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Quand tu entends rire ou entends des coups que l’on donne sur le bois, ce que tu ressens, ce sont les choses du passé, ça vient du passé. C’est soit le passé, soit le futur. Si c’est le futur, la terre existera encore longtemps pour ceux à venir. Quand j’entends ces bruits, ça me rend heureux (Manawani iriniw, 199735).

L’ancestralité, comme principe actif, suggère que les ancêtres, en tant que « personnes » à qui on reconnaît une agencéité (Hallowell [1960], Ingold [2000]2011, Ortner 2006, Poirier 2008), participent aux dynamiques et aux relations sociales. Les ancêtres participent également à la transmission et au renforcement des savoirs normatifs nehirowisiwok.

Pour nos interlocuteurs, et plus largement dans les langues algonquiennes (Hallowell [1960]1981, Jérôme 2010, Simpson 2011), la notion pimatisiwin renvoie à une coexistence des ancêtres, des générations actuelles et celles à venir dans les pratiques de la vie quotidienne. Nehirowisiw opimatisiwin peut être décrit comme une véritable philosophie de l’existence et de coexistence des ancêtres et des générations actuelles et futures. Cette philosophie de l’existence soutient un rapport intrinsèque entre le passé, le présent et le futur dans les pratiques quotidiennes.

En lisant une version préliminaire de cette thèse, un partenaire à la recherche de Manawan mentionne que ces relations entre passé, présent et futur sont aussi

35 Cette citation est tirée des entrevues réalisées dans la communauté de Manawan par Sylvie

Poirier et Jean-Marc Niquay (1997) dans le cadre de leur recherche sur le droit coutumier d’Atikamekw Nehirowisiw.

prégnantes dans la culture matérielle. Issu d’une famille reconnue comme spécialisée dans la fabrication de canots d’écorce (wikwas), ce partenaire explique comment la confection et l’utilisation du canot d’écorce relient autant le passé (savoirs et ressources transmis par les ancêtres), le présent (travail de fabrication, utilisation) et le futur (récolte des fruits de la chasse et de la pêche et transmission des savoirs aux enfants pour assurer la vie et le devenir d’Atikamekw Nehirowisiw [nehirowisiw opimatisiwin]). Cet interlocuteur me souligne qu’à l’intérieur du canot, chaque membre de la famille occupe une place et un rôle précis. Le père occupe l’arrière du canot et c’est lui qui dirige le canot à la façon qu’on lui a montré alors qu’il était enfant. Les enfants sont assis au milieu et la mère est assise à l’avant du canot. C’est elle qui montre le territoire aux enfants et leur transmet les valeurs et les récits territoriaux. En reprenant un concept qu’il a lu dans cette thèse, ce partenaire spécifie que la fabrication et l’utilisation du canot d’écorce définissent en quelque sorte une « historicité » familiale, des relations profondes où s’articulent ensemble des évènements du passé, une utilisation présente et une projection vers le futur, pour les générations à venir (Manawani iriniw, été 2016).

Plusieurs ethnographies réalisées auprès de groupes algonquiens font état des relations de proximité entretenues entre leurs interlocuteurs autochtones et le monde des ancêtres, nommés respectueusement kimocominowok (Speck 1933; [1935]1977, Lips 1947, Hallowell [1960]1981, Savard 1973, Vincent 1973, Preston [1975]2002, Ingold [2000]2011, McNally 2009, Simpson 2011, Innes 2013, Poirier 2013). Les ancêtres sont présents au sein des territoires de chasse familiaux et participent à la formation des paysages, des portages et des sentiers parcourus et entretenus par les chasseurs (Poirier 2013). Comme nous le verrons à partir de nos propres données ethnographiques dans le chapitre 4, les kimocominowok peuvent revêtir plusieurs formes et ne réfèrent pas nécessairement à l’ascendance

généalogique. Certains astres, certaines pierres, certains récits/expériences de transformations (atisokana) peuvent être considérés comme des kimocominowok selon les relations et positionnalités des « personnes » (Hallowell [1960]1981, Ingold [2000]2011).

