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Orocowewin notcimik itatcihowin : ontologie politique et contemporanéité des responsabilités et des droits territoriaux chez les Atikamekw Nehirowisiwok (Haute-Mauricie, Québec) dans le contexte des négociations territoriales globales

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Orocowewin notcimik itatcihowin

Ontologie politique et contemporanéité des responsabilités et des droits territoriaux chez les Atikamekw Nehirowisiwok (Haute-Mauricie, Québec) dans le contexte des

négociations territoriales globales

Thèse

Benoit Éthier

Programme de Doctorat en anthropologie

Philosophiae doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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Orocowewin notcimik itatcihowin

Ontologie politique et contemporanéité des responsabilités et des droits territoriaux chez les Atikamekw Nehirowisiwok (Haute-Mauricie, Québec) dans le contexte des

négociations territoriales globales

Thèse

Benoit Éthier

Sous la direction de :

Sylvie Poirier, directrice de recherche Martin Hébert, codirecteur de recherche

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Résumé

Cette recherche doctorale s’inscrit dans les champs des études autochtones, de l’anthropologie juridique et de l’ontologie politique. À partir d’une analyse du processus d’élaboration du code de pratiques chez les Atikamekw Nehirowisiwok, cette étude s’intéresse à l’articulation et à la traduction de pratiques, de processus et de principes normatifs nehirowisiwok dans un contexte de négociations territoriales et de dialogue avec les institutions étatiques. Cette recherche s’intéresse au phénomène du pluralisme juridique – à la description empirique et à l’analyse des processus de négociations, de traductions et de reformulations qui se produisent, dans un rapport souvent asymétrique, entre, par exemple, les ordres normatifs autochtones et le droit étatique.

À l’instar d’autres Premières Nations, les Atikamekw Nehirowisiwok sont engagés, depuis les dernières décennies, dans des revendications d’autodétermination visant à faire reconnaître à la fois leurs droits et leurs propres pratiques politiques et de gestion territoriale. Contrairement toutefois à d’autres Premières Nations, comme les Cris (Eeyouch / Eenouch) de la Baie James ou les Nisgaa’ de la Côte-Ouest canadienne, les Atikamekw Nehirowisiwok n’ont, à ce jour, signé aucun traité, historique ou moderne, avec les gouvernements du Québec et du Canada. Les Atikamekw Nehirowisiwok sont pleinement conscients du risque de négocier et d’utiliser les systèmes et instances politiques et juridiques de l’État pour faire reconnaître leur droit à l’autodétermination. Ils sont aussi pleinement conscients qu’ils sont confrontés à la présence inévitable de conflits ontologiques et épistémologiques. Toutefois, et en dépit des nombreux obstacles, ils demeurent mobilisés et engagés dans ces négociations inévitables avec les institutions étatiques. Dans cette mobilisation, les Atikamekw Nehirowisiwok maintiennent l’espoir de faire reconnaître leurs propres visions du politique, manières d’êtres-au-monde et aspirations. Pour reprendre le terme de Blaser (2004), ces démarches articulent et présentent des « projets de vie » autochtones fondés sur des rapports particuliers aux territoires et aux non-humains, sur des mémoires, des attentes et des désirs. Ces « projets de vie » se mobilisent concrètement dans les pratiques quotidiennes, les relations aux territoires familiaux, les activités de chasse et dans les mobilisations des Atikamekw Nehirowisiwok autour de la reconnaissance de leurs droits.

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Abstract

This doctoral research encompasses the fields of Indigenous studies, legal anthropology and political ontology. Through an analysis of the elaboration of the Atikamekw Nehirowisiwok code of practices, this study examines the articulation and translation of Nehirowisiwok normative practices, processes and principles in a context of territorial negotiations and dialogue with state institutions. This research focuses on the phenomenon of legal pluralism – the empirical description and analysis of the processes of negotiations, translations and reformulations that often take place, in asymmetrical relationship, notably between indigenous normative orders and state law.

Like other First Nations, the Atikamekw Nehirowisiwok have, over the past few decades, been involved in self-determination claims for the recognition of their rights, as well as their political and territorial management practices. Unlike other First Nations, however, such as the James Bay Cree (Eeyouch / Eenouch) or the Nisgaa' of the Canadian West Coast, the Atikamekw Nehirowisiwok have not so far signed any treaty, historical or modern, with the governments of Quebec and Canada. The Atikamekw Nehirowisiwok are fully aware of the risk involved in such negotiations and of using the political and legal systems of the State in order to have their right to self-determination recognized. They are also conscious of the unavoidable ontological and epistemological conflicts they face. However, in spite of these obstacles, they remain mobilized and engaged in these inevitable negotiations with state institutions. In this mobilization, the Atikamekw Nehirowisiwok remain hopeful that their own political visions, as well as their ways of being-in-the-world and aspirations will be recognized. These efforts articulate and exhibit what Blaser (2004) defines as indigenous “life projects”, based on specific relations to the land and non-human agencies, on memory, expectations and desires. These “life projects” are mobilized concretely in daily practices, relationships to family territories, hunting activities and through the various mobilizations enacted by the Atikamekw Nehirowisiwok around the recognition of their rights.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii Abstract ... iv Remerciements ... ix INTRODUCTION ... 1 Contexte de l’étude ... 1 Objectifs de la recherche ... 7 Organisation de la thèse ... 12 PARTIE I APPROCHES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES Chapitre 1 L’anthropologie juridique et l’anthropologie ontologique Introduction ... 19

1.1. L’émergence de l’anthropologie juridique : D’Henry Maine (1822-1888) à Max Gluckman (1911-1975) ... 20

1.2. Les études sur la résolution des conflits et la conciliation des approches substantielles et processuelles dans l’analyse des ordres normatifs autochtones ... 25

1.3. Les enjeux de la formalisation des droits coutumiers autochtones ... 27

1.4. Le pluralisme juridique ... 30 1.5. L’anthropologie ontologique ... 37 Conclusion ... 44 Chapitre 2 Méthodologie de la recherche Introduction ... 46

2.1. Les connexions partielles ... 47

2.2. L’approche ontologique et expérientielle ... 50

2.3. La cérémonie du calumet ... 53

2.4. Le travail du malentendu ... 60

2.5. La recherche collaborative ... 67

2.6. Les partenaires à la recherche ... 71

2.7. La collecte et l’analyse des informations ... 76

2.7.1. La recherche documentaire ... 76

2.7.2. La recherche ethnographique ... 78

2.8. Le biais de genre ... 82

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PARTIE II

NEHIROWISIW OTIPERITAMOWIN: RESPONSABILITÉS, POUVOIRS ET DROITS

TERRITORIAUX CHEZ LES ATIKAMEKW NEHIROWISIWOK Chapitre 3

Les principes et modes de renforcement normatifs dans la littérature algonquiniste

Introduction ... 90

3.1. Miro watikosiwin : un bon comportement ... 91

3.2. Le principe du partage des fruits de la chasse ... 92

3.3. Le principe du respect et de la non-maltraitance à l’égard des animaux ... 96

3.4. Le principe d’invitation (wicakemowin) ... 102

3.5. Nehirowisiw opimatisiwin : Le principe d’ancestralité et la transmission des savoirs normatifs ... 106

3.6. Le rôle de l’opinion publique et de l’ostracisme dans le renforcement normatif ... 110

3.7. Rôles et statuts de l’aîné (mocom, kokom), du ka nikaniwitc et du okimaw dans le renforcement normatif ... 115

3.8. Rôles et statuts du pamikicikotc iriniw et du ka mantowisitc ... 122

Conclusion ... 128

Chapitre 4 Atisokan : Ancestralité et transmission des savoirs normatifs nehirowisiwok Introduction ... 130

