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Depuis au moins le milieu des années 1950, plusieurs anthropologues et sociologues9 ont mené des travaux s’intéressant aux espaces de coexistence, de

codétermination et aussi de résistance qui se déploient entre les ordres normatifs autochtones et étatiques. Pour certains, comme Griffiths (1986) et Benda-Beckmann (2002), influencés par les travaux de Sally Falk Moore (1973, 1978), les ordres normatifs se définissent dans des relations complexes de compétition, d’interaction, de négociation et d’isolationnisme. Ainsi, les recherches portant sur le pluralisme juridique permettent d’analyser les processus de négociation et de reformulation qui se produisent – dans un rapport souvent asymétrique – entre, par exemple, les ordres normatifs autochtones et étatiques (Merry 1988).

Dans le cadre de cette section, il est impossible de faire état de tous ces travaux, mais il semble nécessaire ici d’exposer une certaine compréhension anthropologique du phénomène du pluralisme juridique et de partager certains questionnements d’auteurs sur le problème analytique de l’élargissement conceptuel du domaine juridique.

Dans son texte What is Legal Pluralism ?, John Griffiths (1986) propose une recension critique des écrits reliés au pluralisme juridique. Selon l’auteur, l’un des plus grands défis du pluralisme juridique est de se défaire de la logique du « centralisme juridique » selon laquelle le domaine du droit est intrinsèquement lié

9 Je pense notamment à Nader (1965,1990), Moore (1973, 1978, 1986), Comaroff et Roberts

(1981), Benda-Beckmann (1984, 2002), Fitzpatrick (1984), Chanock (1985, 1989), Griffiths (1986), Santos (1987, 2004), Starr et Collier (1989), Merry (1988, 2000, 2001), Greenhouse (1998), parmi d’autres.

à une idéologie et à une revendication politique et morale exclusive des États- nations modernes (1986 :1).

Cette logique du « centralisme juridique », portée par des acteurs et institutions étatiques, privilégie l’application de droits « particuliers » à des groupes « minoritaires », droits qui sont dans les faits définis et incorporés au sein du droit étatique ou international. Cette logique est celle qui est en œuvre, par exemple, au sein des États (post)coloniaux qui reconnaissent une forme de droit coutumier autochtone encadrée par le droit étatique colonial. Comme nous l’avons vu précédemment, la formalisation du droit coutumier en Afrique (mais aussi en Inde et en Nouvelle-Calédonie) s’est réalisée, entre autres, par des officiers coloniaux qui déterminaient l’acceptabilité ou non des règles coutumières par rapport aux pratiques et principes normatifs britanniques ou français (Snyder 1981, Chanock 1985, Griffiths 1986, Moore 1986). Cette imposition de pratiques et de principes normatifs occidentaux dans les ordres normatifs autochtones produit ce que Régis Lafargue (2003) nomme la « coutume judiciaire » et fait partie de ce que Ghislain Otis (2012) nomme le « pluralisme juridique intra-étatique », se différenciant ainsi du « pluralisme exo- (ou extra-) étatique ». Dans le pluralisme juridique intra- étatique, l’État reconnaît l’existence de divers ordres normatifs en son sein, pourvu qu’ils ne remettent pas en question le droit étatique (dans ses pratiques et principes normatifs).

Le théoricien du droit Ghislain Otis (2012, 2013) distingue trois types de pluralisme juridique : 1) le pluralisme extra-étatique ; 2) le pluralisme intra-étatique ; et 3) le pluralisme radical. Le pluralisme extra-étatique (1) sous-entend la non- reconnaissance par l’État de la pluralité des ordres normatifs. Selon ce type de pluralisme, le dialogue entre les ordres normatifs n’est aucunement

institutionnalisé, ni même reconnu. Otis qualifie cette non-reconnaissance ou ce « dialogue monologique » comme une forme d’« autisme juridique » (2013). Cette non-reconnaissance des droits coutumiers autochtones de la part de l’État ne signifie pas que dans la pratique ces droits coutumiers ne sont pas exercés. En fait, comme il est souligné dans cette thèse, une partie importante des pratiques et principes normatifs nehirowisiwok ne sont pas reconnus par les institutions étatiques qui ne (re)connaissent pas ou qui rejettent certains de ces principes et de ces pratiques.

