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La grande majorité des études ethnographiques réalisées auprès de Nations algonquiennes depuis Speck discutent du principe de la non-maltraitance à l’égard des animaux entretenu par les familles algonquiennes (Speck 1933, Lips 1947, Hallowell [1960]1981, Tanner 1979, Mailhot et Vincent 1982, Feit 1991b; 2001; 2004, Mailhot [1993]1999, Ingold [2000]2011, Scott 2001, Poirier 2001; 2013; 2017, Scott et Morrison 2004, Leroux 2009). Ce principe de la non-maltraitance est présent dans une série de pratiques dans lesquelles le chasseur et son entourage s’assurent que l’animal chassé ne souffre pas, que le corps de l’animal ne soit pas maltraité, que la viande, la peau et les os ne soient pas gaspillés, mais utilisés et largement partagés entre les familles. Ces ethnographies démontrent que ces pratiques assurent également la préservation des relations de réciprocité envers les animaux chassés. Ces pratiques basées sur le principe de la non-maltraitance à l’égard des animaux sont documentées depuis plus d’un siècle et sont encore très présentes aujourd’hui, même si de plus en plus d’éléments issus de la modernité viennent modifier certains aspects techniques de ces pratiques. Comme un chasseur de Wemotaci m’a dit à l’été 2015, et je le cite: « les outils et les moyens de transport reliés à la chasse ont changé, mais après que le chasseur ait tiré sur l’orignal avec sa carabine, tout est comme nos ancêtres ont toujours fait ». Il parle ici des pratiques de partage de la viande, de l’organisation des repas communautaires [makocana], du respect du corps de l’animal chassé, et de l’utilisation de la peau et des ossements.

Tel que mentionné dans la section précédente, les algonquinistes ont largement documenté les pratiques normatives exercées par les familles de chasseurs

algonquiens pour s’assurer de la clémence et de l’aide des esprits-maîtres (awesisak okimaw) des animaux. Ainsi, les pratiques de partage des fruits de la chasse et tout le traitement accordé aux animaux chassés ont largement été décrits comme étant des pratiques normatives exercées par les familles algonquiennes pour assurer une coexistence harmonieuse avec les esprits-maîtres des animaux (Speck [1935]1977, Hallowell [1960]1981, Brightman [1973]2002, Tanner 1979, Feit 2004, Scott 2006 ; 2007 ; 2013). À partir de ses travaux chez les Ojibway, Hallowell souligne :

Since the various species of animals on which they depend for a living are believed to be under the control of “masters” or “owners” who belong to the category of other-than-human persons, the hunter must always be careful to treat the animals he kills for food or fur in the proper manner. It may be necessary, for example, to throw their bones in the water or to perform a ritual in the case of bears. Otherwise, he will offend the “masters” and be threatened with starvation because no animals will be made available to him. Cruelty to animals is likewise an offense that will provoke the same kind of retaliation.” (Hallowell [1960]1981:47).

Mes interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok discutent régulièrement de l’importance de ne pas surexploiter la faune ou de gaspiller la viande, mais également la peau et tout ce qui est utilisable et qui provient de l’animal. Cela à la fois pour respecter l’animal, éviter le gaspillage et assurer la reproduction des espèces. Tout le travail et l’attention accordés à l’animal chassé : la préparation et le partage de la viande, le tannage de la peau, l’utilisation des os ou de la peau pour la confection d’outils et de vêtements démontrent une appréciation et une reconnaissance envers l’esprit-maître de l’animal. Les familles de chasseurs ont ici des obligations et des responsabilités envers les esprits-maîtres des animaux afin d’assurer une coexistence harmonieuse avec ces derniers. Il en est de même avec certaines plantes et pierres qui possèdent une grande utilité pour la confection de

biens matériels, pour la médecine ou pour les pratiques rituelles. Lorsque la viande est gaspillée, non partagée entre les familles ou que les utilités de l’animal ne sont pas reconnues à leur juste valeur, l’espèce peut décider de partir et de changer de milieu de vie pour aller là où elle sera appréciée. Dans un entretien réalisé il y a une quinzaine d’années dans le cadre d’une recherche sur le droit coutumier nehirowisiw (Poirier et Niquay 1997-1999), un aîné raconte :

Il y en avait ici du caribou. Un jour, ils sont partis. Le caribou [son esprit-maître] a parlé à un homme. Il ne lui a pas parlé comme ça, mais dans son rêve. [L’esprit-maître du caribou lui a dit] : « je vais partir parce qu’il n’y a personne pour me respecter. C’est pour ça que je pars » (Manawani iriniw, 1997).

