• Aucun résultat trouvé

Sur le terrain, je me suis retrouvé dans la position d’un apprenti, d’un néophyte. J’ai senti comme une nécessité de saisir cette invitation lancée généreusement – parfois avec méfiance – par mes interlocuteurs à expérimenter l’existence (pimatisiwin) dans une façon qui leur est familière, qui fait sens pour eux. Sur le terrain, j’ai forcément dû accepter d’être transformé, d’être projeté hors de mon entendement, hors de mes repères habituels; de relâcher mes contrôles intérieurs, de « lâcher prise », pour reprendre les termes de Johaness Fabian (2001 :31). Ce repositionnement est nécessaire selon moi, puisque comme le souligne Jean-Guy Goulet (2011a :14) : « c’est en adoptant de nouvelles positions sociales et de nouvelles façons d’interpréter le vécu que l’anthropologue décolonise son esprit afin de rencontrer l’autre sur son terrain ».

L’approche ontologique et expérientielle mis de l’avant par plusieurs auteurs, dont D. Tedlock (1979), Turner (1985), Fabian (2001), Goulet (2004, 2011a, 2011b), Goulet et Miller (2007), Rethmann (2007) et B. Tedlock (2011), tente de réduire ou même d’abolir la séparation positiviste entre le chercheur et son objet de recherche. Cette approche encourage les expériences qui favorisent l’immersion et

l’expérimentation intégrales des réalités sociales auparavant étrangères (Goulet 2011b :119, Salmond 2014). Cette approche permet enfin à l’anthropologue de connaître et de s’imprégner sensoriellement, intuitivement, moralement, spirituellement et mentalement des savoirs normatifs de ses interlocuteurs (Turner 1985 :205, Wilkes 2007 : 76, Goulet 2011b : 117-118).

Comme le mentionnait dans une entrevue Paul-Émile Ottawa, l’ancien chef de bande de Manawan :

Ce n’est pas que l’on est contre les chercheurs, mais il y a des chercheurs qui viennent chez nous sans prendre la peine de chercher à nous connaître davantage. Ils arrivent, ils font leurs affaires, ils partent et c’est fini, on n’en entend plus parler. Mais de plus en plus, nous insistons auprès des chercheurs : « tu veux faire des choses chez nous ? OK. Prends le temps de nous connaître, fais un séjour de quelques semaines, va dans le bois avec des familles, essaie de comprendre la dynamique, essaie de comprendre la vie, la philosophie atikamekw [nehirowisiw opimatisiwin]. Après cela, si tu es toujours intéressé à faire une recherche, viens nous voir ! » (Ottawa 2012, en ligne)

Dans le cadre d’échanges informels, un interlocuteur et ami de Wemotaci, a régulièrement insisté sur le fait que les chercheurs allochtones séjournant au sein des communautés autochtones doivent faire preuve de souplesse intellectuelle : « les anthropologues qui viennent ici doivent vivre avec leurs sens, doivent se défaire de leur esprit cartésien pour s’ouvrir à nos univers, nos façons de vivre et de voir le monde » (Wemotaci iriniw, octobre 2014). Depuis que je le connais (2008), cet interlocuteur me répète souvent ce genre de propos. Il insiste régulièrement sur cet aspect parce qu’il considère que la rationalité cartésienne et la logique binaire (vrai/faux, mythe/histoire, nature/culture) ne peuvent rendre compte adéquatement des logiques normatives nehirowisiwok. Pour lui, les études

universitaires élaborées à partir de cette rationalité et de cette logique représentent ce qu’il nomme « la recherche coloniale ». Ces propos font échos à plusieurs autres entendus depuis mes premiers séjours dans les communautés atikamekw nehirowisiwok. À plusieurs reprises au fil des dernières années, j’ai entendu des commentaires comme : « les « blancs » [allochtones] pensent avec leur tête. Nous, [les Atikamekw Nehirowisiwok,] on pense plus avec notre cœur ». À quelques occasions, des amis atikamekw nehirowisiwok m’ont encouragé à mettre de côté mon esprit rationnel et de me laisser porter par l’intuition, la passion. J’ai donc tenté, lors de mes séjours, de suivre ces conseils et davantage me laisser porter par mes sens et mes intuitions ; à vivre, avec mes propres limites, l’« expérience » dans son intensité, à être « présent » (Rethmann 2007) au sein de l’univers normatif nehirowisiw.

L’idée de mettre de l’avant l’approche ontologique et expérientielle n’équivaut pas à changer complètement de statut, à devenir natif (going native), ni à centrer l’expérience ethnographique sur soi-même (récit de soi), mais plutôt à reconnaître les connexions partielles, le positionnement social et politique du chercheur et d’accepter son repositionnement progressif au sein des institutions sociales et des différents réseaux dans lesquels se situent les interlocuteurs. En fait, l’idée est de dépasser ce statut d’« intrus-pologue13» sur le terrain pour se (re)positionner

13 Ce terme provient d’un interlocuteur atikamekw nehirowisiw de Manawan qui, en blague, m’a

surnommé ainsi. Ce terme est bien choisi, je pense, pour décrire la manière dont les chercheurs peuvent parfois être perçus dans les communautés autochtones. À la fois étrangers et « scientifiques », les « intrus-pologues » sont réputés se promener avec leurs calepins de notes et leur caméra photo, faire des entrevues sans établir de réels liens de confiance avec leurs interlocuteurs. Ces « intrus-pologues » établissent une relation de type chercheur/objet d’études, relation liée à une approche positiviste largement critiquée par mes interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok. Durant mon terrain de maîtrise et depuis, combien de fois m’a-t-on prié de fermer mon calepin de notes pour plutôt vivre l’instant présent avec mes hôtes ? Combien de fois ai-je entendu mes interlocuteurs parler en mal des chercheurs qui vont dans les communautés recueillir des données et puis qui s’en vont sans revenir et sans dire ce qu’ils font de ces données ?

progressivement comme personne au sein des réseaux sociaux locaux tout en reconnaissant sa propre historicité, positionnalité et socialité d’origine. En fait, l’approche ontologique et expérientielle devrait guider les chercheurs vers les « alterstices14 », vers ces espaces de rencontres transformatrices, rendant

possible une réelle co-construction et co-production des savoirs. Cet engagement me semble nécessaire dans ce processus de recherche portant sur les droits coutumiers nehirowisiwok puisqu’il me permet de saisir un ensemble de principes, pratiques et processus normatifs qui sont intimement vécus, partagés et négociés par mes interlocuteurs dans leurs rapports sociaux et institutionnels (ce qui comprend les institutions autochtones et étatiques). Sans pouvoir saisir la totalité des expériences et des savoirs normatifs autochtones, je considère que cette approche ontologique et expérientielle favorise une attitude d’ouverture et d’humilité dont j’ai dû faire preuve dans ce projet de dialogue et de traduction culturelle entre les univers normatifs autochtones et étatiques.