4.1. La transmission des savoirs normatifs par l’entremise des atisokana ... 132

4.2. Tipatcimowin acitc atisokan ... 134

4.3. La documentation des récits ... 136

4.4. Discussion autour du travail d’interprétation et de traduction des atisokana ... 139

4.5. Notcimik kitci atisokan ... 142

4.6. Kimocominowok : les ancêtres ... 151

4.7. Les récits familiaux et les patronymes d’animaux ... 157

4.8. Les récits familiaux et la culture matérielle ... 164

4.9. Les récits toponymiques ... 168

Conclusion ... 172

Chapitre 5 Tiperitamowina aski : contemporanéité des responsabilités et des droits territoriaux nehirowisiwok Introduction ... 174

5.1. L’institution des groupes de chasse et le système des territoires de chasse familiaux 177 5.1.1. Le legs de Frank G. Speck (1881-1950) ... 177

5.1.2. Les débats autour des territoires de chasse familiaux algonquiens ... 184

5.1.3. La territorialité nehirowisiw ... 190

Nitaskinan ... 192

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Atoske aski / Natoho aski ... 195

5.2. Responsabilités et droits territoriaux ... 199

5.2.1. Tiperitamowina aski ... 199

5.2.2. Types de chasse : natohowin / atoskewin ... 201

5.2.3. Mohonan acitc moteskano : Suivre les traces des ancêtres ... 207

5.2.4. Empreintes et occupation territoriale ... 213

5.3. Les réserves à castor ... 221

5.3.1. La création des lots de piégeage ... 221

5.3.2. Impacts de la traite des fourrures et des réserves à castor sur les pratiques et principes normatifs nehirowisiwok ... 225

5.3.3. Mésententes sur les pratiques de préservation et d’ensemencement du castor ... 229

5.4. Tensions politiques et transformation des rôles des ka nikaniwitcik dans le contexte des exploitations des ressources ligneuses ... 231

5.4.1. La coexistence (imposée) des Autochtones et de l’industrie forestière ... 231

5.4.2. Les certifications forestières et les pratiques de consultation et de compensation . 236 5.4.3. Le nouveau régime forestier et les nouvelles responsabilités des ka nikaniwitcik .. 240

Conclusion ... 245

PARTIE III OROCOWEWIN NOTCIMIK ITATCIHOWIN : PROJET D’ÉLABORATION DU CODE DE PRATIQUES NEHIROWISIW DANS LE CONTEXTE DES NÉGOCIATIONS TERRITORIALES GLOBALES Chapitre 6 Relations de pouvoir dans la politique des revendications territoriales globales et les politiques de reconnaissance Introduction ... 248

6.1. Contexte d’élaboration de la politique sur les revendications territoriales globales .... 252

6.2. L’approche axée sur les résultats et les effets des obligations de la dette ... 254

6.3. Le fardeau de la preuve : certains problèmes liés à l’obligation de prouver l’occupation exclusive et continue du territoire ancestral revendiqué ... 260

6.4. Le Bill C-9 et l’extinction des droits ancestraux nehirowisiwok ... 265

6.5. Les politiques étatiques de la « reconnaissance », du « multiculturalisme » et de la « réconciliation » ... 270

6.6. Les politiques de la reconnaissance from below et la résurgence des autochtones .. 275

Conclusion ... 280

Chapitre 7 Orocowewin notcimik itatcihowin : Le projet d’élaboration du code de pratiques et l’articulation de projets de société nehirowisiwok dans le contexte des négociations territoriales globales Introduction ... 282

7.1. Nehirowisiw otiperitamowin ... 284

(8)

7.1.2. L’application de la souveraineté d’Atikamekw Nehirowisiw ... 288

7.2. Orocowewin notcimik itatcihowin : le code de pratiques nehirowisiw ... 291

7.2.1. La base territoriale et les principes territoriaux ... 291

7.2.2. Notcimik itatcihowin : règles et pratiques normatives au sein du territoire d’origine et d’appartenance ... 294

7.2.3. Orocowewin : projet de société consensuel et retour sur la notion d’autorité ... 296

7.3. Les enjeux liés à la traduction, à la formalisation et à l’encodage des pratiques et principes normatifs nehirowisiwok ... 302

7.3.1. Le choix des termes et l’exercice de traduction ... 302

7.3.2. Le passage de l’oral à l’écrit ... 306

7.4. Nahitatowin : Nous mettons les choses à leur place ... 314

Conclusion ... 320

CONCLUSION / DISCUSSION L’anthropologie juridique et le pluralisme juridique de coordination ... 324

L’apport de l’anthropologie ontologique dans l’interprétation et la traduction des savoirs normatifs autochtones ... 326

La contemporanéité des droits coutumiers et des savoirs normatifs nehirowisiwok ... 329

Les négociations territoriales et les projets de société nehirowisiwok ... 331

Les contributions et les prospectives de la recherche ... 334

Bibliographie ... 339

ANNEXE 1: Lexique nehiromowin/français ... 377

ANNEXE 2: Cartes de Nitaskinan (territoire revendiqué, toponymes importants, ZEC et unités d'aménagement forestier et baux de villégiature) ... 385

ANNEXE 3: Déclaration de souveraineté d'Atikamekw Nehirowisiw ... 389

ANNEXE 4: Panneau identifiant Nitaskinan ... 390

ANNEXE 5: Grilles d'observations et d'entretiens ... 391

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Remerciements

Je souhaite d’abord remercier les membres des trois communautés atikamekw nehirowisiwok qui ont participé de près ou de loin à cette étude doctorale. Plus particulièrement, je remercie les membres de la famille de Cécile Ottawa-Niquay, Jean-Marc Niquay, Hervé-Richard Chachai et Gaston Moar pour le partage de moments forts agréables dans leurs foyers et au sein de leur territoire de chasse familial. Je souhaite également remercier André Awashish, Joey Awashish, Véronique Chachai et Richard Niquay qui m’ont aidé à la traduction et à la transcription des entrevues réalisées auprès d’aînés des communautés d’Opitciwan et de Wemotaci. Parmi les aînés, mentionnons la participation de Paul Niquay, Léon Niquay, Réal Basile, Jérôme Méguish, Agabeth Weizineau, Rose-Anna Weizineau, David Chachai, Gabriel Awashish, Michel Weizineau, Noé Chachai, Dick-Hector Niquay, René Weizineau, William Awashish, Sauterre Denis-Damée, Monique Denis-Damée et Charles Chachai. Je remercie ces aînés qui ont accepté de partager le fruit de leurs expériences et de leurs savoirs en lien avec le droit coutumier nehirowisiw et plus largement avec leur philosophie de l’existence, leurs récits familiaux et leurs pratiques territoriales. Un remerciement spécial aussi aux membres de la radio communautaire d’Opitciwan qui ont eu la gentillesse de me partager un nombre important de documents audio réunissant des récits d’aînés des trois communautés. Ces enregistrements, dont certains remontent aux années 1960, sont encore diffusés aujourd’hui dans les stations de radio des communautés atikamekw nehirowisiwok et continuent d’apporter des enseignements pour les jeunes générations atikamekw nehirowisiwok.

Cette recherche a pu être menée grâce à une collaboration étroite avec des membres du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw. Je pense particulièrement à Christian Coocoo, Gérald Ottawa, Nicole Petiquay et Samuel Castonguay. Ces personnes ont contribué depuis le tout début du processus, m’aidant dès l’élaboration des objectifs de recherche, à l’identification des interlocuteurs-clés jusqu’à la validation des résultats de la recherche. Ces personnes ont également participé à maintes reprises à des colloques universitaires, partageant leurs riches expériences et savoirs. Christian, Gérald et Nicole ont également accepté de faire partie d’un comité visant à élaborer un

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lexique (annexe 1) qui pourra être développé et inclus dans le code de pratiques nehirowisiw et la Constitution de Nitaskinan. Ce comité, dont je faisais partie, a pu bénéficier également de l’expérience, des commentaires et des réflexions de membres de l’Équipe de négociations territoriales globales et du Comité sur le code de pratiques nehirowisiw. Des remerciements spéciaux à André Quitich, Jean-Pierre Mattawa, Jean-Paul Néashit, François Néashit, Simon Coocoo, Marcel Boivin et feu Ernest Ottawa et Gilles Ottawa pour le partage de leurs expériences en lien avec le processus de négociations territoriales globales et d’élaboration du code de pratiques nehirowisiw, projets dans lesquels ils ont été impliqués depuis les années 1980. Je tiens également à remercier les membres des conseils de bande des trois communautés qui ont accepté de me rencontrer et de valider la proposition de recherche. Malgré leur horaire chargé, ces personnes ont pris le temps d’échanger avec moi et de répondre à mes questions à différents moments du processus de recherche.

