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Recension des écrits sur le cinéma d’arts martiaux

Partie I – Cadre théorique

Chapitre 3 : Les arts martiaux au cinéma

3.1 Recension des écrits sur le cinéma d’arts martiaux

provient principalement de trois auteurs spécialisés sur ce thème. Antoine Coppola (Le

cinéma asiatique, 2004) fait une analyse sociohistorique des films orientaux. John J.

Donohue (Warrior Dreams : The Martial Arts and the American Imagination, 1994) adopte une approche anthropologique pour étudier l’intégration des arts martiaux dans la culture américaine. Enfin, Barna William Donovan (The Asian Influence on Hollywood

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Action Films, 2008) utilise une vision culturaliste pour montrer l’évolution du cinéma

d’action.

Dans l’univers cinématographique, les arts martiaux se comprennent au moyen de représentations qui s’appuient sur un corpus d’images plus ou moins stéréotypées, par exemple, les habits ou les vêtements relatifs aux arts martiaux sont un élément d’attrait important. Ils symbolisent une identité qui se rapporte à quelque chose d’unique et d’exceptionnel. Cette référence identitaire se comprend comme un discours portant sur les valeurs des arts martiaux : la conformité à une tradition et l’allégeance au groupe qui la véhicule (Donohue, 1994). Toutefois, ces valeurs ne se limitent pas à l’unique appartenance à une tradition. Nous développerons ce thème dans les chapitres d’analyse. En fait, les représentations cinématographiques des arts martiaux sont une synthèse des composantes d’une dimension particulière de l’imaginaire asiatique. Dans cette synthèse, les arts martiaux sont réduits à un imaginaire nostalgique à propos d’une supposée voie spirituelle salvatrice qui mène à révéler l’authenticité de l’individu. Par exemple, les termes kung fu (chinois) et do (japonais), signifient la réalisation de soi par une activité que l’on érige en discipline. Cette activité peut investir tous les domaines de la vie, de la cuisine à l’artisanat, en passant par les sports de combat. En fait, ces termes confèrent une dimension émancipatrice à une activité et insistent sur le fait qu’une personne souhaite s’améliorer par cette dernière. Lorsque le sport de combat est investi de ce désir, la pratique sportive peut se transformer en art martial.

Par cet éclaircissement, on comprend mieux le rapport qui existe entre les activités à caractère martial et la philosophie. Ce rapport fait référence à une tradition portant sur la transmission de la connaissance, soit la relation de maître à disciple qui est devenue un thème récurrent des films d’arts martiaux. On n’a qu’à penser aux histoires de vengeance par le disciple du maître trahi, ou encore de déchirements psychologiques entre l’obéissance ou la rébellion, souvent tributaire de divergence entre des écoles de pensée. De nombreux scénarios ont illustré et dramatisé les différences d’orientations idéologiques entre les écoles d’arts martiaux d’une même culture. La plus célèbre d’entre toutes est sans doute celle du temple de Shaolin pour le kung fu, l’équivalent de l’île d’Okinawa pour le karaté. Un nombre important de films s’appuient sur son histoire. Premier monastère de l’empire chinois, ce temple bouddhiste fut longtemps la demeure des moines-soldats qui soutenaient le pouvoir en place. Ils ont, par exemple, repoussé les envahisseurs mongols en 630, contribué à la chute de la dynastie mongole et à la restauration des Ming, et joué un grand rôle lors de la révolte des Boxers en 1900. L’objectif de Shaolin était de former des résistants capables de pratiquer à la perfection des techniques originales de combat. Cependant, le monastère fut accusé de perdre l’esprit du kung fu, du fait qu’il ne formait essentiellement que des combattants, occultant la transmission de la quête spirituelle bouddhiste aux adeptes. Cette tension, ainsi que la

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lutte contre l’envahisseur étranger, ont inspiré une multitude de récits cinématographiques, notamment Tsui Hark9.

La conception des arts martiaux est également liée à un type de sociétés, celles à régulation traditionnelle (Filion, 2006). Le statut de l’art dans les sociétés traditionnelles est tout particulièrement lié à la forme du pouvoir, de l’idéologie et du droit, ainsi qu’à la nouvelle constitution de l’identité. De plus, la nouvelle forme du travail artisanal, fondé sur la division sociale de la spécialisation technique, joue également un rôle déterminant dans l’art.