Ces propos rejoignent également ceux recueillis lors de mes séjours à Opitciwan (2014). Selon un responsable de territoire (ka nikaniwitc) : « le grand esprit, Kitce manito, peut voir qui partage et qui ne partage pas [la viande des animaux chassés]. Les animaux ne vont pas se donner aux personnes qui ne partagent pas ».

Les esprits-maîtres des animaux voient comment sont traités les animaux. Ces derniers peuvent ne pas se donner aux chasseurs si ceux-ci ont manqué de respect dans leurs pratiques. Comme pour la viande et la peau, les ossements doivent être disposés de manière à ne pas offenser l’esprit-maître de l’animal (Speck [1935]1977, Lips 1947, Hallowell [1960]1981, Tanner 2007). Il serait inadéquat, par exemple, de laisser les chiens jouer avec les os ou de laisser les os traîner sur le sol. Disposer adéquatement des ossements qui ne sont pas ou qui ne sont plus utilisés comme outil ou comme ornement signifie les mettre dans le feu, les accrocher dans les arbres, les décorer, les enterrer ou les retourner dans la rivière (dans le cas du castor). À cet égard, les esprits-maîtres des animaux, en

tant que personnes titulaires de droits, de pouvoirs et de responsabilités (tiperitamok), jouent un rôle important dans la reproduction et le renforcement des pratiques normatives.

Ces pratiques normatives reliées à la disposition des ossements des animaux chassés sont encore exercées par une bonne partie des Atikamekw Nehirowisiwok aujourd’hui. Le sens donné à ces pratiques peut varier d’une personne à une autre, souvent selon son âge et son affiliation familiale. Certains diront que ces pratiques sont exécutées par respect pour l’animal, d’autres parleront de l’effet de ces pratiques sur la reproduction de l’espèce et d’autres diront tout simplement qu’ils exécutent ces pratiques parce que leurs ancêtres faisaient ainsi. Ils diront tout simplement que si leurs ancêtres ont survécu en faisant ces pratiques, c’est parce que ce sont les bonnes pratiques à faire, accordant ainsi leur confiance à l’expérience de vie de leurs ancêtres. Comme nous le verrons, il y a également certaines personnes qui ne respectent pas ces pratiques. Souvent, on dira que ce non-respect des pratiques reliées à la disposition des restes des animaux n’est pas forcément volontaire ; ce n’est pas présenté par mes interlocuteurs comme une contestation de la norme ou des règles de conduite. Ce non-respect serait plutôt lié à une rupture dans la transmission des savoirs normatifs dans certaines familles, rupture souvent attribuable à la sédentarisation et à l’épisode des pensionnats autochtones. Comme nous l’évoquerons plus loin, un des principaux objectifs de l’élaboration et de la mise en place d’un code de pratiques est justement de favoriser le partage et la transmission des savoirs normatifs liés à la responsabilité territoriale véhiculés par les aînés et les responsables des territoires familiaux, les ka nikaniwitcik.

Le gaspillage de la viande et la maltraitance du corps des animaux chassés par des Allochtones sèment toujours la colère et l’indignation des Atikamekw Nehirowisiwok. Bien entendu, la perception de ce qu’est la maltraitance envers les animaux peut être subjective. Pour les Atikamekw Nehirowisiwok, déposer le corps d’un orignal directement sur le métal dans une boîte de camion est de la maltraitance. Les chasseurs atikamekw nehirowisiwok prennent toujours le temps de placer un tapis de sapinage dans le fond de la boîte de camion pour faire un lit au corps de l’animal. Faire parader un panache d’orignal sur le capot d’un véhicule est aussi un manque de respect envers l’animal. Couper les pattes du castor pendant le dépeçage est une autre pratique perçue comme étant de la maltraitance par mes interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok. Il s’agit de quelques exemples de pratiques normatives envers le corps de l’animal chassé que les chasseurs atikamekw nehirowisiwok désirent transmettre à leurs enfants et faire valoir auprès des chasseurs allochtones. Ces règles qu’ils veulent inscrire dans leur code de pratiques visent entre autres à ce que les chasseurs, qu’ils soient ou non Atikamekw Nehirowisiwok, puissent adopter des pratiques qui soient concordantes avec le principe de respect et de non-maltraitance envers les animaux.