Je tiens à souligner l’importance des échanges et des contributions intellectuelles des membres de différents centres et équipes de recherche au sein desquels je me suis impliqué ces dernières années; le Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA), le projet État et cultures juridiques autochtones : un droit en quête de légitimité (dirigé par Ghislain Otis), l’Équipe de recherche sur les spiritualités amérindiennes et inuit (ERSAI, dirigé par Robert Crépeau) et le Centre pour la conservation et le développement autochtones alternatifs (CICADA, dirigé par Colin Scott). Les rencontres organisées par ces centres et équipes de recherches dans lesquels les Autochtones sont représentés ont certes été bénéfiques pour faire avancer les réflexions concernant les questions autochtones dans différents contextes religieux, politiques, économiques et juridiques contemporains.

Enfin, je remercie grandement ma directrice de thèse, Sylvie Poirier, qui m’a soutenu tout au long du projet et qui, certainement, m’a vu évoluer depuis notre première rencontre en 2008. Tout au long de mon parcours d’étudiant gradué, Sylvie m’a épaulé et a facilité la réalisation de mes recherches. Je remercie également Martin Hébert, mon codirecteur de thèse pour ses commentaires

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toujours aussi constructifs et pertinents. Les échanges que j’ai pu avoir avec Sylvie et Martin ont été très certainement bénéfiques et inspirants tout au long de la rédaction de cette thèse. La révision de cette thèse a bénéficié des commentaires et suggestions de Paul Charest qui a agi à titre de prélecteur de la thèse.

Cette recherche doctorale s’inscrit dans le projet Territorialités autochtones postcoloniales, transmission et autonomie. La Nation atikamekw et l’univers forestier (CRSH 2012-2015) dirigé par Sylvie Poirier en collaboration avec le Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw. Outre l’apport de ce projet, cette recherche doctorale a pu être menée grâce à un financement obtenu de la Bourse d’études de cycles supérieurs en recherche (doctorat) du Fonds de recherche sur la société et la culture (FRQSC, 2013-2016), de la Bourse d’excellence au doctorat du Fonds facultaire d’enseignement et de recherche et du Fonds Tougas (Université Laval, 2013-2014), de la Bourse d’excellence Louis-Edmond Hamelin (2014), de la Subvention à la mobilité de la Fondation de l’Université Laval / Chaire Louis-Edmond Hamelin de recherche nordique en sciences sociales (2015) et de la Bourse de fin d’études de doctorat du Fonds Georges-Henri-Lévesque (Université Laval, 2016-2017).

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INTRODUCTION

Contexte de l’étude

Dans le contexte des négociations territoriales globales, les Autochtones du Canada sont amenés à revendiquer leurs droits territoriaux dans des cadres bien définis par les institutions étatiques. Dans ces processus de négociation, les Autochtones traduisent leurs rapports au territoire dans des termes qui sont compris et imposés par leurs interlocuteurs étatiques dans le but de défendre leurs propres droits et intérêts. Ils ont dû, par exemple, s’approprier les concepts de propriété et de frontière afin de circonscrire les territoires revendiqués au risque de soulever des conflits entre les familles, les communautés et les Nations autochtones voisines (Nadasdy 2002; 2012, Sletto 2009a, Thom 2009; 2014; 2015).

À l’instar d’autres Nations autochtones du Canada, les Atikamekw Nehirowisiwok1

sont engagés dans les revendications territoriales globales dans l’espoir de faire

1 Les Atikamekw Nehirowisiwok, au nombre d’un peu plus de 6000, sont majoritairement situés

dans les régions de Lanaudière et de la Haute-Mauricie au centre du Québec. Ils font partie de la grande famille linguistique algonquienne regroupant plusieurs Nations, dont les Innus, les Anicinabek (Algonquins) et les Eeyouch/Eenouch (Cris). Le terme Nehirowisiw (une « personne autonome » ; Nehirowisiwok, dans sa forme plurielle) est l’ethnonyme que les Atikamekw ont toujours utilisé afin de se désigner. En 2006, le Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw a officiellement adopté cette appellation. Pour en connaître un peu plus sur la signification de cet ethnonyme, voir Gélinas (1998), Société d’histoire atikamekw nehirowisiw et Jérôme (2009) et Poirier, Jérôme et la Société d’histoire atikamekw nehirowisiw (2014). Dans cette thèse, j’utilise le nom Atikamekw Nehirowisiw lorsqu’il est question de personnes et d’organismes, et le terme nehirowisiw lorsqu’il est question de qualificatifs, de valeurs ou de pratiques.

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reconnaître leurs droits, leurs pratiques normatives et leur système d’autorité territoriale. Contrairement toutefois à d’autres Nations autochtones, comme les Cris (Eeyouch / Eenouch2) de la Baie-James ou les Nisgaa’ de la Côte-Ouest

canadienne, les Atikamekw Nehirowisiwok n’ont, à ce jour, signé aucun traité historique ou moderne avec les gouvernements du Québec et du Canada. En dépit des obstacles politiques, mais aussi épistémologiques et ontologiques qu’ils doivent surmonter, les Atikamekw Nehirowisiwok demeurent mobilisés et engagés dans ces négociations inévitables avec les institutions étatiques.

Deux ans après la mise sur pied de la politique canadienne sur les revendications territoriales globales3, soit en 1975, les membres des Nations Atikamekw

Nehirowisiw et Innus ont réuni leurs efforts et leurs ressources afin de créer leur propre organisation politique, le Conseil Atikamekw–Montagnais (CAM), dont la principale mission était de promouvoir et de défendre les droits de leurs membres et d’agir comme représentant politique vis-à-vis des leurs interlocuteurs étatiques (Charest 1992, Dupuis 1993). En 1979, le CAM amorça le processus de négociation territoriale globale et adopta une résolution « de prise en charge de tous les programmes et services actuellement assurés par les Affaires indiennes et/ou les autres organismes fédéraux et provinciaux » (CAM 1979, Charest 1992). L’ensemble de ces démarches visait à acquérir plus de pouvoir dans la gestion de leur propre vie et du territoire. En avril 1979, le CAM déposa au ministère des Affaires indiennes du Canada un énoncé de revendication qui comprenait onze

2 Communément nommés Cris, les Autochtones de la Baie-James s’identifient eux-mêmes comme Eeyouch

(groupes de la côte) et Eenouch (groupes de l’intérieur des terres).

3 Mis en place à compter de 1973 par le gouvernement fédéral, la Politique sur les revendications

globales vise à conclure des ententes finales sur des territoires revendiqués par différentes Nations autochtones du Canada n’ayant signé aucun traité jusqu’à présent. Ces ententes, également connues sur le nom de « traités modernes », ont pour but de pallier le flou juridique concernant les droits et titres fonciers que possèdent les Autochtones (voir chapitre 6).

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propositions qui devaient servir de base aux négociations territoriales globales (CAM 1979 :181-182):

1 : En tant que peuples culturellement autonomes avant l’arrivée des Européens, nous voulons être reconnus comme peuples ayant droit à disposer d’eux-mêmes. 2 : En tant que peuples autochtones, descendants des premiers habitants des territoires situés à l’est de la péninsule Québec-Labrador, nous demandons aussi que nos droits de souveraineté soient reconnus sur ces terres

3 : Nous refusons que l’extinction définitive de ces droits devienne une condition préalable à toute entente avec les gouvernements de la société dominante.

4 : Nous exigeons des dédommagements pour toutes les violations passées et actuelles de nos droits territoriaux.

5 : Nous nous opposons à tout nouveau projet d’exploitation des ressources de nos territoires par les membres de la société dominante tant et aussi longtemps que nos droits n’auront pas été reconnus.