Dans la société traditionnelle, l’apparition du droit permet de médiatiser le pouvoir et de reléguer une certaine partie de la culture au domaine privé. Le monde empirique, de l’expérience sensible et symbolique, se détache donc du monde transcendantal de l’idéologie religieuse, tout en lui restant subordonné. Dans cette optique, l’individu a la possibilité de faire des choix dans un certain espace donné, dans un cadre bien délimité. Par exemple, la création de figures représentatives devait absolument mettre au premier plan les valeurs religieuses. « Le monde sensible se charge d’une valeur symbolique propre, en vertu de laquelle [l’artiste] témoigne indirectement mais essentiellement d’un ordre ontologique qui le dépasse ou le surplombe, et qui se manifeste à travers lui » (Freitag, 1991 : 49).

Ensuite, l’artiste doit se démarquer de l’artisan, tout en pouvant être la même personne. L’artisan est celui qui fabrique de ses mains des objets utiles au quotidien. Quant à l’artiste, il doit faire preuve de ses talents à l’intérieur d’un cadre très rigide, en l’occurrence le monde spirituel imposé par la hiérarchie, sans pour autant transgresser les convenances idéalement rattachées au statut social. L’artiste n’est que le chaînon d’un modèle objectif constamment reproduit, et son mérite est celui de l’avoir fidèlement imité. Il est le parfait serviteur qui s’efface devant la grandeur de la cause qu’il sert. En fait, les artistes ne sont jamais considérés comme l’origine du message, mais simplement un relais générationnel de celui-ci. Seulement deux points sont attribués à l’artiste : son habileté technique et la position que l’objet occupe dans la hiérarchie des usages sociaux. Ce qu’il faut retenir de l’art de la société traditionnelle, c’est la fonction pratique de la symbolisation de la transcendance de la divinité, de la majesté du pouvoir, de la dignité des personnes éminentes, et, enfin, l’unité hiérarchique même de la société, ainsi que sa puissance normative. Dans ce cas, le « beau » (l’esthétique) et le « bien » (la morale) ne sont pas encore dissociables.

9 Dans les années 90, Tsui Hark a réalisé la plupart des films Once Upon A Time In China (1991, 1992,

1993, 1994) avec comme vedette principale Jet Li qui incarne le légendaire maître d’arts martiaux chinois Wong Fei Hung.

57 Les arts martiaux traditionnels existent donc en fonction de la régulation de ces types de sociétés, c’est-à-dire une transmission des connaissances et des manières de faire qui se calquent, de génération en génération, avec le plus de fidélité possible dans la signification des gestes. En cela, les arts martiaux sont tributaires de notions comme le

tao et le ki, considérées comme des éléments explicatifs magico-religieux du

fonctionnement du monde. À notre époque, ces notions sont souvent traduites et comprises comme des sources magiques de puissance que l’on retrouve sous le vocable d’énergie surnaturelle ou spirituelle. Ce thème de l’énergie a particulièrement stimulé les cinéastes en raison des capacités et des promesses de performances extraordinaires pouvant être mises en valeur par les méthodes cinématographiques. Par exemple, les héros possèdent des corps rayonnant de puissance surnaturelle, pouvant aussi se rendre invisibles, ou encore pratiquer l’alchimie en transformant les éléments. Parfois, cet aspect fantastique prétend même à une certaine vérité historique. Mais en général, les films d’arts martiaux sont l’occasion de mettre en valeur des croyances taoïstes et bouddhistes vulgarisées en matière de flux d’énergie.

Finalement, l’entreprise de combinaison de l’art martial et du cinéma a produit quelque chose de démesuré, tant du côté des conceptions métaphysiques que de ses capacités de représentation. Comme nous venons de le voir, le pan asiatique du cinéma d’arts martiaux comprend ici deux axes : 1) une tension esthétique entre réalisme et fantastique, et 2) des conceptions ancestrales de techniques de combat réinterprétées selon une vision postmoderne10 de l’art (Coppola, 2004). La compréhension de ces deux axes permet de

