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Dans le chapitre 2, nous avons brièvement abordé l’influence de l’opinion publique et du commérage sur les comportements des personnes. Flannery (1934) a consacré un article sur la question du commérage chez les femmes eeyouch et Speck (1933 :579) a également abordé cet aspect en soulignant que l’opinion publique et le commérage peuvent agir comme forme punitive pour une personne ou un groupe de personnes ayant commis certaines offenses sociales du point de vue des autres membres du groupe (voir aussi Lacasse 2004 :88). Lips (1947), dans son essai sur le droit coutumier naskapi36, accorde également une place

prédominante à l’opinion publique dans le maintien de la cohésion sociale :

The only machinery which regulates and, to a certain degree, enforces this part of Naskapi law, is public opinion (...) For the Montagnais- Naskapi the maintenance of the peace of the community is fundamental and the strongest preventive against violation of the peace is public opinion. (…) It works not only preventively but also punitively and it also asserts itself when the peace of the community has been violated. This comes about slowly, however, and then only when the peace of the community rather than that of the individual or family is disturbed. (…) [O]nce public opinion is aroused, it then has a totalitarian meaning because it is the opinion of the whole and which, in contrast to the multiple class opinions of modern civilizations, is a single class

community with the same mutual problems, interests, and necessities. (Lips 1947:442; 471-472)

L’opinion publique, selon Lips, joue un rôle central dans l’application de certaines règles sociales. L’opinion publique pourrait exercer à elle seule un pouvoir de contrainte pour les membres des familles algonquiennes. Lips, dans sa monographie, donne plusieurs exemples en ce sens. L’opinion publique assure notamment qu’une personne ayant chassé sur le territoire familial d’une autre personne ou pris de la nourriture ou des outils d’un autre chasseur doive lui rendre en retour lorsqu’elle en aura les moyens. Dans le cas contraire, la réputation de la personne sera entachée et elle pourrait se voir exclue de certains réseaux de solidarité (1947 :473).

Lips (1947 :401-402) documente également l’influence des responsables de territoire (ka nikaniwitcik) et des chefs de bande (okimaw) dans le processus de résolution des conflits, particulièrement à la résolution des discordes territoriales. Selon Lips (Op. cit.), le statut de ces personnes est fortement influencé par l’opinion publique. Nous reviendrons sur ces énoncés dans la section suivante.

L’opinion publique et le commérage ont un pouvoir certain de dissuasion et de renforcement normatif, mais il arrive dans certains cas que cette mesure soit insuffisante. On m’a raconté, par exemple, un épisode où un jeune chasseur de Manawan, très habile à la chasse, avait fait fi des commentaires et des avertissements faits par les membres de sa famille et de sa communauté qui l’empressaient de diminuer le nombre de ses prises parce que sa chasse avait déjà comblé les besoins des familles. Le jeune chasseur n’a pas écouté ces recommandations et a continué à chasser jusqu’au jour où un aîné de sa famille lui confisque son arme pour une période de trois ou quatre ans. Les membres de la

communauté et le jeune chasseur lui-même ont reconnu la légitimité et la valeur de cette sanction. Le jeune chasseur a respecté l’interdiction de chasse pour la période désignée et dit avoir appris de cette sanction.

Selon certains interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok, les familles pouvaient dans le passé prendre des mesures plus draconiennes auprès des personnes ayant commis une faute grave (ex. meurtre, jeter des mauvais sorts aux familles menant à la famine et à la mort). Une mesure exceptionnelle face à ces fautes était l’ostracisme. La personne ostracisée, exclue de ses propres réseaux familiaux, était alors vouée à l’errance et sa vie était largement en danger. Speck (1933) et Lips (1947) ont aussi documenté la pratique de l’ostracisme comme sanction humaine apposée suite à une faute grave d’une personne, mais dans un contexte où les rapports de solidarités et de coopérations sociales étaient nécessaires à la survie des chasseurs. Selon les observations de ces auteurs, l’exclusion de la personne par des membres de son groupe (famille élargie) pouvait être d’une durée temporaire, comme elle pouvait entraîner une rupture sociale permanente. Dans certains récits, cette personne devient à ce moment errante et peut revêtir plusieurs formes (voir chapitre 2). L’une de ces formes documentées par Speck (1933 :565-587, voir aussi Cooper 1925-1937) est le witiko. Le witiko est décrit comme un anthropophage désirant venger son exclusion sociale. Cette entité a l’apparence humaine et, dans les récits (atisokana), le bris de certaines règles [comme des enfants qui osent eux-mêmes pratiquer la scapulomancie37] peut

