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Le rapport à l’alimentation varie selon le foyer dans lequel Pauline se trouve. Chez son père, les discussions sont régulières autour de l'alimentation et sur le choix des repas, considérant le caractère sain ou non des aliments. Le père cuisine tout le temps, et Pauline signale la présence constante de produits frais en provenance du marché. Chez sa maman c’est en revanche beaucoup moins le cas : « elle a moins de temps et elle est toute seule donc heu, enfin elle cuisine moins, on est plus sur des plats préparés, des choses assez simples », « plusieurs fois par semaine ». Deux styles très distincts de rapport à l’alimentation se dégagent donc. Au niveau de la norme alimentaire, là encore les deux foyers livrent des habitudes divergentes. L’alimentation ne fait en effet pas l'objet de conseils de la part de sa mère : « Elle m’incite à grignoter, enfin elle m’incite, c’est un grand mot (ouais), mais elle… ça la dérange pas du tout que je grignote ». Son père en revanche apparaît comme beaucoup plus regardant au rythme alimentaire de sa fille : « dès qu’il me voit même manger à 15h30 au lieu de 16h c’est… Pas une interdiction du coup mais plus des réflexions quoi ». La nature de l'alimentation est également soumis à surveillance, notamment à travers la sélection des produits composant le panier familial qui ne contient « jamais (en rigolant) » de sucreries et qui exclut toute préparation industrielle : « chez mon papa y'a vraiment pas de plat préparé ». De surcroît, le père de Pauline tente également de réguler son alimentation à l'extérieur du domicile : « il me conseille de, de plus diversifier », mais cela reste d’après elle sans effet : « J’entends ce qu’il dit hein ! (ouais) Je le prend pas en compte. »

À l'extérieur du domicile, l’alimentation de Pauline est donc « assez différente » selon elle, de celle à domicile. Grâce à sa description très précise des différences ayant cours dans son alimentation selon le foyer dans lequel elle se trouve, nous avons pu reconstituer deux modélisations des écarts existant entre son alimentation à domicile et à l’extérieur de chez elle (ces dernières données ne variant pas).

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Lorsqu’un aliment est consommé « plusieurs fois par jours » il est codé 5, « une fois par jour » il est codé 4, « une à deux fois par semaine » il est codé 3, « une à deux fois par mois » il est codé 2 et s’il n’est jamais consommé il est codé 1.

En considérant l’écart à l’alimentation au domicile paternel, on repère très bien une discrépance importante entre les styles alimentaires de Pauline en fonction du niveau de contrainte du contexte de prise alimentaire. On peut même observer une véritable inversion des modes de consommation en ne considérant que les produits à connotation saine (fruits et légumes) et ceux riches en graisses ou en sucres (sodas, snacking, produits sucrés, fast-food). Les fruits et légumes sont consommés plusieurs fois par jour à domicile et jamais à l’extérieur, tandis que les

169 produits connotés négativement par rapport à la santé ne sont jamais consommé pour la moitié d’entre eux et seulement une à deux fois par semaine pour l’autre moitié lorsque Pauline est chez son père, tandis qu’ils sont consommés sans exception plusieurs fois par jour dès qu’elle se trouve à l’extérieur de chez elle. La différence est moins flagrante lorsque l’on compare cette alimentation libre de toute contrainte au style alimentaire ayant cours au domicile maternel et cela pour deux raisons. La première se situe dans la moindre consommation des fruits et légumes et la moindre variété des catégories alimentaires connotées comme neutre au sens de la santé, tandis que la seconde se caractérise par l’augmentation de la consommation à domicile de produits riches en graisses ou en sucres chez la mère en comparaison du domicile du père. Sur ce second point le domicile maternel rejoint dans ses caractéristiques le contexte extérieur dans la mesure où c’est le niveau de contrainte pesant sur les épaules de Pauline qui s’amenuise, voire disparaît. En effet, la consommation alimentaire à l’extérieur des foyers parentaux se caractérise pour Pauline par la liberté totale du choix de son lieu de restauration. Ses parents l’ont inscrite en tant qu’externe car « le self c'est vraiment pas bon » et que Pauline n’apprécie pas particulièrement son établissement : « moins je passe de temps avec les gens mieux ça me va ». Pour autant, elle ne rentre pas chez elle pour manger et dispose d’un budget chaque midi compris entre quatre et six euros pour se restaurer. Cela la mène ainsi à fréquenter préférentiellement les fast-food en raison de leur localisation (proximité avec l’établissement respectant la contrainte temporelle de la pause méridienne), de leurs tarifs (respect du budget quotidien alloué au repas) et de ses goûts : « j'adore manger gras ». Elle s’y rend avec ses amis et estime manger « pas très healthy7 ». La récurrence de ce type d'alimentation est