Dans le deuxième type de pluralisme juridique distingué par Otis (2012) et que nous avons vu un peu plus tôt, le pluralisme intra-étatique, le droit étatique reconnaît la coexistence de divers ordres normatifs au sein de l’État. Cette reconnaissance est toutefois limitée dans le sens où l’État s’assure que ces divers ordres normatifs ne remettent pas en question l’autorité ni le système juridique de l’État. Enfin, le type de pluralisme dit radical (3) suppose que la différence ou la pluralité des ordres normatifs n’est pas possible au sein d’un État de droit puisque la reconnaissance du droit coutumier autochtone au sein du droit étatique équivaut d’ores et déjà à son absorption, à la négation de ce qui caractérisait sa différence « radicale ». Selon ce dernier type de pluralisme, l’individu est le point d’intersection entre les ordres normatifs décrits comme non coordonnés (Otis 2012, voir aussi Vanderlinden 2004 et Macdonald 2011). La différenciation de ces types de pluralisme vient en bonne partie, mais pas uniquement, des rapports de pouvoir qui sont entretenus entre les institutions étatiques et autochtones.

Dans son article, Legal Pluralism : Review Essay, Merry (1988) distingue le « pluralisme juridique classique » du « nouveau pluralisme juridique ». Le « pluralisme juridique classique » réfère aux travaux effectués auprès des sociétés

coloniales et postcoloniales qui proposent des analyses sur les intersections entre les ordres normatifs autochtones et étatiques (Merry 1988 : 872). Ces travaux ont pour mérite (1) d’accorder une attention particulière aux espaces de rencontres entre des ordres normatifs fondamentalement distincts ; (2) de décrire les contextes sociohistoriques de l’élaboration et de la formalisation des droits coutumiers autochtones et (3) d’expliciter la provenance de divers ordres normatifs et d’identifier les dynamiques de restructuration et de résistance qui se produisent entre les ordres normatifs autochtones et étatiques (Merry 1988 : 873).

Le « nouveau pluralisme juridique », développé au début des années 1970, s’intéresse davantage à la pluralité des règles sociales au sein des sociétés industrielles en Europe et aux États-Unis (voir par exemple les travaux de Moore 1973 ; 1978, Merry 1979, Nader 1980 et de Greenhouse 1982). Selon les tenants du nouveau pluralisme juridique, une pluralité d’ordres normatifs est présente dans toutes les sociétés. Les travaux identifiés au « nouveau pluralisme juridique » s’intéressent aux interrelations entre les ordres normatifs issus des institutions juridiques officielles et ceux qui sont issus d’organisations non officielles (Merry 1988 : 872-873). Ces travaux peuvent prendre en compte, par exemple, des règles de conduite partagées par les membres œuvrant au sein d’une corporation, du monde universitaire, des forces armées, etc. (Ibid. : 870).

Dans son texte, Merry (1988) demeure prudente dans le choix des concepts utilisés lorsqu’elle discute du « nouveau pluralisme juridique ». Régulièrement, elle préfère utiliser les termes « ordre normatif » plutôt que « droit » ou « ordre juridique ». Contrairement à Griffiths (1986), Merry considère qu’il est erroné d’inclure dans le domaine du droit tout ce qui est compris comme ordre normatif (Merry 1988 : 871 ; 878-879). L’auteur souligne que dans le « nouveau pluralisme

juridique », aucune définition précise ne permet de bien discerner le domaine du droit des autres ordres normatifs. Cette lacune est identifiée par plusieurs autres auteurs, dont Simon Roberts (1998).

Dans son texte Against Legal Pluralism : Some Reflections on the Contemporary Enlargement of the Legal Domain, Simon Roberts (1998) est méfiant de l’approche adoptée par plusieurs anthropologues qui mettent de l’avant le pluralisme juridique. En reprenant en quelque sorte les critiques de Bohannan (1957) et de Merry (1988), Roberts (1998) soutient que l’inclusion des phénomènes de régulation et de cohésion sociales non occidentales au sein des catégories occidentales, comme le droit, a pour effet de créer une distorsion conceptuelle et analytique. En continuité avec Bohannan (1957), Roberts privilégie la mise en valeur des conceptions locales: « we should begin that process in their own terms, not by telling them what they ‘are’ » (1998 : 105).

