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Nous avons abordé dans les sections précédentes le rôle des aînés (mocomonok, kokominok) et des responsables territoriaux (ka nikaniwitcik) dans le renforcement normatif chez les familles atikamekw nehirowisiwok. Ces personnes sont régulièrement consultées par les familles des communautés pour régler des désaccords à l’égard, par exemple, de la transmission des territoires de chasse familiaux, au partage des fruits de la chasse et du respect des règles de conduite liées à la chasse et à la pêche. Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, les aînés demeurent des personnes dont la parole est largement respectée et influente. Régulièrement, les membres des communautés atikamekw nehirowisiwok se réfèrent aux aînés pour connaître leurs avis et suggestions à propos de questions diversifiées (langue, démarches politiques ou spirituelles personnelles ou collectives, savoirs familiaux, savoirs historiques, etc.). La parole des ka nikaniwitcik est également respectée et influente en ce qui concerne les pratiques et les savoirs au sein des territoires de chasse familiaux (atoske aski). Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, ces statuts (aîné, responsable de territoire familial et représentants politiques38) ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Un aîné (mocom) peut avoir le

statut de ka nikaniwitc, mais pas nécessairement. Les aînés peuvent également être consultés lorsque vient le temps de sanctionner certaines personnes pour leur comportement fautif ou pour rappeler, par exemple, les pratiques normatives liées à la disposition des restes des animaux chassés.

Pour donner un exemple, un jeune chasseur d’Opitciwan m’a raconté à l’automne 2014 un épisode lors duquel il avait ressenti la présence d’un esprit ou d’une

énergie (manito, manitowin [voir chapitre 2]) dans sa maison. Il régnait alors dans la maison une ambiance désagréable qui faisait que le chasseur ne se sentait pas bien. Ne sachant trop que faire, il téléphona à un aîné de la communauté pour connaître son avis sur cette situation. L’aîné lui demanda ce qu’il avait fait des ossements de l’ours qu’il avait tué la semaine précédente. Le jeune chasseur lui répondit qu’il n’avait pas eu le temps de compléter le dépeçage et que certaines parties de l’ours étaient toujours dans la cour derrière la maison. L’aîné lui répondit que c’était probablement l’esprit de l’animal qui était dans la maison et qu’il devait faire une cérémonie à l’attention de celui-ci en guise de respect pour l’animal. Selon l’aîné, l’esprit de l’ours, voyant que certaines parties du corps de l’ours avaient été abandonnées, exigeait une forme de réparation. Le jeune chasseur, accompagné de membres de sa famille, est alors parti sur son territoire de chasse avec les parties restantes de l’ours pour les enterrer. Avec le tambour, il a chanté pour l’ours et lui a offert du tabac en offrande. Tout en écoutant les conseils de l’aîné, il a respecté les désirs de l’esprit-maître de l’animal. Au sein de la socialité nehirowisiw, les aînés (mocomonok) jouent un rôle essentiel à la fois dans la transmission des savoirs normatifs et dans le renforcement des pratiques normatives. Ces rôles et pouvoirs des aînés leur sont conférés par leur statut au sein du système d’autorité local.

Même si la structure des conseils de bande a été imposée par le gouvernement canadien en 1876 avec la Loi sur les Indiens, son influence politique semble avoir été assez limitée chez les Atikamekw Nehirowisiwok avant la sédentarisation dans les années 1950. Plusieurs interlocuteurs disent que l’autorité territoriale reposait d’abord et avant tout entre les mains des aînés et des ka nikaniwitcik qui se visitaient entre eux pour échanger des informations sur les endroits où ils allaient sur le territoire (voir aussi chapitres 5 et 7). Certains font mention également du

titre okimaw qu’ils traduisent par « chef ». Encore une fois le statut d’okimaw n’est pas exclusif aux statuts d’aînés et du ka nikaniwitc. Toutefois, le concept okimaw semble utilisé pour identifier plus largement les figures d’autorité que revêtent certaines personnes (humaines et non-humaines) en divers domaines (et non uniquement territorial) (Mailhot et Vincent 1980, Lacasse 2004). Selon Mailhot et Vincent (1980 :120) :

Tout individu qui occupe une fonction qui implique l’exercice d’un pouvoir quelconque – laquelle on réfère par le verbe tipenitam – [tiperiten en nehiromowin] est appelé utshimau [okimaw en nehiromowin]. C’est le cas d’un patron que son employé appelle nutshiman « mon patron », c’est le cas du gouvernement que les Montagnais appellent tshisheutshimau, littéralement « le grand chef » et de la Reine d’Angleterre, qu’ils appellent tshisheutshimaskueu « le grand chef féminin » (…) On réfère aux êtres spirituels qui contrôlent les espèces animales par le terme aueshish-utshimaut [awesisak okimaw en nehiromowin] « chefs ou maîtres des animaux » (les soulignements sont ceux des auteures).

