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À l’instar de tous domaines disciplinaires, l’anthropologie juridique s’est établie à partir de diverses approches, parfois complémentaires ou opposées. Comme le fait remarquer Joan Vincent (1990), la compréhension ou l’étude du droit (et du politique) doit tenir compte du contexte historique et culturel dans lequel il émerge. Les approches théoriques développées en anthropologie juridique sont sensiblement les mêmes que celles qui sont employées en anthropologie de manière générale. Que ce soit l’approche évolutionniste au XIXe siècle, l’approche

culturaliste au début du XXe siècle, les approches fonctionnalistes, (post)structuralistes ou postmodernistes des dernières décennies, les approches développées par l’anthropologie juridique s’inscrivent dans le même parcours théorique que l’anthropologie en général.

Le développement théorique et idéologique du droit occidental contemporain, que ce soit le droit civil ou la common law, est lui également redevable à des transformations historiques. Par exemple, on peut reconnaître aujourd’hui l’influence de diverses théories du droit comme celles du droit naturel (lex naturalis), du droit positiviste et du droit réaliste dans la construction des ordres juridiques étatiques contemporains (Rouland 1988, Donovan 2008, Grammond 2013). Historiquement, le droit et l’anthropologie demeurent deux disciplines dont les réflexions et les approches théoriques semblent assez distinctes, mais avec des recoupements possibles. D’ailleurs, plusieurs anthropologues ayant marqué l’anthropologie juridique sont à la fois juristes et anthropologues (Maine, Morgan, Llewelly et Hoebel, Le Roy, Rouland, Roberts et Moore, parmi d’autres).

L’anthropologue et juriste anglais Henry Maine (1822-1888) suggérait dans son ouvrage Ancient Law ([1861]1894) le passage évolutif des ordres politico- juridiques. Selon lui, les sociétés « archaïques » demeurent dans un stade évolutif inférieur et sont coordonnées plus par les « instincts » et « sentiments » de leurs membres que par des lois (1894 : 365, je souligne). Pour Maine, chaque société se retrouve dans un moment particulier de leur processus évolutif rectiligne menant à la Civilisation telle que conçue par les Occidentaux. Selon la perspective évolutionniste de Maine, le modèle d’organisation juridique d’une société est intrinsèquement lié à son modèle d’organisation politique et religieuse. Cet auteur propose trois étapes de développement du droit : le droit théiste issu des déités, le

droit coutumier et le droit codifié (1894). Le droit codifié serait ainsi l’apanage du modèle d’organisation étatique. La distinction entre ces trois stades de développement du droit préconise l’idée d’échelle de complexité du droit et d’une mise en inégalité des ordres normatifs autochtones et étatiques. Cette position de Maine rejoint celle de son contemporain Lewis Henry Morgan (1818-1881) qui dans son ouvrage Ancient Society ([1877]1964) distingue également trois stades évolutifs dans le développement des organisations sociales humaines : la sauvagerie, le barbarisme et la civilisation. À partir de ses études menées chez les Iroquois, Morgan ([1877]1964, [1851]1999) a largement décrit le mode d’organisation sociale et politique iroquois basé sur un système de parenté complexe. Les contributions ethnographiques et théoriques de cet anthropologue et juriste vont inspirer les travaux ultérieurs en anthropologie politique et juridique.

Vers la fin du XIXe siècle avec les travaux de Franz Boas, mais principalement au courant du XXe siècle, un nombre important de travaux ethnographiques réalisés au sein de diverses sociétés rejetteront les modèles évolutionnistes de Maine et de Morgan et les travaux ultérieurs menés en anthropologie juridique ont entrepris ce changement de paradigme. Entre les années 1920 et 1960, plusieurs anthropologues, dont Malinowski (1884-1942) et Gluckman (1911-1975), ont travaillé essentiellement dans des situations coloniales et tentaient de comprendre et de valoriser les ordres normatifs autochtones (Moore 2005 : 67). Par exemple, dans ses études menées auprès des Trobriandais, Malinowski démontre comment les rapports d’échanges réciproques, comme les échanges cérémoniels de la kula, s’inscrivent dans le domaine du règlement juridique (legal rules) et concourent à assurer les forces cohésives :

[T]here must be in all societies a class of rules too practical to be backed up by religious sanctions, too burdensome to be left to mere goodwill, too personally vital to individuals to be enforced by any abstract agency. This is the domain of legal rules (Malinowski 1926 : 67).

À partir d’une expérience de terrain soutenue auprès des Trobriandais (Papouasie- Nouvelle-Guinée), plusieurs s’entendent pour dire que Malinowski a largement contribué au développement de l’approche fonctionnaliste en anthropologie juridique (Moore 2005, Donovan 2008). Les travaux de Malinowski, comme ceux de Gluckman, décrivant les complexités et logiques normatives autochtones, ont participé à l’élargissement conceptuel du droit.

Les travaux de Gluckman se sont intéressés à la pratique du droit coutumier chez les Barotses [Lozis] (Zambie [Rhodésie du Nord]). À partir d’études de résolution de conflits (trouble case method), Gluckman met de l’avant la notion « d’humain raisonnable » (reasonable man) qui qualifie la prise de décisions réfléchies et l’usage du jugement dans l’application de normes sociales dans le but de régler un cas de dispute (Gluckman 1955 :33) :

“Reasonable behavior” thus covers different measures of conformity with ideal norms, as envisaged by the kula. In part, it demands scrupulous observance of important modes of behavior, and some conformity with unimportant modes. Even observances of etiquette and convention may enter into it. Since Lozi courts are largely concerned with the behavior of parties occupying positions of status, each party should have conformed to the customary usages, etiquette and conventions which are appropriate to his social position in a specific relationship. Hence the reasonable man of Lozi law might be more accurately described as the reasonable and customary occupier of a specific position… (Gluckman 1955: 155).

En s’intéressant aux logiques et aux discours juridiques tenus au sein des Cours de justice (mises en place par des agents coloniaux anglais) chez les Barotses, Gluckman décrit les logiques juridiques autochtones comme étant aussi judicieuses et raisonnées que les logiques britanniques. Il soutient toutefois que les relations entre les Barotses sont « multiplex » puisque le statut des membres de cette société se définit au sein d’un réseau social (familial, religieux, économique) complexe, contrairement aux sociétés occidentales (plus particulièrement la société anglaise) où les relations sont davantage centrées sur les intérêts individuels (Gluckman 1965 :5).

Gluckman suggère que les règles juridiques en vigueur chez les Barotses font partie de la coutume locale, définie au sein des pratiques usuelles. Il conçoit alors le droit coutumier barotse comme étant empreint de valeurs et comprenant des règles de conduite socialement reconnues et appliquées lors de la résolution de conflit (Gluckman 1955 : 236; 1963 :47). La figure du reasonable man se définit en relation à un idéal comportemental auquel les membres et institutions barotses se réfèrent pour assurer le respect des valeurs partagées et la régulation sociale. Gluckman s’intéresse donc aux mécanismes normatifs appliqués au sein d’une société afin d’assurer la cohésion sociale d’un groupe et à la reproduction de ses structures fondamentales dans le temps et l’espace. Gluckman, dont les travaux ont porté sur les pratiques juridiques coloniales et coutumières chez les Barotses en Afrique, a été l’un des premiers anthropologues à s’intéresser à la Cour de justice comme lieu et objet d’étude ethnographique.

1.2. Les études sur la résolution des conflits et la conciliation des