Selon Roberts (Ibid.), le pluralisme juridique se retrouve dans une position épistémologique et méthodologique instable. L’élargissement conceptuel du droit par les juristes et les anthropologues a mené à une définition éclectique du droit comprenant à peu près tout ce qui englobe le domaine de la normativité sociale. Certains tenants du pluralisme juridique expliquent que l’élargissement conceptuel du droit est nécessaire pour inclure les divers ordres normatifs et pour réaliser des études comparatives (Griffiths 1986, Benda-Beckmann 2002, Santos 2004). Selon Roberts (1998 : 105), les études comparatives en soi peuvent être intéressantes, mais les démarches entreprises doivent nécessairement tenir compte de leur propre limite, celle de travailler à partir d’un cadre d’analyse étranger aux ordres normatifs comparés:

The problem of invoking law as a category of analysis is that it stands out in terms of both its provenance and its confident self-definition when we use it to gain purchase on adjacent forms of ordering. So much of our sense of what law ‘is’, is bound up with, and has been created through, law’s association with a particular history – early on, the emergence of secular government in Europe; later, the management of colonial expansion (Roberts 1998:98).

Ainsi, selon Roberts, l’on ne peut évacuer du concept de droit son bagage historique et culturel. Selon lui, il est difficilement concevable de définir le droit en dehors de la définition comprise par les institutions sociales et politiques l’ayant élaboré (Roberts 1998 : 105). En ce qui a trait aux études comparatives, l’auteur préfère d’abord la mise en valeur des conceptions locales. Ce n’est qu’après avoir bien documenté ces conceptions et défini leur sens à partir des pratiques et principes normatifs locaux que l’on peut penser à les mettre en commun avec d’autres. Le défi demeure dans la transition et la traduction des univers normatifs locaux à un niveau analytique et comparatif (Roberts 1998 : 104-105). Cet exercice de traduction des normativités locales vers le juridique est toutefois nécessaire à la comparaison et à l’analyse des dynamiques d’enchevêtrement, de négociation et de résistance entre les ordres normatifs autochtones et étatiques. Inversement, l’exercice de traduction des concepts juridiques étatiques vers les normativités locales peut également être tout à fait utile à la comparaison et à la création de nouveaux sens juridiques plus conforme aux philosophies et pratiques autochtones (Turner 2006, Tully 2008a).

Les propos de Roberts résumés précédemment sont importants puisqu’ils nous incitent à décliner le concept et le domaine du droit, mais aussi ceux du pouvoir, de l’autorité et de la justice dans leur formation historique et dans leurs pratiques. Enfin, cela nous amènera à nous demander s’il existe ce que Panikkar (1984)

nomme des équivalences homéomorphes entre ces domaines – selon leurs déclinaisons et leurs pratiques – et les pratiques et taxonomies autochtones ou plus précisément celles des Atikamekw Nehirowisiwok.

L’équivalence homéomorphe ne propose pas d’universaux, ni même une véritable analogie. Elle propose plutôt « une équivalence fonctionnelle particulière découverte par le moyen d’une transformation topologique. Elle est une sorte d’analogie fonctionnelle existentielle » (Panikkar 1984 :5). L’utilisation de ces homéomorphismes n’entraîne pas la réduction ou l’absorption des différences, de l’altérité, mais, au contraire, participe à leur reconnaissance et à leur mise en « dia- logue ». Je reprends ici le terme de François Jullien (2008) qui insiste sur le fait que le dialogue interculturel prend forme autant dans l’échange, le partage et l’interaction que dans la rupture et l’écart épistémologiques, d’où la présence du trait d’union qui sert à marquer la distance, l’écart épistémologique et ontologique qui subsiste dans la rencontre.

Comme le mentionnait à juste titre Robert Vachon, cofondateur et ancien directeur de l’Institut interculturel de Montréal :

[Il existe] à travers le monde, non seulement plusieurs variantes, modalités et applications de ce que l’Occident nomme le droit, mais plusieurs systèmes, ou mieux « cultures juridiques », dont les différences ne sont pas uniquement procédurales, mais se situent au niveau substantiel, à savoir au niveau profond de leurs postulats réciproques. Différences si radicales qu’on pourrait même dire qu’il n’y a même rien d’analogue entre elles. Ce sont des cultures juridiques « homéomorphes », c’est-à-dire si substantiellement différentes au niveau de leurs natures mêmes et de leurs postulats, qu’on ne saurait parler que d’équivalences fonctionnelles entre elles (…) [Dans cette perspective], l’étude du pluralisme juridique n’est pas la simple étude de

la pluralité juridique (…) Ce n’est pas non plus du droit comparé. Il ne s’agit donc pas de multiperspectivisme, c’est-à-dire où on aurait différents points de vue culturels sur une seule et même question. Il s’agit plutôt d’un dialogue entre cultures différentes qui diffèrent justement non seulement sur la façon de poser, mais sur la nature même de la question, qui n’est pas justement une seule et même question. (1990 : 164-165; 171-172).