6 : Nous voulons contrôler à l’avenir l’exploitation de nos terres et de leurs ressources.

7 : Nous voulons favoriser prioritairement le développement des ressources renouvelables de nos terres par rapport à celui des ressources non renouvelables. 8 : Nous voulons que l’assise économique que nous fournira le contrôle de l’exploitation de nos terres assure notre bien-être économique, social et culturel pour les générations à venir, comme c’était le cas avant que nous soyons envahis par les commerçants, les colons et les entreprises industrielles.

9 : Nous voulons prendre en mains notre développement à tout point de vue et ne plus le laisser entre les mains de membres de la société dominante.

10 : Nous voulons orienter notre développement en fonction de nos valeurs et de nos traditions léguées par nos ancêtres et qui ont été développées pendant des millénaires en harmonie avec notre environnement naturel et social.

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11 : Nous voulons à l’avenir traiter d’égal à égal avec les gouvernements de la société dominante et non plus être considérés comme des peuples inférieurs.

Quelques mois après le dépôt de cet énoncé de revendication, soit au mois d’octobre 1979, le gouvernement fédéral accepta d’entamer les négociations territoriales globales. Le gouvernement du Québec ira dans le même sens en janvier 1980 (Charest 2001). Depuis, le processus de négociations a eu des hauts et des bas liés à un ensemble de facteurs politiques dont Paul Charest et d’autres chercheurs ont déjà largement discutés dans leurs travaux (Charest 1992; 2001, Cleary 1993, Dupuis 1993, Gentelet 1993, Lacasse 2004). Comme étapes marquantes dans le processus, notons, par exemple, la signature de deux ententes préliminaires (1987-1988) entre les représentants de la Nation atikamekw nehirowisiw et les gouvernements du Québec et du Canada et la signature du Protocole d’entente politique (2002) par les représentants de la Nation atikamekw nehirowisiw appuyés par les membres des trois communautés (Charest 2001, CNA 2012). Le Protocole d’entente politique du CNA signé à Wemotaci en 2012 dans le contexte des négociations territoriales globales visait à maintenir l’unité de la Nation atikamekw nehirowisiw, à préparer les structures d’un gouvernement autonome, à veiller sur l’intégrité, l’intégralité et l’indivisibilité du territoire national et à poursuivre les négociations territoriales globales (CNA 2012). La signature de ce protocole fait suite à une série de mesures développées par les membres de la Nation depuis le début des années 1980.

En 1983, les Atikamekw Nehirowisiwok créaient leur propre organisation politique, le Conseil Atikamekw Sipi (qui deviendra le Conseil Atikamekw Nehirowisiw [CNA])

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qui est composé des trois chefs de bande, d’un président / Grand-Chef élu4 et d’un

directeur général (Charest 1992, Dupuis 1993, CNA 2012).

Dans les premières années de sa création, le rôle du CNA était d’assurer la mise en œuvre des décisions prises lors des assemblées générales des représentants de la Nation touchant les dossiers communs aux trois communautés (Charest 1992). En 1994, lors de la dissolution du CAM5, le CNA a aussitôt pris le relais

comme interlocuteur dans les négociations territoriales globales menées par les Atikamekw Nehirowisiwok avec les gouvernements du Québec et du Canada (Charest 2001, CNA 2012).

Dans une démarche de décolonisation, de reconnaissance et d’autodétermination (« souveraineté »), le CNA mène depuis sa création des projets de recherche et de consultation en vue de documenter et de faire reconnaître les institutions, systèmes d’autorité et droit coutumier d’Atikamekw Nehirowisiw qui devraient être appliqués pour toutes les activités se déroulant au sein de Nitaskinan, le territoire ancestral revendiqué.

Tout au long du processus de négociation territoriale globale, les Atikamekw Nehirowisiwok ont organisé plusieurs colloques territoriaux pour discuter largement des savoirs et des modes de gestion territoriaux qu’ils pratiquent et désirent faire reconnaître et appliquer par les acteurs et institutions allochtones ayant des intérêts au sein de Nitaskinan. Ces rencontres laissent toujours une place importante au partage des récits familiaux (atisokana et tipatcimowina) et au partage d’opinions et d’expériences concernant les négociations territoriales et

4 La première élection d’un Grand-Chef par suffrage universel chez les Atikamekw Nehirowisiwok

date de 2002. Cette autorité politique est une initiative particulière et ne relève donc pas de la Loi sur les Indiens, contrairement aux conseils de bande.

5 Cette dissolution est survenue alors que les membres des Nations atikamekw nehirowisiw et

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l’établissement d’un gouvernement atikamekw nehirowisiw. Le Centre d’archives du CNA a conservé des résumés de ces rencontres, rencontres qui durent habituellement deux ou trois jours. Nous avons pu, dans le cadre de cette recherche doctorale, utiliser et étudier le contenu de cette documentation.

Pendant tout le processus de négociation, le CAM puis le CNA ont également mené d’importants travaux, comme le projet CAMROUT6 (Brassard et Castonguay

1983) (aussi connu sous le nom de la Grande recherche), visant à documenter les savoirs territoriaux, ainsi que l’occupation et l’utilisation des territoires ancestraux revendiqués (Brassard et Castonguay 1983, Castonguay 1983, Dandenault 1983, Léger 1983, Charest 1992; 2001; 2003; 2005). Le CAM et le CNA ont également mis sur pied divers organismes et associations dans le but de poursuivre ces travaux et de favoriser la diffusion des informations à ses membres. Mentionnons, par exemple, la création en 1980 de la Société de communication atikamekw-montagnais (SOCAM) dont le rôle est de diffuser quotidiennement à l’ensemble des communautés innues et atikamekw nehirowisiwok une vaste gamme d’informations reliées aux enjeux politiques autochtones (Charest 1992). Cette antenne radiophonique favorise également la transmission des savoirs ancestraux grâce à une participation importante des aînés dans les émissions, la transmission de la langue innue et nehiromowin (langue des Atikamekw Nehirowisiwok) puisque la majorité des émissions radiophoniques sont réalisées dans ces langues et enfin, la diffusion et la valorisation de la musique innue et nehirowisiw qui occupe une place importante dans la programmation musicale de la station. La SOCAM, qui est diffusée dans la majorité des foyers innus et atikamekw nehirowisiwok, contribue ainsi à l’affirmation identitaire et politique des membres de ces Nations.

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L’Association Mamo Atoskewin Atikamekw (AMAA) créée par le CNA et qui a menée ses activités entre 1990 et 1996 a développé plusieurs recherches autour des modes de gestion et des savoirs territoriaux nehirowisiwok liés, par exemple, aux ravages d’orignaux, à la toponymie, aux comportements et contributions des animaux et des plantes, etc. Les travaux réalisés par cette association sont encore utilisés, discutés et mis à jour aujourd’hui dans le processus d’élaboration de la base territoriale (Notcimik), des principes territoriaux (Kiskeritamowina e aspictaiikw askik itekera) et du code de pratiques nehirowisiw (Orocowewin notcimik itatcihowin) (voir chapitres 5 et 7).

Objectifs de la recherche

J’ai l’opportunité dans cette recherche doctorale non seulement de mettre en dialogue mes expériences de terrains avec ces travaux réalisés par le CNA ces dernières années, mais également de suivre de près le processus et le projet collectifs (orocowewin) visant à formaliser et à mettre sous forme écrite les pratiques et principes normatifs (itatcihowin) nehirowisiwok qui régulent les activités de chasse, de pêche et de récolte des végétaux au sein de l’univers forestier nehirowisiw (notcimik). Le processus d’élaboration du code de pratiques mené par les Atikamekw Nehirowisiwok vise à la fois à assurer la transmission des savoirs et des responsabilités territoriaux et à faire reconnaître auprès des instances étatiques leurs propres conceptions du droit et de la responsabilité territoriale. Le concept de « processus » est mobilisé dans cette thèse pour décrire les dynamiques de négociation, d’appropriation et de résistance autant sociales, culturelles que politiques des Autochtones dans un contexte de dialogue avec les institutions étatiques.

