laval et membres de la Nation atikamekw nehirowisiw, relations qui ont mis des années à se construire et qui demeurent encore fragiles. L’approbation écrite du CNA, des conseils de bandes de Manawan et d’Opitciwan et des Comités d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CÉRUL) a été obtenue préalablement au terrain ethnographique. Cette démarche s’accorde avec les principes énoncés dans le Protocole de recherche élaboré par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL 2014) et dans l’Énoncé de politique des trois conseils (CRSH, en ligne) qui visent à assurer l’acceptabilité sociale et scientifique de la recherche et la collaboration essentielle au transfert des connaissances entre les communautés des Premières Nations et les chercheurs.