Cette citation résume bien, je crois, les défis comme les richesses que peut apporter le dialogue interculturel autour de la question des droits, des pouvoirs et des responsabilités. Dans un premier temps, il semble nécessaire de se donner des outils conceptuels, analytiques et méthodologiques permettant de mieux saisir l’altérité, même si cela peut provoquer une certaine déstabilisation et une remise en question de notre propre vision et compréhension du monde qui sont profondément ancrées. L’approche ontologique en anthropologie discutée dans la section suivante donne, à mon avis, ces outils permettant de réfléchir l’altérité et le dialogue interculturel.

1.5. L’anthropologie ontologique

Ce que propose l’approche ontologique c’est de considérer la différence et l’altérité selon les principes ontologiques et épistémologiques des interlocuteurs (Viveiros de Castro 2009, Poirier 2013). L’approche ontologique en anthropologie, grandement influencée par les travaux d’Ingold (1996, [2000]2011, 2004), Viveiros de Castro (1998, 2007, 2009), Bird-David (1999), Descola (2000, 2005, 2007), Clammer et al. (2004), Poirier (2004a, 2004b), Brunois (2007), Blaser (2009a, 2009b, 2013a, 2013b), parmi d’autres, propose un recentrage des questions

épistémologiques autour des théories de l’existence (Blaser 2013a :558, Henare et al. 2007 :8, Poirier 2013 :53) :

Ontology refers to the nature of reality, to the nature of things (persons and objects) and to the nature of their relations as conceived, lived, experienced and acted upon by a world’s social agents. The ontological turn allows us to investigate not so much the diversity of worldviews – that is varying representations of the same world – but the multiplicity of worlds (Poirier 2013: 53).

En reconnaissant une multiplicité des mondes, l’approche ontologique va au-delà de l’universalisme (un monde/une nature humaine) et du multiculturalisme (un monde/plusieurs cultures). L’approche ontologique s’accorde plutôt au « multinaturalisme » (des mondes/des cultures) qui implique la potentialité de la coexistence de plusieurs mondes (au sens propre) (Viveiros de Castro 1998). Être conséquent avec cette approche signifie la remise en question de la suprématie de la pensée moderne et de l’ontologie naturaliste – impliquant une objectivation de la nature et une dichotomie Nature/Culture (Descola 2005)10. Ainsi, l’approche

ontologique encourage d’une certaine manière ce que Bruno Latour (1991) nomme une « anthropologie symétrique », une approche selon laquelle les ontologies autochtones doivent être considérées à partir de leurs propres termes et non pas, de manière asymétrique, à partir des conceptions occidentales. Cette approche ne nie pas l’existence des rapports de pouvoirs inégaux entretenus, par exemple, par les institutions juridiques étatiques à l’égard des Autochtones. Cette approche reconnaît les tensions existant entre les projets politiques et culturels des

10 Je reprends ici la typologie développée par Philippe Descola (2005), distinguant l’ontologie

naturaliste (distinction nature/culture), l’ontologie animiste (attribution d’une socialité aux non- humains, distinction entre humain et non-humain par le corps, la physicalité), l’ontologie totémiste (attribution aux humains des principes de différenciations reconnues chez les non-humains ; formation des entités claniques) et l’ontologie analogique (attribution de dualismes et de discontinuités des intériorités et des physicalités à la fois chez les humains et les non-humains).

Autochtones et des États (post)coloniaux (Escobar 2008). L’approche ontologique, et plus particulièrement l’ontologie politique, offre néanmoins des outils théoriques et méthodologiques importants pour réfléchir aux bases d’un dialogue égalitaire entre les institutions autochtones et étatiques.