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L’objectif de cette recherche doctorale est à la fois de décrire les pratiques et principes normatifs liés à la chasse dans le contexte contemporain et de créer, en partenariat avec mes interlocuteurs, des outils favorisant le dialogue interculturel dans le processus de négociation territoriale. Nous avons mis sur pied, par exemple, un comité de travail7 pour élaborer un lexique thématique visant à mettre en valeur

les conceptions nehirowisiwok liées aux responsabilités et aux droits territoriaux et à bonifier les travaux entourant le code de pratiques et les négociations territoriales menés par les membres du CNA et de la Table des négociations (voir annexe 1).

Dans un esprit de consensus, les Atikamekw Nehirowisiwok désirent définir un projet commun tout en tenant compte de la pluralité des voix et des historicités individuelles, familiales et générationnelles. Lors de mes séjours au sein du nehiro aski (territoire nehirowisiw) (juin 2014-août 2015), j’ai eu la chance de participer à des assemblées communautaires, à des colloques territoriaux nationaux et de m’entretenir avec des membres impliqués de près et de loin dans le processus d’élaboration du code de pratiques nehirowisiw. J’ai ainsi pu documenter cette pluralité d’expériences et de perspectives. Enfin, cette thèse tente de mettre en valeur non pas un système de règles prédéfini, mais une pluralité de voix, de visions, qui malgré leur différence – et même parfois leur dissidence – forment un ensemble intelligible au sein d’une logique et d’une ontologie partagées.

Au sein de l’univers forestier nehirowisiw, le notcimik, les chasseurs négocient leurs pratiques et leurs modes d’être-au-monde auprès des institutions étatiques et

7 Ce comité est composé de Nicole Petiquay, techno-linguiste au CNA, Christian Coocoo,

coordonnateur aux services culturels au CNA et Gérald Ottawa du Secrétariat au territoire du CNA. Ce comité a également organisé des séances de travail avec des membres du Comité sur le code de pratiques nehirowisiw et des membres de la Table des négociations.

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des membres de la société civile allochtone. Ils négocient également leurs pratiques auprès des animaux, des ancêtres et d’autres non-humains. L’ontologie politique, comme perspective, porte justement une attention particulière à ces coexistences et à ces dynamiques de négociation. Cette perspective développée par l’anthropologue Mario Blaser (2009a, 2009b, 2013a, 2013b) s’intéresse d’une part à la coexistence et au processus de négociations des pratiques entre les personnes humaines et non-humaines au sein d’un univers partagé et, d’autre part, à la coexistence et aux pratiques négociées entre les ontologies, entre les modes et potentialités d’existence. Ce que propose l’ontologie politique c’est de « prendre au sérieux » la différence et l’altérité selon les principes ontologiques et épistémologiques des interlocuteurs (Latour 2002b, Blaser 2009a; 2009b; 2013a, Viveiros de Castro 2009, De la Cadena 2010, Poirier 2013, Salmond 2014) et d’accepter la présence de conflits ontologiques et épistémologiques entre les institutions autochtones et étatiques à l’égard, par exemple, de la gestion des territoires et des ressources.

L’expression « prendre au sérieux » la différence et l’altérité, proposée par des anthropologues mobilisant l’approche ontologique (Op. cit.), ne suggère pas un mépris ou un rejet de l’héritage théorique et méthodologique de la discipline anthropologique. Elle suggère toutefois la nécessité d’exercer un certain recadrage conceptuel pour rendre compte des pratiques et des modes et potentialités d’existence autochtones dans des termes qui ouvrent la voie à un dialogue qui se veut plus égalitaire. Ainsi, en « prenant au sérieux » les relations, les expériences, les savoirs et les pratiques autochtones, on évite de les décrire dans des termes de « croyances » ou de simples « représentations » culturelles (Salmond 2014). L’utilisation de ces derniers termes insinue qu’il existe une « nature » et une « vérité » universelles et une diversité de « représentations » et de « croyances »

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culturelles. L’approche ontologique ne s’intéresse pas à décrire la diversité des représentations de la réalité, mais plutôt à reconnaître les modes et potentialités multiples d’existence qui coexistent, qui s’enchevêtrent et qui se confrontent aussi parfois (Clammer et al. 2004, Blaser 2013a; 2013b, Salmond 2014, Dussart et Poirier 2017).

L’approche ontologique dans l’analyse des négociations et des conflits territoriaux s’attarde à l’étude de la coexistence et de la négociation des théories de l’existence (ce que signifie « être » ou « exister ») et à la nature des relations sociales entre les « personnes » humaines et non-humaines (Op. cit.). Dans cette thèse, j’utilise le concept de « personne » tel que défini par Hallowell ([1960]1981), Ingold ([2000]2011) et Poirier (2008). Dans une approche relationnelle, la « personne » n’est pas une catégorie limitée à l’être humain, elle le transcende (Hallowell [1960]1981 :21). La « personne » est ici décrite comme une entité reconnue socialement et possédant une certaine agencéité (ou pouvoir d’agir) (Ortner 2006). Cette agencéité est reconnue soit comme faisant partie intrinsèque du statut ontologique de l’entité ou reconnu selon les relations sociales entretenues ou développées au sein d’un contexte particulier (Op. cit.). Comme le souligne Ingold (1993 :229, [2000]2011 :149): « It is not [only] by their inner attributes that persons or organisms are identified, but by their positions vis-à-vis one another in the relational field ».

Tous les conflits entre autochtones et allochtones liés aux questions territoriales ne doivent pas nécessairement être définis comme « conflits ontologiques » (Escobar 2008, Blaser 2013b). Certains conflits sont issus de divergence en matière d’intérêts, de besoins, de valeurs et de redistribution des ressources (Rioux et Redekop 2012). Toutefois, lorsque les conflits territoriaux sont l’effet d’une

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mésentente profonde entre des modes et des potentialités d’existence, il est tout à fait approprié de parler en termes de « conflits ontologiques » (Escobar 2008, Blaser 2013b). Mes expériences ethnographiques menées auprès des Atikamekw Nehirowisiwok dans le contexte des négociations territoriales globales soutiennent la pertinence de l’approche ontologique dans l’étude des conflits territoriaux. Elle permet, selon moi, de conceptualiser et de décrire l’articulation de Nehirowisiw opimatisiwin, une philosophie d’existence, dans le contexte des revendications territoriales globales. Comme il sera souligné dans cette thèse, Nehirowisiw opimatisiwin est central dans l’ordre normatif des Atikamekw Nehirowisiwok. Dans cette philosophie d’existence, les ancêtres (humains et non-humains) participent aux relations sociales et sont impliqués, à certaines occasions, dans le renforcement normatif et le droit coutumier autochtones.

Pour résumer, cette recherche doctorale s’inscrit dans les champs des études autochtones, de l’anthropologie juridique et de l’ontologie politique. À partir d’une analyse du processus d’élaboration du code de pratiques chez les Atikamekw Nehirowisiwok, cette étude s’intéresse à l’articulation et à la traduction de pratiques et de principes normatifs nehirowisiwok dans un contexte de négociations territoriales et de dialogue avec les institutions étatiques. Cette recherche s’intéresse au phénomène du pluralisme juridique; à la description empirique et à l’analyse des processus de négociations, de traductions et de reformulations qui se produisent – dans un rapport souvent asymétrique – entre, par exemple, les ordres normatifs autochtones et le droit étatique. Ici, le concept d’ordre normatif réfère aux pratiques et principes normatifs qui assurent l’entretien d’une certaine cohésion sociale (Nader 1965; 2002, Moore 1978, Comaroff et Roberts 1981, Rouland 1988, Leclerc 2011). Les principes normatifs comprennent les principes épistémologiques, ontologiques et éthiques partagés par les membres d’une société. Les pratiques

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normatives correspondent quant à elles aux processus dynamiques de production et de reproduction de ces principes menés par les personnes et les institutions sociales.