Mes interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok soutiennent que les okimaw étaient auparavant les personnes qui étaient les plus écoutées, que leur parole était une source d’autorité. Durant mon séjour à Opitciwan, je me suis entretenu avec le petit-fils de Gabriel Awashish qui semble être le premier grand-chef (kitci okimaw) du conseil de bande d’Opitciwan reconnu comme tel. Voici une partie de la transcription de notre entretien :

Mon grand-père a été chef (okimaw) pendant 33 ans. C’est ce que mon père disait. Il a été le premier okimaw reconnu, mais, bien avant, il y a toujours eu un chef. Avant même que le premier contact avec un homme blanc se fasse (…) Il y a très longtemps, avant même que les gens de l’extérieur sachent que nous existions, il y a toujours eu un chef chez les [Atikamekw] Nehirowisiwok. Avant que mon grand-père soit chef, son prédécesseur s’appelait David ou Thomas Chachio. Moi, je ne

les ai pas connus, mais quand le chef était nommé à cette époque, il recevait non pas une médaille autour du cou comme aujourd’hui, mais une ceinture nommée wampum ou mikis. C’était fait en peaux d’animal et fortement orné. Donc, quand mon grand-père Gabriel a été nommé chef, il a reçu le wampum. Il a été chef de nombreuses années. Mon père disait que lors de l’élection d’un chef en ce temps-là, il n’y avait pas de crayon, de stylos, ni de bulletin de vote. Tout se faisait verbalement. Après les allocutions de chacun des candidats, ils choisissaient leur chef verbalement, j’imagine celui qui leur semblait le plus apte à diriger ou celui qui avait fait le meilleur discours. C’est ainsi que mon grand- père est devenu chef. Au cours de leurs discours, les candidats parlaient de l’avenir de la Nation, des territoires de trappe et du chevauchement des territoires avec les autres Nations comme les Cris, les Innus, les Algonquins et autres.

À cette époque, la Compagnie de la Baie d’Hudson était déjà installée où les chasseurs pouvaient vendre leurs fourrures, tels le vison et le renard. Quand les gens de la Compagnie de la Baie d’Hudson ont vu que le chef n’avait qu’une ceinture de wampum pour s’identifier comme étant le chef, le gérant de la compagnie leur a proposé une médaille de chef en leur disant « avec ceci vous serez plus fort lorsque vous irez rencontrer le gouvernement ». Et un moment donné, cette fameuse médaille s’est perdue. Le dernier chef qui l’a eu en sa possession s’appelait Léon Dubé, si ma mémoire est bonne.

Cette médaille était très belle. Je l’ai vue moi-même quand mon grand- père était le chef. D’autres chefs l’ont portée, comme Paul Méguish et aussi Élie Dubé, mais on ne sait pas maintenant ce qu’il est advenu de cette médaille (Opitciwani iriniw, août 2014).

Aujourd’hui, les Atikamekw Nehirowisiwok utilisent le terme okimaw et kitci okimaw pour nommer les chefs de bande et le grand-chef de la Nation atikamekw nehirowisiw. La nomination de ces chefs se fait par élection avec bulletin de vote tous les quatre ans. J’ai eu la chance à l’automne 2014 d’assister à l’assermentation du grand-chef de la Nation atikamekw nehirowisiw, Constant Awashish, élu par suffrage universel au début du mois de septembre 2014. Cette

assermentation s’est déroulée sur le territoire de l’ancienne réserve de Wemotaci. Plus d’une centaine de personnes étaient présentes. La cérémonie d’assermentation a été ponctuée de discours où le nouveau grand-chef élu parlait de l’importance de l’unité de la Nation. Lors de la cérémonie, on a remis au grand- chef (kitci okimaw) un wampum en cuir brodé et un sceptre, un bâton en bois dans lequel sont sculptés des animaux et qui est orné d’une fourrure animale. Ce bâton est détenu par le kitci okimaw qui l’apporte dans certaines occasions comme lors de la grande entrée dans les pow wow. Selon un interlocuteur ayant participé à la fabrication du sceptre, ce bâton est détenu par les kitci okimaw depuis qu’il y a élection d’un grand-chef de la Nation (2002). Le sceptre est transmis d’un kitci okimaw à un autre. Selon cet interlocuteur, le premier grand-chef élu, Ernest Awashish, gardait toujours le sceptre avec lui et l’apportait dans ses déplacements lors des réunions et des tables de négociation.