37 La scapulomancie est une pratique à laquelle s’adonnait les chasseurs algonquiens pour repérer

les animaux et reconnaître leur déplacement au sein du territoire. Cette pratique était effectuée habituellement avec l’omoplate de l’ours, du caribou ou de l’orignal mise dans le feu. La lecture des figures dessinées par le feu sur l’omoplate donnait les informations nécessaires aux chasseurs. Pour les Atikamekw Nehirowisiwok, il était strictement interdit aux enfants de s’adonner à de telles pratiques. Personnellement, je n’ai pas observé cette pratique. J’en ai pris connaissance au travers

attirer le witiko (documentation Cooper, 1925-1937). Dans ces récits (atisokana) recueillis par Cooper (Op. cit.), les enfants n’appliquant pas certaines règles de conduite sont ainsi susceptibles d’être attaqués et tués par le witiko. Selon les propos véhiculés par les interlocuteurs de Speck (1933), une personne brisant le tabou de l’anthropophagie dans une période de famine devient également et irréversiblement witiko. L’esprit ou la force [mictapeo] d’un witiko est très puissante et les membres des familles en ont très peur (Speck 1933 :587). Lorsqu’ils reconnaissent la présence du witiko, les humains n’ont d’autres choix que de le tuer. Pour ce faire, ils sont aidés par la ruse et par les opwakanak, les esprits des ancêtres qui habitent la forêt (documentation Cooper 1925-1937, Speck 1933 :587, Hallowell [1960]1981 :31).

L’ostracisme représentait auparavant pour les groupes algonquiens une sanction extrême pratiquée en tout dernier recours. Selon un de mes interlocuteurs, l’ostracisme n’est plus une sanction pouvant avoir les mêmes impacts aujourd’hui puisque la vie de la personne exclue de ses réseaux familiaux n’est plus mise en danger. D’ailleurs, aujourd’hui, l’homicide est sanctionné avec un emprisonnement sévère par la justice pénale allochtone qui est aussi une forme d’exclusion et d’isolement de la personne.

L’exclusion temporaire ou permanente de la personne de ses réseaux familiaux est encore pratiquée aujourd’hui, souvent à la suite des comportements qui sont perçus par les familles comme créant une rupture dans l’harmonie sociale des familles des communautés (ex. infidélité, inceste, vente de drogues dures, etc.). À certaines occasions, ces personnes exclues doivent subir à la fois les sanctions

des récits documentés par Cooper (1925-1937) lors de ses séjours chez les Atikamekw Nehirowisiwok.

imposées par le système pénal étatique et les sanctions imposées par leur propre famille et communauté.

L’exclusion de la personne n’a plus la même valeur aujourd’hui, puisque la personne qui subit cette conséquence de la part des membres de sa communauté peut se réfugier dans les régions urbaines et se construire de nouveaux réseaux sociaux. Pour donner un exemple contemporain, lors d’un séjour à Wemotaci, à l’été 2006, je me suis entretenu avec un jeune anicinabe que j’avais côtoyé durant mon enfance. Ce dernier m’avait alors mentionné qu’il avait été banni de la communauté et que ses réseaux familiaux avaient été rompus à cause d’erreurs qu’il a commises (sans me préciser lesquelles). Depuis, il a su se créer d’autres réseaux dans la région de Montréal et auprès d’autres autochtones vivant en milieux urbains. Ce réseautage social l’a amené à se repositionner et à s’impliquer comme un joueur de tambour (teweikan et hand drum), à suivre la route des pow wow et ainsi élargir ses réseaux dans différentes communautés autochtones du Québec et de l’Ontario. Même s’il a été exclu par les membres de sa famille élargie et de sa communauté, la vie de ce jeune homme n’a pas été mise en danger. Ainsi, nous pouvons affirmer à l’instar de nos interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok que la pratique de l’exclusion sociale n’a plus la même force dissuasive dans le contexte contemporain alors que la survie de chacun dépend moins des réseaux familiaux de solidarités et de coopérations.

3.7. Rôles et statuts de l’aîné (mocom, kokom), du ka nikaniwitc et du