En articulant les réflexions et perspectives théoriques de l’anthropologie juridique avec les perspectives tant analytiques que méthodologiques de l’approche ontologique, cette étude offre une contribution certaine et originale aux études de conflits territoriaux. Articulées ensemble, ces approches permettent, par exemple, de mieux cerner et d’analyser les dynamiques de négociation ontologiques et épistémologiques et les processus de résolution de conflits liés aux questions territoriales autochtones. Sans faire fi des rapports de pouvoir asymétriques entre institutions autochtones et étatiques, cette recherche doctorale offre des outils théoriques et méthodologiques importants pour réfléchir aux bases d’un dialogue égalitaire dans un contexte de négociation territoriale.

Organisation de la thèse

La première partie de la thèse (chapitres 1 et 2) dresse les bases théoriques, conceptuelles et méthodologiques qui ont orienté l’approche analytique de cette recherche doctorale. Le chapitre 1 discute largement des débats qui ont eu cours dans les dernières décennies entre les chercheurs dont les travaux ont orienté l’anthropologie juridique et ont décrit le phénomène du pluralisme juridique. Les premières sections du chapitre 1 discutent notamment des travaux de Gluckman (1955), Nader (1965, 1990, 2002), Moore (1973, 1978, 1986), Merry (1988, 1991), Comaroff et Roberts (1981), Snyder (1981), Chanock (1985), Griffith (1986), Rouland (1988) et Roberts (1998). Ces études ont alimenté la réflexion et l’analyse

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autour du processus de l’élaboration d’un code de pratiques nehirowisiw (orocowewin notcimik itatcihowin) dans le contexte des négociations territoriales globales.

Dans cette volonté des Atikamekw Nehirowisiwok de faire reconnaître leur ordre normatif auprès des instances étatiques, les enjeux de la traduction et de la formalisation du droit coutumier autochtone sont omniprésents. Par formalisation du droit coutumier autochtone, j’entends la mise à l’écrit et la codification sous forme de lois justiciables des pratiques et principes normatifs qui sont culturellement intériorisés et qui étaient auparavant transmis principalement par le biais de la tradition orale.

Deux grandes questions concomitantes ont émergé pendant cette recherche doctorale : quels sont les motivations et les défis rencontrés par les institutions atikamekw nehirowisiwok dans leur démarche visant à formaliser un droit coutumier décrit comme étant souple, dynamique et adapté à son contexte d’application ? Comment, dans cette démarche, peuvent-elles traduire, sans trop trahir, un ordre normatif qui repose sur des principes épistémologiques et ontologiques qui ne sont pas nécessairement partagés par leurs interlocuteurs étatiques ? L’analyse de cette démarche menée par les Atikamekw Nehirowisiwok dans le contexte des négociations auprès des instances étatiques doit nécessairement tenir compte des enjeux de la traduction et de la formalisation des droits coutumiers autochtones. Les réflexions menées par Roberts (1998), Panikkar (1984), Jullien (2008), Salmond (2013, 2014), Cruikshank (1998), Wagner (1981) et Kirsh (2006) qui favorisent l’utilisation et la mise en valeur des conceptions normatives autochtones guident l’approche méthodologique et

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analytique développée dans cette thèse. Cette approche est discutée dans les chapitres 1 et 2.

Mettre en valeur les conceptions normatives autochtones exige de ma part – et de la part de tous les autres professionnels œuvrant auprès des Autochtones – d’entrer en relation avec mes interlocuteurs et partenaires autochtones et de m’intéresser aux principes épistémologiques et ontologiques qui donnent sens à leurs pratiques. Ici, je ne peux me permettre de documenter ces principes comme faisant partie du domaine de la « croyance » culturelle. Pour mener correctement cette étude, je dois rendre compte des logiques et modes et potentialités d’existence autochtones, même si elles peuvent remettre en question ou contredire des interprétations ou des visions du monde que je considérais jusqu’alors comme des acquis ou des vérités universelles ou absolues.

Il y a nécessairement un travail d’humilité à faire ici et l’approche favorisée dans cette thèse est redevable tout d’abord aux Atikamekw Nehirowisiwok eux-mêmes qui m’ont enseigné depuis les huit dernières années cette humilité, d’abord et avant tout par le partage de leurs savoirs et de leurs visions, articulés en termes d’expériences et de potentialités plutôt qu’en termes de vérités universelles. Cette ouverture et cette humilité ont été nécessaires tout au long de mon cheminement de recherche. Les résultats de cette recherche n’auraient pas eu la même valeur sans cette implication et cet engagement qui ont certainement contribué à semer le doute sur ma propre compréhension du monde. Je décris, dans le chapitre 2, certaines expériences vécues lors de mes séjours dans les communautés et au sein de notcimik, expériences que je considère comme étant marquantes dans mon cheminement personnel et pour cette recherche.

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La deuxième partie de cette thèse (chapitres 3 à 5) fait état de la contemporanéité des responsabilités et des droits territoriaux chez les Atikamekw Nehirowisiwok (Nehirowisiw otiperitamowin). Le chapitre 3 dresse un bilan des études menées par les Algonquinistes en lien avec les principes normatifs véhiculés dans les pratiques algonquiennes liées aux activités en forêt. Le chapitre 4 fait part de récits (tipatcimowina, atisokana) issus de la tradition orale qui portent des savoirs et des enseignements qui peuvent nous éclairer sur l’ordre normatif nehirowisiw. La tradition orale joue un rôle prépondérant à la transmission des savoirs normatifs au sein de la socialité nehirowisiw et peut fournir des matériaux intéressants pour l’analyse des droits coutumiers autochtones. Ce travail d’analyse, d’interprétation et de traduction apporte toutefois son lot de questionnements : Qui peut traduire, interpréter et analyser les récits autochtones et à partir de quel cadre d’analyse ? Comment écrire le droit coutumier à partir de ces récits sans trop réduire leur portée interprétative, sémantique et poétique ? Nous pourrons revenir sur ces quelques questions dans le chapitre 4.

Le chapitre 5 discute de la territorialité nehirowisiw – des relations politiques et ontologiques et des dynamiques de continuité et de transformation des rôles et des responsabilités territoriales nehirowisiwok dans le contexte contemporain. En mettant en relation la littérature existante portant sur les territoires de chasse familiaux algonquiens avec nos observations ethnographiques effectuées ces dernières années auprès des Atikamekw Nehirowisiwok, ce chapitre permet de démontrer les continuités et les transformations des pratiques et des principes normatifs liés aux activités de chasse et qui s’inscrivent dans la territorialité des Atikamekw Nehirowisiwok et des groupes algonquiens voisins comme les Eeyouch/Eenouch (Cris), les Innus et les Anicinabek (Algonquins) qui font partie de la même famille linguistique et qui partagent des liens familiaux avec les

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Atikamekw Nehirowisiwok. Ce chapitre expose certains défis et enjeux historiques et contemporains qui se posent dans les dynamiques d’enchevêtrement des territorialités autochtones et allochtones (Dussart et Poirier 2017).

Il y a certainement des rapports de pouvoirs asymétriques entre les systèmes de savoirs et les ordres normatifs autochtones et le droit étatique que cette thèse ne peut esquiver. La troisième partie de cette thèse (chapitres 6 et 7) discute précisément de ces rapports de pouvoir qui sont manifestes, par exemple, dans tout le processus de négociation territoriale globale mené par les instances étatiques et autochtones. Comme il a été mentionné précédemment, l’élaboration du code de pratiques nehirowisiw (orocowewin notcimik itatcihowin) est directement liée à ce contexte de négociation et au projet d’autodétermination des Atikamekw Nehirowisiwok. En discutant largement des paradigmes politiques étatiques qui orientent de manière pratiquement unilatérale ces négociations, cette troisième partie porte un regard critique sur les défis et obstacles que rencontrent les Atikamekw Nehirowisiwok dans leur projet d’autodétermination et discute des stratégies de résistance qu’ils élaborent à leur façon pour assurer un devenir qui réponde à leurs visions et à leurs valeurs fondamentales.

