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Les publics et les mécanismes de réception

Partie I – Cadre théorique

Chapitre 2 : Le cinéma

2.5 Les publics et les mécanismes de réception

Pour de simples raisons de rentabilité, le film est réalisé en fonction du fait qu’il doit rencontrer au moins minimalement les désirs latents du public (Bazzo, 1986). Ces désirs peuvent être des désirs de nouveauté ou d’originalité, ce qui n’est pas forcément un désir qui correspond à la mode du moment. Néanmoins, la mode demeure la tendance la plus prisée en matière de consommation cinématographique. La plupart du temps, le cinéma suit et modèle les sujets et les thèmes à la mode. Dans un film de fiction, bien des éléments sont faux sauf les valeurs qui sous-tendent le récit. Comme nous l’avons vu, le cinéma répond à des besoins : imaginaire, rêverie, esthétique. Des besoins que la vie quotidienne ne satisfait généralement pas. Besoin de fuir, c’est-à-dire de se perdre dans l’ailleurs, d’oublier ses limites pour avoir l’impression de mieux participer au monde. Bref, se fuir pour se retrouver ou se retrouver pour fuir. Se retrouver ailleurs qu’en soi, se fuir à l’intérieur de soi (Morin, 1978).

S’engager dans les espaces imaginaires du cinéma correspond, pour certains publics, au besoin de sentir d’être en vie, pour apaiser l’angoisse de certains désirs qui n’ont pas été comblés ou de sentiments qui n’ont pas été sollicités (Pavel, 2006-2007). Les personnages vus à l’écran vivent dans un monde fantastique et, en se projetant en eux, il est possible d’avoir l’impression de vivre l’émotion à leur place, comme si leur multitude d’intérêts et de désirs concernaient directement le spectateur. Ce besoin correspond à certains publics. Par exemple, les films d’arts martiaux sont souvent considérés comme des films pour adolescents, car ils sont porteurs de thématiques comme la recherche de soi (Donohue, 1994). Cela dit, dans l’histoire du cinéma asiatique, la majorité des spectateurs des films d’arts martiaux était les ouvriers et les employés (Coppola, 2004). De même en Occident, l’amour des films de combat est propre aux familles moins nanties (Esquenazi, 2007).

Chacun cherche en lui-même ce qu’il trouvait auparavant dans le système social de sens et de valeurs où s’inscrit son existence. La quête de sens de chacun est donc fortement individualisée (Le Breton, 2010). Le cinéma, par ses mécanismes de jeux psychiques, contribue à offrir et, surtout, à perpétuer un sens lorsque les films consommés participent à l’univers social d’une sous-culture. Les films ont le pouvoir de rendre réel un univers imaginaire auquel adhèrent des groupes de personnes. Même isolées, ces personnes participent au caractère collectif du sens d’un film, du moment que d’autres ont une interprétation similaire d’un même imaginaire. À cet instant de collectivisation du sens, les consommateurs de films deviennent des publics.

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En sociologie, le concept de public est particulièrement difficile à manipuler (Esquenazi, 2003). Ce qui forme le public est très malaisé à prévoir et à définir. De plus, dresser le portrait d’un public particulier est risqué, car de nombreux publics sont hétérogènes et parfois imprévisibles. Il faut être critique envers les usages trop précis du terme. La difficulté de définition d’un public a trait au fait qu’il ne se comprend pas à travers l’objet autour duquel les consommateurs se rencontrent. Bref, il n’existe pas un public, mais des publics. Le monde des publics est celui de la recomposition et de la décomposition permanente (Fleury, 2008). La relation entre le public et un objet culturel est perceptible à un échelon local ou territorial.

Les perspectives compréhensives peuvent aider à définir un public. Elles décrivent comment les communautés agissent face à un produit. Par exemple, le renouvellement des publics peut s’appréhender comme un phénomène de génération. Pour Fabiani (2002), ce renouvellement générationnel se comprend comme un résultat complexe de la combinaison de cinq facteurs sociologiques : 1) le poids respectif des autres dynamiques à l’œuvre dans le secteur culturel (cinéma, lecture, etc.) définit la fréquentation et la manière dont certaines pratiques dominantes, comme le cinéma, enclenchent souvent d’autres pratiques de fréquentation ; 2) la place prépondérante des pratiques en amateur et des œuvres qui touchent le cinéma ; 3) l’approche des formes scéniques – comme la danse, le cirque, l’acrobatie – qui aiguisent le regard critique que les nouvelles générations portent sur le cinéma, notamment du genre « arts martiaux » ; 4) l’importance de la manière dont est organisé le premier accès à la fréquentation d’une pratique sociale qui valorise l’univers cinématographique, « la première fois » où le spectateur s’y confronte ; 5) l’efficacité des relations au cinéma construites hors des parcours scolaires et celle des références explicitement scolaires dans le cercle de sociabilité où entrent ces nouveaux spectateurs : contrairement à l’école, les cercles familiaux et amicaux initient les jeunes générations avec l’intérêt de transmettre le goût de fréquentation. La combinaison discrète de ces facteurs permettrait de construire une pérennité, un renouvellement générationnel d’une appréciation toujours réinterprétée d’un intérêt pour un genre cinématographique.