10 L’expression cinématographique des arts martiaux peut être considérée comme un produit culturel

postmoderne parce que les auteurs, réalisateurs et producteurs peuvent désormais s’adonner à des créations et des hybridations symboliques dont les limites du possible sont l’imagination elle-même. Le postmoderne se veut, entre autres, une revendication au droit de mélanger les références sociohistoriques et les inspirations créatrices orientées par la demande des publics. En fait, la postmodernité se conçoit en partie comme la mutation de la modernité et simultanément son point de rupture. On peut interpréter la postmodernité sous deux angles : 1) l’éloge d’un individualisme exacerbé où les choix de tous se réalisent dans l’esprit d’une sécularisation qui a relégué à la sphère privée la moralité et le religieux et 2) une nouvelle tendance sociétale, basée sur une économie globale capitaliste, délaissant la structure institutionnelle de la dite modernité et le bagage de la société traditionnelle. La transition ou le passage de la modernité à la postmodernité s’est réalisé par la mise en place graduelle d’un réseau communicationnel et informationnel indépendant où chacun (individus et entreprises) a la possibilité de l’utiliser pour ses propres intérêts. Les répercussions de ce réseau varient en proportion des investissements financiers. De plus, ce réseau indépendant est inextricablement lié à la nouvelle économie globale basée sur le modèle capitaliste. Ce lien explique la généralisation du marché ouvert au monde entier, les inégalités entre cultures différentes, et la tendance des institutions construites durant la modernité à se plier au jeu de l’offre et de la demande. Ce contexte modifie la manière d’être des individus par une « perte de toute capacité d’orientation normative globale du système » (Freitag, 2002). L’avenir de la société est tributaire de la prise en charge que les individus ont d’eux-mêmes; un peu comme si la politique du « laisser-faire » était prise au sens littéral où rien ne peut arrêter ce système autorégulé. « Ontologiquement parlant [selon la dialectique hégélienne], la forme matricielle de cette nouvelle aliénation spécifiquement postmoderne consiste en effet dans la dissolution tendancielle de toute entité synthétique, tant subjective qu’objective [telle qu’anticipé par N. Luhmann] » (Freitag, 2002 : 116). Il semble qu’une logistique systémique refermée sur elle-même, soit désormais constitutive de la société postmoderne en tant que système autorégulé imposant ses propres règles à l’insu de tous.

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déchiffrer le réseau de codes, d’articulations, de logiques et de concepts qui constituent les grandes lignes dynamiques d’un système de représentations. Ce système offre une grille d’interprétation des faits et des éléments de films qui ne serait pas cohérente autrement.

En grande partie grâce au cinéma, les arts martiaux occupent une place grandissante dans la culture occidentale (Booth, 2003 : 5). Ils ont été assimilés tout en conservant un parfum indéniablement exotique. Pour bien des gens, la représentation des arts martiaux, incluant leur origine, leur culture et leur histoire, a quelque chose d’éclatant ou d’épique. Cette manière de voir les arts martiaux passe d’abord par l’imaginaire social. Imaginaire dont le cinéma a été le principal véhicule ces dernières décennies. La plupart du temps, les films présentent les praticiens d’arts martiaux sur le modèle du héros solitaire. Ce héros a généralement pour mission de défendre les liens d’amour, d’amitié et de famille d’une communauté ou d’une société.

Fait intéressant, les amateurs de films d’arts martiaux utilisent la même grille de lecture ou le même cadre de référence pour comprendre, par exemple, le samouraï du Japon féodal et le cowboy du farwest américain. Les armes et les contextes changent, mais les caractéristiques morales et les valeurs importantes viennent faire vibrer la même corde sensible. Même si ces scénarios sont invraisemblables du point de vue historique et truffés d’anachronismes, les spectateurs y retrouvent les caractéristiques du modèle romantique qu’ils connaissent déjà (Donohue, 1994). Quels que soient les thèmes qui accompagnent une figure héroïque, les caractéristiques romantiques s’appliquent aux récits et aux personnages relatifs aux arts martiaux.

Cette manière de voir les arts martiaux correspond à une fonction sociale précise : fournir un réceptacle d’exotisme susceptible d’être rempli de ce qui fait justement défaut dans notre société (Booth, 2003).

Si les arts martiaux semblent familiers à notre culture occidentale, c’est grâce à un long processus de réception (Larochelle, 2010). En entrant dans une nouvelle culture, les arts martiaux ont littéralement dû être réinventés pour répondre aux attentes des individus qui les consomment comme produit ou, encore, les pratiquent comme discipline. Par exemple, dans le cas des arts martiaux chinois, non seulement la réception occidentale a modifié l’objet, mais l’objet s’était déjà transformé au sein même de la culture d’origine pour s’adapter à sa propre modernité.

Tout comme les pratiquants occidentaux de la deuxième moitié du 20e siècle qui cherchaient à intégrer les arts martiaux

à la culture occidentale, les pratiquants chinois au début du 20e

siècle ont dû mettre en place des stratégies discursives pour réinterpréter la pratique des arts martiaux, et toute la culture qui l’entoure, pour l’adapter à la nouvelle modernité chinoise.

