• Aucun résultat trouvé

Dans son texte intitulé Ethical Attributes of the Labrador Indians, Speck (1933) discute largement des pratiques et principes normatifs qu’il a notés pendant ses séjours au sein de communautés innus, naskapis et eeyouch. Il décrit, par exemple, le principe du partage de la viande, de la peau et des os de l’animal chassé. Il démontre dans ses travaux comment l’éthique du partage des fruits de la chasse et de la pêche s’inscrit dans les rapports sociaux entretenus entre les familles et avec le non-humain (ancêtres, esprit des animaux). Les pratiques de la

chasse participent au bénéfice commun et non uniquement au bénéfice individuel, le chasseur ne conservant qu’une partie de l’animal – parfois uniquement la tête. Speck décrit le principe du partage comme étant généralisé, se rapportant autant au partage des fruits de la chasse et de la pêche que des matériaux et des outils fabriqués par les familles autochtones ou achetés dans les postes de traite en échange des fourrures. Selon les observations de Speck, il est rare que les articles achetés dans les postes de traite demeurent plus de deux ou trois jours dans les mains de l’acheteur. Ils sont rapidement intégrés dans les réseaux d’échanges et à ce que Speck nomme community of goods (Speck 1933 :582-583).

Speck suggère que les pratiques et principes normatifs algonquiens s’inscrivent dans un modèle de gestion des ressources qui est adapté aux réalités écologiques ; l’entraide et le partage des ressources et des territoires viennent ici jouer un rôle pour éviter les famines et les périodes de disette (1931, 1933, 1935, voir aussi Speck et Eisely [1939]1985, 1942). Pour assurer la préservation des espèces, un modèle de rotation des aires d’exploitation des ressources est également largement documenté chez les populations algonquiennes et dans la tradition orale nehirowisiw (Speck 1915a; 1915b; [1935]1977, Lips 1947, Brassard et Castonguay 1983, Flannery et Chambers 1986, Morantz 1986, CNA 1996, Poirier et Niquay 1999). Selon ce modèle, les responsables de territoires (ka nikaniwitcik) laissent une partie de leur territoire en repos pendant quelques années afin d’assurer la reproduction des espèces animales et végétales.

Les pratiques et principes normatifs peuvent avoir à certains égards un caractère adaptatif. C’est d’ailleurs ce que les tenants de l’écologie culturelle expriment habituellement en premier plan de leurs argumentaires (Steward 1936, Rappaport 1968 ; chez les Algonquinistes, voir : Jenness 1935, Rogers 1963; 1986, Bishop

1970; 1978). L’analyse d’entretiens réalisés auprès d’aînés atikamekw nehirowisiwok fait état du caractère pragmatique et adaptatif de ces principes et pratiques de partage et de la formation de ces communities of goods. Nos interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok soulignent aussi que ces pratiques et principes normatifs s’inscrivent dans les relations de réciprocité entre les personnes (humaines et non-humaines).

Le partage cérémoniel de la viande (makocan), par exemple, est une pratique normative liée aussi au principe de respect envers les animaux et leur esprit-maître (awesisak okimaw). Speck (1933 :563), chez les Innus du Labrador, et Lips (1947 :389), chez les Innus du Lac Saint-Jean et les Eenouch de Mistassini, décrivent le makocan (festin) comme une pratique qui contribue au maintien des relations sociales entre les familles de chasseurs et les esprits-maîtres des animaux :

When each man present has finished singing and the beaver meat is ready, the oldest in the circle approaches the bowl with the cooked meat and, taking small pieces from all parts of it he throws them ceremoniously and slowly into the fire while he addresses the spirits of the caribou, wolves, beavers, bears, and other game animals with the words: “Here I give you this – be satisfied!” Pleased by this remembrance the spirits of the animals he called upon will now send him during the coming winter many members of their own tribes, to keep starvation away from the tent community (…) The bones of this special beaver are wrapped into a birch bark and hung up high in the trees to make sure that the dogs cannot humiliate the beaver’s spirit by eating them. If one of the bones should accidentally fall to the ground and be gnawed by a dog, misery and bad luck would befall the whole band (Lips 1947:389).

Certains aînés atikamekw nehirowisiwok m’ont dit avoir déjà participé à la cérémonie du festin de l’ours (masko makocan) dans leur jeunesse, avant la

période des pensionnats autochtones. Cette cérémonie, également accompagnée de tambour et de chants, est une pratique visant à remercier l’esprit de l’animal, à lui démontrer que l’on apprécie sa viande et tout ce qu’il donne. Selon ces aînés, la pratique du makocan doit servir aussi à assurer que les animaux ne les abandonnent pas, qu’ils continuent à accepter d’être tués pour nourrir les familles atikamekw nehirowisiwok.

Le makocan est une pratique toujours importante aujourd’hui et se déroule à diverses occasions (fêtes d’anniversaire, mariages, enterrements, fête nationale autochtone, etc.). Cette pratique favorise le partage, l’affirmation, le maintien et la création des réseaux familiaux et de solidarité. Le makocan est constitué essentiellement de la viande d’animaux chassés, de chair de poissons pêchés et de pakwecikan (pain bannique)33. Aujourd’hui, les familles des chasseurs ne

discutent plus vraiment de l’importance du makocan pour contrer la famine, mais cette pratique sert toujours à assurer une redistribution des fruits de la chasse, à assurer la cohésion sociale et les rapports de réciprocité entre les familles. Pour avoir à plusieurs reprises participé à des makocana, j’ai pu aisément observer que dans tout le processus de préparation du makocan, une attention particulière est portée à la manière dont l’animal est traité (dans le dépeçage, la préparation de la viande et la disposition des restes des animaux, par exemple).

33 Il est impensable d’organiser un makocan avec de la viande d’animaux d’élevage considérés

comme des animaux de « blancs ». Comme nous le verrons un peu plus loin (chapitre 5), les animaux d’élevage, comme le bœuf, le porc, le poulet, entre autres, non pas du tout le même statut, droits et pouvoirs que les animaux « indiens » comme l’ours, l’orignal ou le castor, parmi d’autres. Voir également les travaux de Bousquet (2002, 2015) chez les Anicinabek, de Bouchard et Mailhot (1973) et d’Armitage (1992) chez les Innus et de Tanner (2004) chez les Eeyouch / Eenouch.

3.3. Le principe du respect et de la non-maltraitance à l’égard des