Dans les ordres normatifs algonquiens décrits par certains algonquinistes (Speck 1933; [1935]1977, Lips 1947, Vincent 1973, Hallowell [1960]1981, Preston [1975]2002, Ingold [2000]2011, Simpson 2011, Poirier 2013), les ancêtres coexistent avec les humains et communiquent avec eux de différentes façons afin de les guider dans leurs pratiques. Par exemple, les atisokana jouent un rôle important dans la transmission des pratiques et principes normatifs. Les atisokana font régulièrement mention d’entités anthropomorphes, comme le mictapeo ou micta napeo (grand humain) et apici irinic (petit humain), qui sont décrits comme faisant partie du monde des ancêtres. Ces entités, ayant la capacité de se transformer, ont le rôle précis d’aider les familles et d’assurer qu’elles puissent subvenir à leurs besoins.

Dans la littérature algonquiniste, certains auteurs décrivent le mictapeo, comme un esprit auxiliaire venant assister, guider et protéger les chasseurs et leur famille (Speck 1933; [1935]1977, Lips 1947, Savard 1973, Vincent 1973, Preston [1975]2002). Savard (1973), Vincent (1973) et Preston [1975]2002) discutent des pouvoirs des mictapeok (au pluriel) qui peuvent orienter le comportement des familles algonquiennes, notamment dans leurs pratiques de chasse. Selon ces auteurs, les mictapeok peuvent transmettre des messages aux chasseurs à travers le rêve ou même alors qu’ils sont éveillés par l’entremise de la pratique de la tente tremblante (kosapitcikan) (Op. cit.). Dans ces messages, les mictapeok peuvent informer le chasseur de l’endroit où se trouve le gibier et de ce qu’il advient des

familles réparties sur leur territoire de chasse. Ils peuvent avertir les chasseurs si certaines familles ont besoin d’aide, par exemple (Vincent 1973). Le chasseur a la responsabilité d’accomplir la mission qui lui est proposée par son mictapeo. Il peut également recevoir la visite d’un mictapeo d’une autre personne qui peut lui apporter un avertissement.

Speck (1933), Lips (1947), Vincent (1973) et Preston ([1975]2002) décrivent le mictapeo comme un intermédiaire entre le monde visible et invisible et jouant un rôle important pour assurer l’application de règles de conduite et l’application de sanctions, comme l’ostracisme, la famine et la mort (Lips 1947 :477-478). Selon Speck (1933, [1935]1977), Lips (1947), Savard (1973) et Vincent (1973), mictapeo représente une entité pouvant exercer un certain pouvoir de régulation sociale et de sanction des torts.

Selon les analyses de Speck, mictapeo, qu’il nomme aussi Great Man, réside dans le corps de chaque individu et une personne hérite souvent du mictapeo d’un de ses ancêtres (Op. cit.). Le mictapeo peut changer de corps, notamment si le corps devient de moins en moins fonctionnel, si la personne ne répond pas aux attentes du mictapeo ou pour d’autres raisons inconnues (Speck [1935]1977 :39-43). Pour certains de mes interlocuteurs, les mictapeok (Opitciwan) ou les micta napeok (Manawan, Wemotaci) sont d’abord et avant tout des grands-hommes (micta- grand, napeo- homme) pouvant être identifiés comme kimocominowok (ancêtres) dans les atisokana et dont le rôle principal est d’assurer l’équilibre sur la terre et la survivance de leurs petits-enfants, les êtres humains (iriniwok) (voir chapitre 4). À l’instar des apici irinic (petits hommes), les micta napeok sont rarement visibles, mais certains de mes interlocuteurs m’ont déjà raconté avoir vu ces entités ou avoir eu connaissance de leur présence en apercevant leurs empreintes, par

exemple, sur le territoire. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant alors que nous développerons davantage sur nos propres données ethnographiques et ferons état d’un récit discutant de cette entité, de son rôle et de son pouvoir reconnus aujourd’hui chez certains de nos interlocuteurs.

3.6. Le rôle de l’opinion publique et de l’ostracisme dans le