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Il serait donc tout à fait pertinent de procéder à une analyse de cette réception, une réception qui éclairerait sans doute la réception occidentale de ces mêmes arts dans la mesure où ce sont des arts martiaux chinois déjà modifiés, réinventés en Chine même, qui rencontrent les Occidentaux. En cherchant une tradition autre, exotique, orientale, les Occidentaux trouvent finalement une tradition qui est déjà passée par un processus de réception (Larochelle, 2010 : 401-402).

Dans ce contexte d’attentes, le discours moderne sur les arts martiaux porte en lui une lutte constante entre la continuité et la rupture, et entre la transmission et l’interprétation (Larochelle, 2010). L’idée ou l’enjeu derrière cette lutte est de faire oublier que les arts martiaux, peu importe leur origine, se sont transformés à d’innombrables reprises. « L’art martial passe constamment par des processus de réception qui font en sorte qu’il se renouvelle continuellement. Le rôle du discours est de dissimuler ces renouvellements pour reconstituer une continuité, même factice » (Larochelle, 2010 : 402).

En fait, nous l’avons déjà souligné, l’absence d’une origine unique caractérise les arts martiaux dans la réalité. L’imaginaire devient ainsi son lieu d’existence et de légitimité.11

N’étant pas perceptibles et présentables comme totalité, les arts martiaux sont réduits à n’être qu’un symbole. Dans le cas de la construction ou de la constitution symbolique des arts martiaux, le signifié n’est plus présent, mais fantasmé. Il a disparu au cours de l’histoire durant l’évolution culturelle des nations (par exemple : la guerre des boxeurs en Chine et l’abolition de la classe des samouraïs au Japon). Cette disparition du signifié d’origine a permis l’émergence de la fantasmagorie mettant au premier plan les traditions et une transmission de connaissance d’un savoir-faire détaché de son utilité sociale. Reléguées au loisir, au sport et au temps libre, les techniques de combat guerrières des sociétés traditionnelles ont été réunies sous le vocable « arts martiaux » et peuvent prendre des finalités qui n’ont d’égales que les limites de l’imagination à susciter l’intérêt des contemporains.

Ainsi, le cinéma est désormais le détenteur d’un certain idéal des arts martiaux. Les mouvements d’arts martiaux sont devenus de véritables figures imposées du film d’action hollywoodien contemporain (Mandolini, 2004). Dans ce domaine, aucune distinction n’est faite dans la description entre divers arts martiaux lors de la promotion d’un film. Pour le public, la caractéristique dominante doit être la présence d’une violence motivée par la vengeance et la soif de justice. Peu importe qu’il s’agisse de karaté japonais ou de

kung fu chinois. Par exemple, les réalisations et productions cinématographiques de

11 Benoît Gaudin pose une hypothèse sociologique intéressante : à savoir que les films d’arts martiaux

pourraient offrir au spectateur praticien d’arts martiaux l’opportunité de voir « enfin » à quoi sert tout ce qu’il apprend. Les entraînements et les combats en salle ne débouchant jamais sur de véritables combats hors salle ou hors ring, sauf dans les films d’arts martiaux ! (Communication personnelle).

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Bruce Lee pouvaient être qualifiées de l’une ou de l’autre, ses films se vendaient aussi bien.

Le spectacle passe donc avant tout. L’appropriation des formes de combat étrangères oblige à délaisser les principes devenus inutiles au profit du spectacle (Thibodeau, 2008). Ce spectacle se rapporte invariablement à l’expression de la violence. Elle constitue un aspect important des films d’arts martiaux, un attrait essentiel pour les spectateurs. Parfois, le scénario n’est qu’un faire-valoir pour les prouesses athlétiques et phénoménales de ses vedettes (Grenier, 2009). Ce type de film donne le sentiment aux spectateurs d’être complices ou, à tout le moins, de connivence émotive avec cette violence. Les films d’arts martiaux ont cette particularité d’offrir aux spectateurs un imaginaire qui montre la vigueur des mouvements, l’agilité, la capacité de survivre et à s’adapter à toutes situations (Schehr, 2000).

Ce phénomène de participation émotive du spectateur a mené à une réorientation du sens que véhiculent les arts martiaux en tant que produit culturel. Une part de la fascination pour les arts martiaux est attribuable au fait que ces arts sont perçus comme pouvant être une réponse à certaines craintes et besoins. Que ce soit par rapport à la violence dans les rues ou à la perte d’un sens unique à l’existence, les arts martiaux peuvent, à certains moments, donner une illusion de contrôle. La conception populaire des arts martiaux se présente le plus souvent sous la forme de techniques d’autodéfense. L’imaginaire assimile les termes arts martiaux et autodéfense (Donohue, 1994).