Il est important également de souligner que selon mes observations, les espèces animales ne portent pas toutes le même statut et les pratiques normatives liées à la chasse, au dépeçage et à la disposition des os peuvent différer selon le statut de l’animal chassé ou du poisson pêché (et de son esprit-maître). Serge Bouchard et José Mailhot (1973) ont par ailleurs dressé une classification et une hiérarchisation des classes d’animaux chez les Innus. Selon ces auteurs, cette classification et hiérarchisation tiennent compte autant de la contribution des espèces, du statut de leur esprit-maître (awesisak okimaw), de l’habitat de l’espèce

que de leur mode de locomotion. Il y aurait, selon ces auteurs, une classification hiérarchique des pouvoirs reconnus aux espèces et une classification spatio- temporelle des espèces selon leur habitat et leur mode de locomotion.

Selon mes observations auprès des chasseurs atikamekw nehirowisiwok, certaines espèces comme l’ours, l’orignal, le castor, le canard et l’outarde sont portées en plus haute estime et les pratiques de chasse et d’utilisation de la viande, de la peau et des os de ces animaux portent un caractère particulier. En fait, selon mes observations, le statut de ces animaux semble être lié à leur contribution (kictapatisiwin) pour les familles atikamekw nehirowisiwok. Un animal, comme l’ours, qui contribue largement par sa viande, sa fourrure, sa médecine ainsi que par ses savoirs écologiques qu’il démontre au travers de ses comportements et de ses habitudes font de lui une entité qui mérite plus de respect et d’attention. Ce respect et cette attention sont démontrés dans une série de pratiques liées autant à la chasse, au partage de la viande, à l’organisation de festins cérémoniels et à l’utilisation de la graisse34, de la peau, des griffes et des

os. Les ours sont aussi reconnus par les chasseurs atikamekw nehirowisiwok pour leur grande intelligence. Certains interlocuteurs ont mentionné que les ours sont reconnus comme ayant le pouvoir de voir l’avenir (voir chapitre 4).

À l’intérieur même d’une espèce donnée, certains animaux peuvent avoir un statut distinct. C’est le cas notamment pour kitce amiskw [parfois nommé micta amiskw] (grand castor ou castor géant). Selon mes interlocuteurs, kitce amiskw est signe d’abondance. Les chasseurs espèrent toujours le rencontrer. Ils savent que s’ils le rencontrent, c’est qu’ils sont dans une région d’abondance en gibier et autres

34 La graisse de l’ours est très prisée par les familles atikamekw nehirowisiwok. Elle est reconnue

pour avoir plusieurs propriétés médicinales et est utilisée autant sous forme d’onguent, de cataplasme que de bouillon (diluée dans l’eau chaude).

ressources. Kitce amiskw est reconnu comme un reproducteur hors norme. Il ne fait pas que vivre dans un environnement luxuriant et abondant en ressources, il participe lui-même à créer cette abondance en se reproduisant de manière considérable (voir aussi le chapitre 4). Là où se trouve kitce amiskw on peut retrouver une importante population de castors. Toutefois, jusqu’à maintenant, aucun interlocuteur ne m’a mentionné avoir déjà rencontré un kitce amiskw. Je ne sais pas non plus si les chasseurs tuent le kitce amiskw ou uniquement ses petits. Un chasseur m’a raconté avoir chassé dans un endroit qu’il pouvait décrire comme étant un lieu de résidence du kitce amiskw (sans toutefois avoir vu l’animal) et m’a parlé de l’abondance des ressources qui se trouvaient à cet endroit. Ce chasseur a tenu à me préciser qu’il avait toujours pris soin de ne pas chasser plus que ce dont il avait besoin parce que, selon lui, l’esprit du castor peut voir comment les chasseurs agissent. S’ils n’agissent pas correctement, il est pratiquement certain qu’ils ne rencontreront pas kitce amiskw. S’ils le rencontrent, les chasseurs profiteront de cette abondance pour partager plus largement les fruits de la chasse et assureront la reproduction de l’espèce (Opitciwani iriniw, automne 2014).