• Aucun résultat trouvé

Les entrevues enregistrées pendant cette recherche ont été réalisées presque exclusivement avec des hommes. Les deux seules femmes ayant participé de cette manière le firent en compagnie de leur mari. Le point de vue des femmes présenté dans cette thèse est donc majoritairement issu de mes échanges avec elles dans un contexte informel. Il y a certainement un biais de genre ici que je ne peux nier et je suis tout à fait conscient que la parole des femmes atikamekw nehirowisiwok aurait mérité plus d’attention de ma part.

La sphère des négociations territoriales chez les Atikamekw Nehirowisiwok est surtout occupée par des hommes (âgés dans la cinquantaine et dans la soixantaine)30. Ces personnes se réfèrent continuellement à des aînés

majoritairement masculins n’ayant pas fréquenté les pensionnats puisqu’ils sont reconnus comme détenant des expériences et des savoirs profondément ancrés

30 Il est toutefois à noter qu’en 2016 la Table des négociations du CNA était majoritairement

constituée de femmes. Aussi, j’invite les lecteurs à visionner ce très beau court-métrage intitulé Kitci Nehirowiskwew (la grande femme atikamekw nehirowisiw) réalisé par Élisa Moar et Sipi Flamand et portant sur le rôle de certaines femmes dans le système d’autorité territoriale nehirowisiw : http://www.wapikoni.ca/films/kitci-nehirowiskwew-la-grande-dame-atikamekw

dans un mode de vie traditionnel en forêt. Certaines femmes aînées sont également consultées par les acteurs politiques dans le cadre des négociations territoriales, mais il s’agit d’une minorité. Comme l’a d’ailleurs mentionné une femme de Wemotaci lors du colloque territorial (Kicawatcitatan kistaskino) d’Opitciwan au mois de juin 2015 :

J’ai lu le document [« Principes territoriaux »] et je regrette de ne pas avoir été toujours présente durant les travaux d’élaboration de ce document. Je vais donc vous parler de quelques items que je voulais vous faire part. D’abord, concernant les principes territoriaux, ce sont les responsables de territoires familiaux [ka nikaniwitcik] qui vont en bénéficier. Mais il y a un élément qui me fait réfléchir. Je pense qu’on devrait mettre plus d’informations sur les femmes : inclure leurs savoir- faire, leurs capacités d’élever leurs enfants dans le bois. Les femmes aussi savent faire beaucoup de choses quand elles cohabitent avec leur conjoint dans le bois.

Comme l’a souligné cette femme présente au colloque, il va sans dire que les savoirs des femmes en lien avec les activités en forêt ne sont pas suffisamment pris en compte et discutés dans la sphère du politique et des négociations territoriales. L’accent est mis plutôt sur le rôle et les responsabilités des ka nikaniwitcik, statut presque exclusivement réservé aux hommes.

Sur le terrain, j’accompagnais régulièrement des hommes dans leurs activités en forêt (activités de chasse, de pistage, d’aménagement des sites de campement), mais plus rarement des femmes (sauf en présence de membres de leur famille ou d’une femme allochtone [emitcikocikwecic]). Comme il en sera mention lors des chapitres suivants, ces expériences en forêt avec mes hôtes ont été déterminantes pour cette recherche. Elles m’ont permis d’approfondir mes relations avec mes interlocuteurs au sein de leur univers forestier, de leur lieu

d’appartenance et d’origine. Comme plusieurs interlocuteurs me le répètent souvent : « Si tu veux nous connaître, connaître notre langue, notre mode de vie, tu dois venir avec nous sur notre territoire [notcimik] ». J’ai alors avec enthousiasme accepté les quelques invitations m’ayant été lancées31.

Mes expériences de terrain au sein des communautés atikamekw nehirowisiwok m’ont enseigné que le domaine des femmes est moins accessible pour un chercheur masculin. Pour donner un exemple concret, il m’était impossible de demeurer dans une des familles d’accueil lorsque je m’y retrouvais seul avec la femme qui occupait la maison afin d’éviter toute fausse rumeur de la part des gens de la communauté. Une des familles d’accueil dans laquelle je séjourne parfois est très sensible aux rumeurs circulant dans la communauté et j’ai pu prendre connaissance de toute une série de stratégies visant à éviter l’éclosion de rumeurs négatives à leur endroit. Il y aurait certainement beaucoup d’autres choses à dire concernant l’influence des rumeurs et de l’opinion publique sur le renforcement normatif et nous y reviendrons dans le chapitre 3. Je voulais ici avant tout souligner l’influence que peut avoir ce contexte de recherche pour un jeune homme chercheur, dont l’accès à la sphère féminine est plus limité que pour une femme chercheuse.