Il semble, d’après les informations obtenues par Julius Lips (1947 :402), que le sceptre ait déjà été utilisé par les Atikamekw Nehirowisiwok avant les années 1950 comme marqueur du statut social :

One informant does mention what seems to have been an individual addition to the insignia of office, a sort of scepter carried by a certain chief – a short walking cane of wood, carved in the shape of a caribou leg. The man who carried it was a chieftain of the Têtes de Boule [Atikamekw Nehirowisiwok] by the name of Pichikwä [Petiquay] (The Small Neck) who, following the instructions received in a dream, had personally carved this “chief cane”. “As any other Indian,” stated the informant, “he was obliged to obey the orders conveyed to him in a dream, otherwise he would have been stricken with ill luck.

Dans son ouvrage intitulé Naskapi Law, Lips (1947) discute largement des qualités requises pour acquérir le statut de chef. Même si ses travaux ont été menés majoritairement auprès d’un groupe voisin des Atikamekw Nehirowisiwok, les Piekuakamiulnuatsh, ses descriptions rejoignent bien celles partagées par les aînés atikamekw nehirowisiwok lorsqu’ils discutent du rôle et des qualités du okimaw et du ka nikaniwitc :

There was general agreement among the informants that the chief has to be a person of high ethical standards, conscious of his responsibilities toward his fellow-tribesmen. Above all else, a good chieftain is expected to be an excellent hunter. If he fails in this respect (perhaps on account of his advanced years), he is no longer looked upon as a chief and consequently loses his influence. (…) Besides being a skillful hunter the chief has to be a shrewd negotiator not only with the Hudson’s Bay Company but also as far as his fellow-tribesmen are concerned. His importance as a chieftain is especially evident during the short periods of assembly at the summer gathering places when the Indians come together to exchange furs for provisions, to discuss and straighten out matters of mutual interest and to enjoy social activities (Lips 1947:401).

Le concept okimaw est utilisé pour désigner une personne humaine ou non- humaine détenant un pouvoir décisionnel et de contrôle. C’est en ce sens que les chefs de bande et le grand-chef de la Nation élue sont nommés ainsi. Il en est de même pour les esprits-maîtres des animaux (awesisak okimaw) qui, comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, jouent un rôle important dans le renforcement normatif en lien avec toutes les pratiques de la chasse et de la pêche comme du travail de la peau et de la confection des biens matériels. Même si certains objets cérémoniaux officialisant le statut du okimaw, comme le wampum et le sceptre sont encore utilisés aujourd’hui, les qualités et les rôles attendus des chefs de bande et du grand-chef de la Nation sont plus en lien avec les capacités et habiletés à entretenir une certaine unité nationale (tout en respectant

l’autonomie des familles et des communautés) et à négocier avec les interlocuteurs allochtones (institutions étatiques régionales, provinciales et fédérales et entreprises privées) les droits et pouvoirs territoriaux. Les deux dernières personnes ayant occupé le rôle de grand-chef de la Nation atikamekw nehirowisiw (Éva Ottawa et Constant Awashish) avaient par exemple une formation universitaire en droit. Même si les chefs élus peuvent être de bons chasseurs, ce n’est plus une qualité essentielle pour recevoir le statut okimaw ou kitci okimaw, contrairement à ce qui est attendu pour les ka nikaniwitcik.

Comme nous l’avons vu plus tôt, le concept de ka nikaniwitc réfère explicitement au statut de responsable d’un territoire familial. Parfois, on traduit le concept ka nikaniwitc par « chef de famille ». Selon mes interlocuteurs, les ka nikaniwitcik sont les personnes qui connaissent le mieux leur territoire de chasse familial. Comme il sera exposé dans le chapitre 5, les ka nikaniwitcik ont plusieurs responsabilités reliées à leur statut : visites régulières au sein du territoire, recensement des ressources (tipahiskan), entretien des sentiers (mohonan, moteskano), transmission des informations sur leur occupation et sur l’état du territoire aux membres de sa famille et des familles avoisinantes, etc. Il est reconnu comme un bon chasseur qui est en mesure de répondre aux besoins en viande sauvage de sa famille élargie. C’est lui aussi qui guide les chasseurs invités au sein de son territoire et qui fait le partage des territoires de chasse entre les membres de sa famille pour éviter qu’il y ait des conflits (voir chapitre 5).