Enfin, cette troisième et dernière partie vient boucler la boucle de cette thèse en effectuant un retour sur les enjeux de la traduction et de la valorisation des conceptions normatives autochtones, comme de leurs principes épistémologiques et ontologiques. Nous revenons donc à notre question de départ : Comment traduire, formaliser et faire reconnaître auprès des instances étatiques un droit coutumier autochtone qui repose sur des principes épistémologiques et ontologiques qui ne soient pas nécessairement partagés par leurs interlocuteurs étatiques ? Sans nécessairement formuler une réponse schématique à cette

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question complexe, j’espère que les réflexions et matériaux ethnographiques qui se trouvent dans cette thèse puissent apporter matière à réflexion concernant la reconnaissance possible, réelle et souhaitable des ordres normatifs autochtones par l’État et, éventuellement, contribuer à l’application de mesures politiques et législatives concrètes favorisant la conciliation entre Autochtones et Allochtones qui font l’expérience de différents univers forestiers tout en partageant le même territoire.

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PARTIE I

APPROCHES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

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Chapitre 1

L’anthropologie juridique et l’anthropologie ontologique

Introduction

Ce premier chapitre dresse les bases théoriques et conceptuelles qui ont orienté l’approche analytique de cette recherche doctorale portant sur le processus d’élaboration du code de pratiques nehirowisiw (orocowewin notcimik itatcihowin). Les quatre premières sections de ce chapitre discutent des apports des travaux marquant l’anthropologie juridique et le pluralisme juridique dans l’étude des droits coutumiers autochtones et dans l’analyse du processus de formalisation de ces droits coutumiers pour répondre aux exigences des institutions étatiques.

À l’instar d’auteurs comme Coser (1962), Nader (1965), Comaroff et Roberts (1981), Rouland (1988), Merry (2012), je privilégie dans cette thèse une conciliation entre les approches substantielles et processuelles dans la description des ordres normatifs autochtones et dans l’analyse de la formalisation des droits coutumiers dans un contexte de négociation avec les institutions étatiques. Cette conciliation entre ces approches semble nécessaire afin de décrire les pratiques et principes normatifs autochtones et d’analyser in extenso leur articulation et leur traduction dans un contexte de négociation et de dialogue avec les institutions de l’État (Comaroff et Roberts 1981, Sahlins 1981, Rouland 1988; [1985]1989; 1995; 2007, Comaroff et Comaroff 1992).

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Ce chapitre discute de certains débats entre auteurs s’étant intéressés au phénomène du pluralisme juridique, aux processus de dialogue, d’enchevêtrement et de résistance entre les ordres normatifs autochtones et le droit étatique. Sans faire fi des rapports de pouvoir asymétriques entre institutions autochtones et étatiques, la cinquième section de ce chapitre, portant sur l’approche ontologique en anthropologie, offre des outils théoriques et méthodologiques importants pour réfléchir aux bases d’un dialogue égalitaire entre les institutions autochtones et étatiques. L’approche ontologique propose un recentrage des questions épistémologiques autour des théories de l’existence (Bird-David 1999, Viveiros de Castro 1998, 2007, 2009, Descola 2000, 2005, 2007, Ingold 1996, [2000]2011, 2004, Brunois 2007, Clammer et al. 2004, Blaser 2009a, 2009b, 2013a, Poirier 2004a, 2004b, 2008, 2013, 2017 et Henare et al. 2007). Cette approche, discutée dans la dernière section de ce chapitre, propose un recadrage conceptuel qui permet de rendre compte des modes et potentialités d’existence nehirowisiwok à partir de leurs propres conceptions et principes existentiels.

1.1. L’émergence de l’anthropologie juridique : D’Henry Maine

(1822-1888) à Max Gluckman (1911-1975)

À l’instar de tous domaines disciplinaires, l’anthropologie juridique s’est établie à partir de diverses approches, parfois complémentaires ou opposées. Comme le fait remarquer Joan Vincent (1990), la compréhension ou l’étude du droit (et du politique) doit tenir compte du contexte historique et culturel dans lequel il émerge. Les approches théoriques développées en anthropologie juridique sont sensiblement les mêmes que celles qui sont employées en anthropologie de manière générale. Que ce soit l’approche évolutionniste au XIXe siècle, l’approche

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culturaliste au début du XXe siècle, les approches fonctionnalistes, (post)structuralistes ou postmodernistes des dernières décennies, les approches développées par l’anthropologie juridique s’inscrivent dans le même parcours théorique que l’anthropologie en général.

Le développement théorique et idéologique du droit occidental contemporain, que ce soit le droit civil ou la common law, est lui également redevable à des transformations historiques. Par exemple, on peut reconnaître aujourd’hui l’influence de diverses théories du droit comme celles du droit naturel (lex naturalis), du droit positiviste et du droit réaliste dans la construction des ordres juridiques étatiques contemporains (Rouland 1988, Donovan 2008, Grammond 2013). Historiquement, le droit et l’anthropologie demeurent deux disciplines dont les réflexions et les approches théoriques semblent assez distinctes, mais avec des recoupements possibles. D’ailleurs, plusieurs anthropologues ayant marqué l’anthropologie juridique sont à la fois juristes et anthropologues (Maine, Morgan, Llewelly et Hoebel, Le Roy, Rouland, Roberts et Moore, parmi d’autres).

L’anthropologue et juriste anglais Henry Maine (1822-1888) suggérait dans son ouvrage Ancient Law ([1861]1894) le passage évolutif des ordres politico-juridiques. Selon lui, les sociétés « archaïques » demeurent dans un stade évolutif inférieur et sont coordonnées plus par les « instincts » et « sentiments » de leurs membres que par des lois (1894 : 365, je souligne). Pour Maine, chaque société se retrouve dans un moment particulier de leur processus évolutif rectiligne menant à la Civilisation telle que conçue par les Occidentaux. Selon la perspective évolutionniste de Maine, le modèle d’organisation juridique d’une société est intrinsèquement lié à son modèle d’organisation politique et religieuse. Cet auteur propose trois étapes de développement du droit : le droit théiste issu des déités, le

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droit coutumier et le droit codifié (1894). Le droit codifié serait ainsi l’apanage du modèle d’organisation étatique. La distinction entre ces trois stades de développement du droit préconise l’idée d’échelle de complexité du droit et d’une mise en inégalité des ordres normatifs autochtones et étatiques. Cette position de Maine rejoint celle de son contemporain Lewis Henry Morgan (1818-1881) qui dans son ouvrage Ancient Society ([1877]1964) distingue également trois stades évolutifs dans le développement des organisations sociales humaines : la sauvagerie, le barbarisme et la civilisation. À partir de ses études menées chez les Iroquois, Morgan ([1877]1964, [1851]1999) a largement décrit le mode d’organisation sociale et politique iroquois basé sur un système de parenté complexe. Les contributions ethnographiques et théoriques de cet anthropologue et juriste vont inspirer les travaux ultérieurs en anthropologie politique et juridique.

Vers la fin du XIXe siècle avec les travaux de Franz Boas, mais principalement au courant du XXe siècle, un nombre important de travaux ethnographiques réalisés au sein de diverses sociétés rejetteront les modèles évolutionnistes de Maine et de Morgan et les travaux ultérieurs menés en anthropologie juridique ont entrepris ce changement de paradigme. Entre les années 1920 et 1960, plusieurs anthropologues, dont Malinowski (1884-1942) et Gluckman (1911-1975), ont travaillé essentiellement dans des situations coloniales et tentaient de comprendre et de valoriser les ordres normatifs autochtones (Moore 2005 : 67). Par exemple, dans ses études menées auprès des Trobriandais, Malinowski démontre comment les rapports d’échanges réciproques, comme les échanges cérémoniels de la kula, s’inscrivent dans le domaine du règlement juridique (legal rules) et concourent à assurer les forces cohésives :

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[T]here must be in all societies a class of rules too practical to be backed up by religious sanctions, too burdensome to be left to mere goodwill, too personally vital to individuals to be enforced by any abstract agency. This is the domain of legal rules (Malinowski 1926 : 67).