À l’été et à l’automne 2014, je séjournais sur le terrain avec une collègue, Christine Tougas32. Nous avons pu, durant nos séjours de quelques semaines et

dans les mois qui ont suivi, partager nos impressions, discuter des défis à

31 Le fait d’avoir mon propre véhicule entre les mois de septembre 2014 et de septembre 2015 m’a

également facilité la tâche puisque je pouvais offrir le déplacement à des amis qui désiraient se rendre à leur territoire ou parcourir les chemins forestiers qui traversent leur territoire de chasse.

32 Dans le cadre de sa recherche à la maîtrise en Science des religions (UQAM), Christine s’est

intéressée à la vie sociale des arbres dans la cosmologie d’Atikamekw Nehirowisiw d’Opitciwan (2016).

surmonter pour construire des liens de confiance avec nos interlocuteurs et pour mener nos recherches respectives. Tôt à l’été 2014, avec ma collègue Christine Tougas, nous avons discuté de notre intégration et du fait que l’on passait beaucoup de temps ensemble, faisant en sorte que nous partagions régulièrement les mêmes discussions avec nos interlocuteurs, nous participions aux mêmes activités et vivions dans la même famille d’accueil. Pendant cette franche discussion, il a été reconnu que cette situation pouvait être bénéfique, mais pouvait aussi nuire à nos démarches personnelles et « individuelles » à la recherche. D’un accord commun, nous avons décidé de nous distancer, d’élargir les réseaux, les ramifications sociales, sans couper toutefois les liens entre nous et tout en continuant à partager un espace de vie commun.

À l’été 2014, une autre jeune chercheuse était présente dans la communauté d’Opitciwan et, même si nous nous concentrions chacun à notre propre recherche, les membres de la communauté avaient tendance à croire que nous travaillions ensemble. Suite à des recommandations de certaines personnes de la communauté, il nous apparut approprié de nous coordonner afin de ne pas solliciter triplement la participation des aînés à nos travaux de recherche. Cette recommandation est venue d’abord de la fille d’un aîné qui a été sollicité par chacun des chercheurs afin de réaliser un entretien. D’un accord commun, nous avons chacun tenté de cibler nos réseaux privilégiés. Mon réflexe a été de cibler les aînés et les responsables de territoires, essentiellement des hommes âgés de plus de soixante ans. Les deux femmes chercheuses se sont tournées, elles, davantage vers la sphère féminine, mais pas exclusivement. L’une a davantage travaillé avec les professionnels en santé et services sociaux de la communauté et l’autre a travaillé principalement avec des jeunes femmes et leurs aïeules. Ce contexte de recherche a également influencé mon choix de travailler davantage

avec des hommes (aînés, ka nikaniwitcik) à l’été et à l’automne 2014.

Conclusion

Ce chapitre discute de différentes approches méthodologiques favorisées dans cette étude : l’approche ontologique et expérientielle et l’approche collaborative. Ces approches, mises de l’avant par différents auteurs, partagent un projet commun : celui de décoloniser la recherche autochtone (Smith 1999, Lassiter 2005, Charest 2005, Kirsch 2006, Clammer 2008, Sillitoe 2012, Povinelli 2012, Salmond 2014, Hobraad et al. 2014). Plus précisément dans le contexte de cette étude, ces approches visent à mettre en valeur les conceptions normatives nehirowisiwok et à décrire les enchevêtrements et négociation des pratiques, principes et processus normatifs autochtones au sein des réseaux sociaux locaux complexes et dans leur interaction avec les institution et ordres normatifs allochtones.

La langue des Atikamekw Nehirowisiwok (nehiromowin) demeure très vivante aujourd’hui. Elle est parlée et maîtrisée par une très forte majorité des membres de la Nation. La langue est un vecteur important de l’identité nehirowisiw et j’ai souhaité, dans cette thèse, mettre en valeur les concepts locaux reliés aux savoirs normatifs autochtones. À cet égard, l’approche proposée dans cette thèse rejoint ce que Roy Wagner (1981) et Stuart Kirsch (2006) décrivent comme une « anthropologie inversée ». En favorisant l’utilisation et l’analyse des conceptions normatives locales, cette étude met en valeur les perspectives et concepts mobilisés par les interlocuteurs et partenaires autochtones à la recherche.

Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, le chercheur qui tente de mettre de l’avant l’approche ontologique et collaborative se doit de dépasser ce statut d’intrus (mantew) pour intégrer en quelque sorte des réseaux d’affinités. Il se doit également de reproduire des pratiques normatives qui étaient auparavant étrangères, tout en reconnaissant que sa propre intégration dans les diverses ramifications sociales et que sa compréhension des pratiques et des principes normatifs locaux demeurent partiels. Afin de nous aider à mieux saisir ces relations, ces connexions partielles entre les personnes, institutions et ordres normatifs, j’ai utilisé l’image du rhizome comme elle a été proposée par Deleuze et Guattari ([1980]1997). Cette image représente bien ces ramifications extensives, non linéaires et non hiérarchiques des personnes, des institutions sociales et des ordres normatifs. Avec l’image du rhizome, Deleuze et Guattari (Op. cit.) mettent en valeur d’autres formes de représentations plus en phase avec une logique relationnelle et égalitaire.

Dans le cadre de ce chapitre, je donne quelques exemples issus de mon expérience de terrain au sein de notcimik et de l’ordre normatif nehirowisiw. Ces expériences de rencontres donnent lieu à la création de nouveaux récits élaborés à partir des subjectivités, des historicités et des pratiques et principes normatifs des interlocuteurs. Ces expériences de rencontres font état des défis et des apports auxquels peut et doit mener le dialogue entre les cultures ; la reconnaissance et la mise en valeur des régimes d’historicités, des ordres normatifs, comme du travail de comparaison et de traduction transculturelles. Nous développerons encore plus, dans la deuxième et particulièrement dans la troisième partie de cette thèse, autour de ces défis et enjeux qui sont vécus quotidiennement par mes interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok dans leurs interactions avec les acteurs allochtones avec lesquels ils cohabitent au sein de notcimik et dans leurs

processus de négociations territoriales, épistémologiques, ontologiques et internormatives auprès des institutions étatiques. À cet égard, je mobiliserai principalement les paroles et perceptions de différents interlocuteurs atikamekw nehirowisiwok, comme les aînés, les responsables territoriaux (ka nikaniwitcik) et les représentants politiques atikamekw nehirowisiwok recueillies lors de cette recherche.

PARTIE II

NEHIROWISIW OTIPERITAMOWIN: RESPONSABILITÉS,

POUVOIRS ET DROITS TERRITORIAUX CHEZ LES ATIKAMEKW

NEHIROWISIWOK

Chapitre 3

Les principes et modes de renforcement normatifs dans la littérature

algonquiniste

Introduction

Ce troisième chapitre dresse un bilan non exhaustif des travaux menés par les chercheurs qui traitent de la question des droits coutumiers chez les groupes algonquiens. Ces travaux se sont intéressés aux pratiques et principes normatifs et aux rôles et statuts de différentes figures d’autorité qui participent à assurer la cohésion sociale des groupes de chasse algonquiens (Speck 1933, Flannery 1934; 1935, Lips 1947, Mailhot et Vincent 1980; 1982, Mailhot [1993]1999, Poirier et Niquay 1999, Lacasse 2004, Leroux et al. 2004, Tanner 2007, Leroux 2009). Ces études démontrent comment des règles non écrites faisant partie du droit coutumier algonquien régissent les rapports sociaux et politiques entretenus entre les familles et les groupes de chasse, mais également les rapports sociaux entretenus entre les personnes humaines et non-humaines (les animaux, les plantes, les ancêtres, parmi d’autres). Ces règles forment un ensemble de pratiques normatives liées, par exemple, à la transmission des territoires de chasse, à la transmission des rôles et statuts de la personne, à la résolution des conflits, au maintien des relations harmonieuses, au partage des fruits de la chasse ou de la pêche et à la préservation des « ressources ». Cette conception du droit coutumier algonquien s’intéresse autant aux codes d’appartenance

(modalités d’inclusion de la personne au sein des groupes sociaux), aux pratiques, processus et principes normatifs qu’aux conceptions locales de l’autorité, du pouvoir et de la justice. Enfin, ce chapitre entame un dialogue entre les études portant sur le droit coutumier algonquien et nos propres données et expériences ethnographiques menées chez l’une des Nations algonquiennes, les Atikamekw Nehirowisiwok.