généralement passée sous silence avec son père et c'est « tant mieux » selon elle car il désapprouverait ce choix : « si il savais réellement où je mangeais (rire), ben il serait pas très content ». Toutefois il semble que son père adopte une certaine stratégie de paix sociale dans la mesure où il n’exerce pas de pouvoir contrôlant très affirmé : « Il me demande pas tout le temps où est-ce que je mange tout le temps le midi quoi », « il me pose pas trop de questions là-dessus ». Pauline complète en précisant que quand bien même son père serait au courant et tenterait de la raisonner, cela ne changerai pas ses habitudes : « même quand je lui dit il… Enfin il

170 a pas vraiment son mot à dire quoi. Tant pis ». Pauline montre ici qu’elle est prête à défendre farouchement cet espace de liberté alimentaire dont elle jouit en dehors de chez elle et dans lequel elle laisse s’exprimer un rapport complètement décomplexé et hédonique à l’alimentation. Elle n’entre pour autant pas en conflit avec son père lorsqu’elle vit chez lui et accepte le style alimentaire de son foyer. En résumé Pauline se soumet aux injonctions alimentaires qu’elle ne peut pas détourner en contexte contraint de prise alimentaire mais profite pleinement des espaces de liberté qui lui sont laissés dans ce domaine, que ce soit chez sa mère ou en dehors de chez ses parents.

Pauline montre une connaissance assez fine de l’alimentation et livre une définition du bien manger dont on devine qu’elle s’appuie sur plusieurs recommandations du ministère de la santé qu’elle citera par ailleurs : « manger heu de façon diversifiée, toujours avoir des féculents et des légumes dans la semaine », « pas manger de produits gras ou très peu (ouais), pas mettre trop de sel heu… Voilà essayer de pas manger de pâte à tartiner tout ça ». Elle livre même une approche multicritériée du bien manger qui inclut la régularité des repas et certains paramètres composants ces derniers : « manger dans les heures où on mange et lentement aussi (d’accord). Pas grignoter ». Dans l’absolu, à l’exception du mode de consommation qu’elle suit chez son père, cette définition semble trancher nettement avec la réalité de ses pratiques qui correspondent bien plus à sa définition de ce que serait « mal manger » à savoir : « Manger trop gras, trop sucré, manger trop (ouais) donc grignoter etc… ». Pourtant, lorsqu’elle analyse sa propre alimentation, Pauline tiens des propos dissonants. Par exemple, elle affirme avec clarté : « Non. Non, j’estime pas manger sainement ». Elle est d’ailleurs capable d’argumenter sans complexe et sur une large palette de critères dans ce sens : « je grignote heu… Je pense que je mange, enfin je fais pas assez d’efforts sur les légumes et les fruits (d’accord). Parce que je mange des légumes mais pas du tout de fruits. Et même les légumes je les mange pas trop (hmhm). Enfin, voilà. Heu… Je sais pas, je crois que je mange pas assez de viande (ouais). Et puis voilà quoi. Ha oui les sodas aussi ! Faudrait pas que je mange de sodas et puis tout ce qui est aussi heu, lié heu, comment on dit déjà… fast-food (oui), c’est pas, du tout bon. Enfin je devrais pas. Mais bon… ». Pauline témoigne ainsi encore de sa bonne connaissance des recommandations en vigueur et des injonctions à contrôler son alimentation à des