Les ontologies, nous rappellent Clammer et al. (2004 :4), se rencontrent, se redéfinissent et peuvent parfois entrer en conflits. C’est en ce sens que la rencontre des ontologies porte inévitablement une dimension politique (Clammer et al. 2004 :6). Ici, j’emprunterai la notion d’ « ontologie politique » développée par Mario Blaser (2009a, 2009b, 2013a, 2013b) qui explicite bien, selon moi, ces dynamiques de négociations ontologiques, mais également des dynamiques de négociations entre les « personnes11 » (humaines/non-humaines) qui interagissent

dans un univers de relations:

[T]he term political ontology has two connected meanings. On the one hand, it refers to the power-laden negotiations involved in bringing into being the entities that make up a particular world or ontology. On the other hand, it refers to a field of study that focuses on these negotiations but also on the conflicts that ensue as different worlds or ontologies strive to sustain their own existence as they interact and mingle with each other (Blaser 2009b :10)

La notion d’ontologie politique développée par Blaser réfère à la fois à la coexistence et aux pratiques négociées entre les personnes humaines et non- humaines au sein d’un univers partagé et à la coexistence et aux pratiques négociées entre les ontologies. La notion d’ontologie politique implique donc la reconnaissance de la multiplicité des modes et potentialités d’existence et des modes et mondes politiques. Ultimement, l’ontologie politique vise aussi à ce que

le dialogue interculturel et les négociations entre, par exemple, les Autochtones et l’État puissent s’opérer sur un mode plus égalitaire et dans le respect de la différence et des ontologies autochtones.

La notion d’ontologie politique, telle que définie par Blaser, est très près de la notion de cosmopolitique élaborée par Stengers (2003 ; 2005), Poirier (2008) et De la Cadena (2010). Le cosmopolitique, tout comme l’ontologie politique, sous- entend la multiplicité, la coexistence des mondes et l’articulation ou le dialogue entre ces mondes (Stengers 2005 : 995, Poirier 2008 :76, De la Cadena 2010 : 346). Ces mondes, ces ontologies, ne doivent pas être compris comme des ensembles homogènes et immuables. Il y a nécessairement une diversité et une multiplicité au sein d’un même monde et entre les mondes. Si le terme « cosmos » désigne les modes d’existence définis par l’enchevêtrement de valeurs et d’obligations (Stengers 2003 : 339), le terme « politique » désigne le multiple, la divergence et la négociation. Le politique demeure en fait « le lieu d’émergence des dynamismes sociaux confrontés et affrontés » (Balandier 2004 : ix). Les dynamiques politiques au sein des ontologies supposent dès lors une hétérogénéité, une négociation et une coexistence de valeurs et de pratiques.

À l’instar du cosmopolitique tel qu’entendu par les auteurs cités ci-dessus, l’ontologie politique admet également que les entités non-humaines sont potentiellement porteuses d’un pouvoir d’agir et d’intentionnalités (Stengers 2003; 2005, Poirier 2008; 2013, Blaser 2009a; 2009b; 2013a, De la Cadena 2010; 2012). Cette potentialité a été largement documentée dans les ethnographies réalisées auprès des populations algonquiennes (Hallowell [1960]1981, Brightman [1973]2002 ; 2007, Feit 1994 ; 2000 ; 2004, Scott 1996 ; 2007, Tanner 2004 ; 2007). Elle est par ailleurs inscrite dans la langue vernaculaire algonquienne par la

distinction des genres animés et inanimés selon la capacité d’action de la « personne » nommée : « Animate substantives are called those which denote beings and things that are living, or have been living, really or by acceptation» (Baraga 1850 :18-20). Ainsi, certaines pierres, certains matériaux (comme l’écorce de bouleau), le tambour – teweikan – (voir Jérôme 2010) ou le pain bannique – pakwecikan – sont des exemples d’objets/personnes ayant le potentiel d’être vivant « par acceptation ». La différence entre les genres animé et inanimé ne relève pas de la nature même de l’objet/personne, mais de la relation que le locuteur entretient avec l’objet ou la personne désignée et du contexte spécifique de cette relation.

Dans le cadre d’un échange informel, un ami atikamekw nehirowisiw m’a raconté un de ses séjours au sein de son territoire de chasse familial où il a entendu de longs sons graves. En l’écoutant raconter son expérience, un membre aîné de sa famille lui répondit calmement que cela était très certainement le son de grosses pierres (micta asiniwok) en train de se déplacer par elles-mêmes. Selon mon interlocuteur, les pierres ont la potentialité de se mouvoir, d’être vivantes. Cette potentialité des pierres a également été décrite par d’autres interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok lors de mes séjours au sein de territoires de chasse familiaux et par des chercheurs algonquinistes, dont Jérôme (2010) et Poirier (2013) chez les Atikamekw Nehirowisiwok et Hallowell ([1960]1981) chez les Ojibwas. Hallowell soutient également que les potentialités des pierres (ou autres objets/personnes) ne tiennent pas de la nature (de l’essence) des