À partir d’une expérience de terrain soutenue auprès des Trobriandais (Papouasie-Nouvelle-Guinée), plusieurs s’entendent pour dire que Malinowski a largement contribué au développement de l’approche fonctionnaliste en anthropologie juridique (Moore 2005, Donovan 2008). Les travaux de Malinowski, comme ceux de Gluckman, décrivant les complexités et logiques normatives autochtones, ont participé à l’élargissement conceptuel du droit.

Les travaux de Gluckman se sont intéressés à la pratique du droit coutumier chez les Barotses [Lozis] (Zambie [Rhodésie du Nord]). À partir d’études de résolution de conflits (trouble case method), Gluckman met de l’avant la notion « d’humain raisonnable » (reasonable man) qui qualifie la prise de décisions réfléchies et l’usage du jugement dans l’application de normes sociales dans le but de régler un cas de dispute (Gluckman 1955 :33) :

“Reasonable behavior” thus covers different measures of conformity with ideal norms, as envisaged by the kula. In part, it demands scrupulous observance of important modes of behavior, and some conformity with unimportant modes. Even observances of etiquette and convention may enter into it. Since Lozi courts are largely concerned with the behavior of parties occupying positions of status, each party should have conformed to the customary usages, etiquette and conventions which are appropriate to his social position in a specific relationship. Hence the reasonable man of Lozi law might be more accurately described as the reasonable and customary occupier of a specific position… (Gluckman 1955: 155).

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En s’intéressant aux logiques et aux discours juridiques tenus au sein des Cours de justice (mises en place par des agents coloniaux anglais) chez les Barotses, Gluckman décrit les logiques juridiques autochtones comme étant aussi judicieuses et raisonnées que les logiques britanniques. Il soutient toutefois que les relations entre les Barotses sont « multiplex » puisque le statut des membres de cette société se définit au sein d’un réseau social (familial, religieux, économique) complexe, contrairement aux sociétés occidentales (plus particulièrement la société anglaise) où les relations sont davantage centrées sur les intérêts individuels (Gluckman 1965 :5).

Gluckman suggère que les règles juridiques en vigueur chez les Barotses font partie de la coutume locale, définie au sein des pratiques usuelles. Il conçoit alors le droit coutumier barotse comme étant empreint de valeurs et comprenant des règles de conduite socialement reconnues et appliquées lors de la résolution de conflit (Gluckman 1955 : 236; 1963 :47). La figure du reasonable man se définit en relation à un idéal comportemental auquel les membres et institutions barotses se réfèrent pour assurer le respect des valeurs partagées et la régulation sociale. Gluckman s’intéresse donc aux mécanismes normatifs appliqués au sein d’une société afin d’assurer la cohésion sociale d’un groupe et à la reproduction de ses structures fondamentales dans le temps et l’espace. Gluckman, dont les travaux ont porté sur les pratiques juridiques coloniales et coutumières chez les Barotses en Afrique, a été l’un des premiers anthropologues à s’intéresser à la Cour de justice comme lieu et objet d’étude ethnographique.

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1.2. Les études sur la résolution des conflits et la conciliation des

approches substantielles et processuelles dans l’analyse des

ordres normatifs autochtones

À l’instar des travaux de Hoebel (1954) et Llewellyn et Hoebel (1941), les travaux de Gluckman ont contribué à orienter l’anthropologie juridique vers l’étude des processus de résolution de conflits. Cette orientation influencera d’ailleurs grandement l’anthropologue Laura Nader pour qui l’étude des résolutions de conflits s’avère une voie de prédilection pour l’anthropologie juridique (Nader 1965, 1990, 2002). Nader entend le conflit autant comme produit culturel et comme source de stabilité et de changement sociaux (1965 : 16-17). L’étude de résolution de conflits permet, selon Nader, d’identifier les règles juridiques partagées par les membres d’une société et d’évaluer les rôles, fonctions et processus de jugement d’institutions juridiques comme la Cour de justice (1965 : 17).

En continuité avec les travaux de Coser (1962), Nader (1965) et Gluckman (1968), l’ouvrage de Comaroff et Roberts (1981) intitulé Rules and Process : The Cultural Logic of Dispute in an African Context, s’intéresse à la fois aux règles de conduite partagées et aux processus normatifs menés par les institutions sociales. Selon ces auteurs, les travaux antérieurs ont été trop centrés sur les règles sociales et l’écart par rapport à ces dernières (rule-centered paradigm) et pas suffisamment sur les dynamismes et interactions sociales qui façonnent les règles et normes au sein des processus de règlement de conflit (processual paradigm). Selon les auteurs, les deux paradigmes analytiques – rule-centered paradigm et processual paradigm – renvoient à une compréhension différente du « conflit ». Ainsi, dans les travaux centrés sur la description des règles de conduite, le conflit est régulièrement décrit comme un comportement déviant ou un caractère

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pathologique : le conflit survient lorsqu’il y a une rupture dans l’application des pratiques et principes normatifs (Comaroff et Roberts 1981 : 5). Au contraire, les travaux trop centrés sur les processus juridiques décrivent le conflit comme étant omniprésent et inévitable, laissant peu de place à la description des pratiques et des principes normatifs agissant sur la cohésion sociale (Ibid.).

La distinction entre ce que Comaroff et Roberts (1981) nomment les paradigmes processuels (processual) et substantiels (rule-centered) dans les études sur la résolution des conflits, avait déjà été énoncée par Laura Nader dans son article The Anthropological Study of Law (1965). Selon Nader, le paradigme processuel s’intéresse aux activités inscrites dans les procédures judiciaires et qui sont rattachées à des modèles d’organisation politique ou gouvernementale. Le paradigme substantiel réfère plutôt aux règles socialement définies et liées aux aspects socioéconomiques et aux principes normatifs partagés par les membres des sociétés.

Les études de Nader (1965, 1990, 2002), mettant l’accent sur les processus de résolution des conflits (paradigme processuel), ont été sans contredit déterminantes dans le développement de cette approche analytique. Pour Nader, les ethnographies juridiques devraient prendre en considération autant : (1) les contextes généraux qui englobent les phénomènes de contrôle social ; (2) la variabilité des fonctions juridiques selon le contexte culturel et ; (3) la mise en relation des considérations empiriques et analytiques (1965 :17-18). Selon Rouland (1988), l’approche processuelle développée par Nader offre des avantages incontestables :

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D’une part, d’un point de vue anthropologique [l’approche processuelle] se prête infiniment mieux que la normative [ou substantielle] à la comparaison culturelle, et ramène dans l’orbite du droit nombre de sociétés. Sur le plan philosophique, elle conforte donc les tenants de la thèse de l’universalité du droit. D’autre part, elle est plus adaptée que la normative [substantielle] à l’étude du changement, si importante à notre époque qui voit se multiplier les phénomènes d’acculturation (Rouland 1988 : 73).

Enfin, pour Comaroff et Roberts (1981), ces deux approches (ou paradigmes) sont pertinentes pour comprendre à la fois ce que les groupes définissent comme pratiques et principes normatifs et la manière dont ceux-ci s’articulent et s’actualisent dans divers contextes. La meilleure approche se définit probablement dans une combinaison des deux approches, ce que Rouland nomme l’approche synthétique (1988 : 73). Dans le cadre de cette thèse, nous nous inspirons de cette approche synthétique, conciliant les approches substantielle et processuelle dans l’étude des ordres normatifs et dans l’analyse de la formalisation et de la traduction des pratiques et principes normatifs autochtones dans un contexte de négociation avec des instances allochtones. Il existe toute une dynamique de reproduction, de négociation et d’ « indigénisation » (ou de relecture culturelle) des savoirs normatifs autochtones que cette thèse se propose de décrire.

1.3. Les enjeux de la formalisation des droits coutumiers autochtones

Plusieurs anthropologues, dont Francis Snyder (1981), Martin Chanock (1985, 1989), Sally Falk Moore (1986) et Sally Engle Merry (1991) se sont intéressés aux processus d’élaboration et d’application de droits coutumiers africains tels que reconnus par la Grande-Bretagne. Selon Chanock (1985), la reconnaissance

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