171 fins de santé. Pourtant, s’oppose à cette auto-analyse un discours parallèle qui laisse planer le doute sur la réalité de l’interprétation qui paraît se dégager de ses propos. Ainsi, elle nuance en précisant : « j’essaye d’éviter les, les sodas (ouais). J’en bois beaucoup, beaucoup moins qu’avant (hmhm). Parce que je sais qu’il y a plein de produits heu… Pas terribles (d’accord). Aussi j’utilise l’application Yuka pour maintenant essayer de… Enfin je fais plus attention aux produits heu, aux additifs qu’il y a dans les aliments, enfin dans les, dans les produits quoi (hmhm). Heu voilà, après heu… J’essaye de pas trop mettre de, enfin je mets plus de sel maintenant dans mes aliments (ouais). Parce que je sais que c’est pas terrible pour la santé. Et puis voilà ». Cet ensemble d’éléments viennent reconsidérer en grande partie le jugement péremptoire qui consistait à dire que non, elle ne mangeait pas sainement. Cette modération s’applique sur les quantités de consommation à propos des sodas et la qualité des produits qu’elle consomme notamment à travers la surveillance de la présence d’additifs ou encore le bannissement du sel de sa consommation. Pour autant, le profil de son alimentation ne semble pas être particulièrement impacté dans la mesure où d’après les chiffres qu’elle rapporte et qui nous ont permis de modéliser les graphiques alimentaires, ces ajustement paraissent être des variables d’ajustement marginales. Malgré tout, Pauline va plus loin encore dans l’atténuation de ses propos jusqu’à affirmer quasiment l’inverse de ses précédentes déclarations lorsqu’elle est questionnée sur le regard que porte son père, qui semble être le seul facteur de contrainte alimentaire que Pauline compte dans sa vie : « Bah j’entends ce qu’il dit, je suis d’accord pour le coup heu, que c’est pas… C’est pas forcément sain (hmhm). Mais heu, bah moi c’est des habitudes qui me plaisent et heu… Et j’estime manger quand-même assez sain. Du coup heu, enfin la plupart du temps… Quand je mange à la maison etc et tout et heu… Ben voilà quoi ». Finalement, Pauline en vient à réviser sa position et considérer qu’elle se nourrit tout de même suffisamment sainement pour ne pas avoir à remettre le reste de ses pratiques, qui lui plaisent, en cause. On peut remarquer dans cet extrait que cette reconsidération s’appuie finalement uniquement sur l’alimentation qu’elle a lorsqu’elle se trouve chez elle, et de façon sous-entendue chez son père étant donné qu’il était l’inducteur dans la question qui précédait. Ainsi, manger sainement chez son père - ce qui est effectivement le cas d’un point de vue des recommandations en vigueur - se retrouve avancé comme représentatif de la totalité de son alimentation à la

172 manière d’une synecdoque. En effet, il apparaît que cette partie de son alimentation ne représente en réalité qu'une portion congrue de la totalité de celle-ci. Il semble donc par cet effet de présentation que Pauline cherche à valoriser une partie des repas qui composent son alimentation afin de les présenter à la manière d’une vitrine comme remplissant sa part de conformité à la norme en vigueur. Par cette manœuvre, elle paraît pouvoir se dédouaner du non-respect de celle-ci le reste du temps et justifier le fait qu’elle se permette de perpétuer ses pratiques sources pour elle de plaisir. Cette hypothèse se vérifie au regard de son avis sur l’aspect contraignant de l’alimentation et du respect des normes en vigueur : « C’est toujours agréable le midi de pas se prendre la tête de manger un truc bon pour la santé… » Le confort des habitudes plaisantes qu’elle a prises rend ainsi contraignante l'idée de se mettre à manger plus sainement. Elle a pourtant déjà essayé de se restreindre de manière accrue, mais les efforts consentis sont présentés comme trop importants pour être poursuivis : « J’arrive de, parfois à… À manger sain pendant par exemple trois mois mais les contraintes… Enfin c’est trop une trop grosse contrainte pour moi, y’a des trop grosses contraintes (ouais ?), et du coup j’arrive pas à tenir sur le long terme ». Les recommandations alimentaires qu’elle connais et qu’elle a régulièrement à l'esprit sont finalement trop éloignées de ses pratiques pour être applicables selon elle. Elle a conscience des bénéfices liés à la santé qui en découleraient mais le fait de ne voir aucun effet délétère et de n'avoir jamais eu de problème lié à l'alimentation ne lui donnent pas de raison de vraiment changer : « J’ai jamais eu de problèmes avec mon alimentation (hmhm). Heu, c’est… Voilà je… Donc y’a pas vraiment de raison pour que je change quoi ».