A priori, le public ne peut être connu qu’à travers les actes précis accomplis par ses membres. Les actes de réception sont souvent dépendants de paramètres que l’on appelle secondaires : les conversations et discussions tenues après la « consommation » proprement dite. Toutes les descriptions des comportements de fans montrent les répercussions d’un imaginaire sur l’institution de la société. Par exemple, l’irruption d’un produit peut ouvrir la voie à un réexamen de la vie sociale ou de valeurs jusqu’ici tenues pour acquises (Esquenazi, 2003).

Après le visionnement, un spectateur est travaillé par des bribes de sons et des fragments d’images. Le spectateur est celui qui « finit le film » (Boukala et Laplantine, 2006). Il n’est pas passif, mais concerné et impliqué. Impliqué dans l’optique d’une véritable

41 expérience anthropologique dans l’image. De spectateurs au cinéma, les individus deviennent de véritables porteurs des images qui les ont marqués lors de leur visionnement du film.

L’objet filmique est saisi sous ses divers aspects, sous divers angles : c’est un document objectif consommé de manière subjective. La perception objective est le terme, la conclusion, la globalisation de prises de vue partielles, d’images enveloppantes présentées et consommées par le spectateur (Morin, 1978).

Une personne possède une capacité d’attention limitée et, de surcroît, utilisée de façon sélective. La capacité à traiter l’information disponible est également limitée (Pelletier et Vallerant, 1994). Par exemple, si des personnes regardent ensemble une séquence de film, l’image vidéo et le son sont accessibles à chacun. Par contre, il est possible qu’une personne soit concentrée sur le rythme de la musique, tandis qu’une autre le sera sur les mouvements ou le jeu des acteurs et une autre sur le dialogue. La perception résultante du film risque donc d’être différente pour chacun, bien que tous aient été exposés à la même source de stimulation externe. Bref, les films ne sont pas perçus de façon passive par les individus. Le percevant interprète activement ce qui est projeté à l’écran.

Aussi, la notion de corps est d’une importance capitale pour comprendre le phénomène des publics envers la réception cinématographique. Les technologies de l’information et de la communication sont des extensions de notre corps, des extensions pour voir, entendre, sentir et penser (Michel, 2000). Devant l’écran, le corps du spectateur suspend sa motricité, diminue sa perception proprioceptive, se confine dans un état d’affectivité morcelée, puis s’abandonne à une continuité imaginaire (La Chance, 2006). Les valeurs et les caractéristiques du personnage sont projetées sur le corps du spectateur (Guigou, 2000).

Durant le film, le corps du spectateur est présent et absent, soit dans un état corporel de passage. Ce passage constitue le principe temporel qui gouverne la projection qui conduit à l’état de joueur et de rêveur. Le spectateur est un joueur par sa présence attentive au film et rêveur par la virtualité de son appréciation d’ensemble des événements du film (Esquenazi, 1994). Le spectateur est celui qui donne vie au film. Il le cadre, mais aussi est entraîné dans des états émotionnels et moraux. Ces états varient beaucoup selon les films et les spectateurs. L’interprétation du film commence dans le mouvement de réception et de participation à la vie du film.

Le film permet au spectateur de se projeter dans le désir des interdits, vivre pour un instant un ailleurs et autre chose, par le moyen de la conscience face à une image stimulant la projection de l’imaginaire. Le spectateur entretient avec les films de véritables relations d’objet (objectivisation psychique), relations fantasmatiques bien distinctes des relations réelles et des objets réels. Il s’agit d’une relation imaginaire qui

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s’opère sur le mode de l’absence : le spectateur quitte en partie son corps pour se projeter sur un autre dans un univers fantasmé. La perception au cinéma est un enjeu imaginaire entre présence et absence allant au-delà d’une simple simulation d’impression de réalité. En cela, le corps « spectatoriel » se trouve à être pris entre un narcissisme7 et une

mélancolie du désir d’être. Le soi comme autre, c’est la procédure mortifiante du récit cinématographique (Ishaghpour, 1982).