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140 Lucile a commencé sa pratique physique en tant que pratique socialisante, afin de suivre des amis. À l’origine, c’étaient donc des motivations de plaisir et d’affiliation (Durand, 1987) qui l’animaient, sans objectif physique, de nature compétitive ou de recherche de performance. Par la suite, l’idée d'avoir un corps plus sain et la recherche d'intensité sont arrivées : « c’est devenu très intense l’année dernière ou celle d’avant. Il y a deux trois ans ». Ce changement de rapport à la pratique s’incarne dans une volition d'équilibre entre fatigue mentale et physique, érigeant l’activité physique en moyen de s'évader, de se sentir mieux. Petit à petit, Lucile a même senti émerger la sensation de ne plus pouvoir s'en passer : « faire plus de sport m’a donné envie de faire plus de sport et donc de m’investir plus », « c'est un peu une drogue et c’est un peu essentiel à mon équilibre ». Cette recherche de sensations se retrouve d’ailleurs dans son parcours sportif. Si à l’origine Lucile pratiquait le badminton pour suivre ses amis, elle s’est ensuite dirigée seule vers l’équitation pendant longtemps qu’elle a accompagnée ensuite par une pratique de l’escalade. Ces deux activités, dans la classification socio-affective de Bernard Jeu se rapportent à la mise à l’épreuve de soi à travers la réalisation d’exploit ou encore la prise de risque. « Cette année j'ai tout arrêté pour heu... bah pour essayer autre chose. Et du coup j’ai fait de la boxe (thaïlandaise) ». Toujours dans la classification de Bernard Jeu, la boxe correspond à l’idée de performance à travers le recul de ses propres limites. Cette activité duelle comprenant une mise en vulnérabilité directe du corps aux coups de l’adversaire constitue une forme de suivi dans la confrontation au risque que semble rechercher Lucile et dont elle justifie l’attrait par le ressenti de « shoot d’endorphines ». Cette description de sensations correspond bien avec la recherche d’un exutoire sportif que nous avons rapporté plus haut et que la littérature confirme comme pouvant apporter « une impression de bien-être, une impression d’évasion d’un monde crispé » (Orseti, 1991). Par ailleurs, Lucile est un des rares sujets à connaître et être capable de citer au moins une recommandation du ministère de la santé relative à l’activité physique. Néanmoins, elle précise que dans son rapport à la pratique physique leur impact n’est que minime bien qu’il soit présent à la marge. La raison de sa pratique régulière est donc à retrouver essentiellement dans les bienfaits de cette pratique qu’elle ressent pour elle-même.

141 E. Le corps : effets de l’alimentation, de l’activité physique, et de

la norme esthétique

Lucile semble adhérer à une conception fonctionnelle et sanitaire des effets de l'alimentation sur le corps. Elle envisage ainsi les rapports entre les deux dimensions sous la forme d’un équilibre ou d’un déséquilibre de la balance apports - dépenses et évoque les problèmes de santé que peuvent entraîner des déséquilibres dans ce couple. L’activité physique quant-à-elle semble disposer d’une palette interactionnelle plus élargie avec le corps du point de vue de Lucile. L’activité physique lui a permis de se « sentir bien dans [s]a peau », de « développer [s]on corps », notamment d’un point de vue musculaire, le tout œuvrant d’après elle au fait « d’avoir un corps plus sain ». Cette impression se base sur le constat d’une moindre fréquence à être malade, que Lucile associe directement au fait de pratiquer de l’activité physique.

Par ailleurs, mise à part la constatation de changements corporels à l'exercice : « y’a des muscles que je vois là que je voyais pas avant », la question de l’esthétique n’apparaît pas comme un inducteur de la pratique pour Lucile et l’apparition des muscles qu’elle cite semble être une conséquence qui ne représentait pas un objectif particulier lors de la mise en pratique.

F. Négociation normative entre socialisation sportive et alimentation :

Selon Lucile, alimentation et activité physique entretiennent une relation évidente, ce qui entraîne d’ailleurs des adaptations de sa part : « je mange plus, avant les séances, pour éviter les fringales ». Dans la même logique, elle estime que si elle devait envisager la fin de sa pratique physique, elle opérerait des adaptations alimentaires, mais uniquement en lien avec l'énergétique sportive et ne choisirait pas d'empiéter sur ses plaisirs alimentaires (produits sucrés, fast-food). En effet, selon elle, pratiquer de l’activité physique n’est pas une facteur qui permettrait de justifier le fait de se faire plus plaisir en mangeant que la normale : « se faire plaisir en mangeant ne peut pas être compensé par l’activité physique ». Pour autant, ce

142 rapport semble plus complexe qu’il n’y paraît dans la mesure où elle déclare également que « c’est en partie une des raisons pour lesquelles je fais du sport parce que je me dis si je fais du sport je peux me dire à côté je peux manger des choses un peu plus grasses, un peu plus sucrées ». D’une part, Lucile estime donc que le fait de se faire plaisir en mangeant ne peut être compensée par une pratique physique, et que cela peut raisonnablement intégrer un mode d’alimentation plutôt sain, tandis que d’autre part elle concède se permettre des écarts notamment en raison de sa pratique physique. Cet écart conceptuel dans le discours de Lucile est particulièrement intéressant car il peut être interprété comme le révélateur d’une certaine dissonance entre les socialisations alimentaires auxquelles elle a été exposée.

En effet, dans sa famille l’idée de santé par l’alimentation est présente dès le départ et justifie l’intérêt de maîtriser un savoir-faire culinaire pour transformer soi-même des matières premières, critères que l’on retrouve dans la définition de Lucile du « bien manger ». D’autre part, on observe que la catégorie alimentaire phare connotée positivement comme saine, à savoir les fruits et légumes, sont consommés en grande quantité à domicile (plusieurs fois par jour), comportement reconduit à l’identique à l’extérieur. À l’inverse, les catégories d’aliments riches en graisses et en sucres (sodas, snacking, produits sucrés, fast-food) sont en net recul en termes de consommation à domicile par rapport aux autres aliments, et enregistrent une hausse de consommation à l’extérieur pour trois d’entre eux. Enfin, Lucile connaît correctement les recommandations alimentaires et nous livre qu’elle les applique « par défaut », c’est-à-dire de manière plutôt passive, lorsqu’elle est chez elle. La conjonction de ces facteurs constituant la socialisation alimentaire primaire de Lucile est très cohérente dans une orientation normative sanitaire et cela se retrouve en très grande partie dans le comportement alimentaire de Lucile où qu’elle soit.

A contrario, sa socialisation alimentaire secondaire, tenue des repas partagés avec ses amis, n’apparaît pas comme aussi ascétique et se tourne plus régulièrement vers un rapport hédonique à l’alimentation. Lucile se permet ainsi de consommer plus souvent des aliments que sa socialisation alimentaire primaire considère comme peu sains lorsque le contexte de prise alimentaire n’est pas aussi contraint que chez elle. Ainsi pour Lucile reconnaître pouvoir « rapidement par une question d’envie ou

143 de praticité faire des écarts » relativement aux canons de sa socialisation alimentaire primaire constitue une façon de confirmer une certaine forme de dissonance entre sa socialisation verticale à domicile et la socialisation horizontale expérimentée avec les pairs. Dès lors, et quand bien même les écarts constatés ne soient que ténus, tandis qu’elle présentait ces derniers comme ne pouvant pas être compensés dans un premier temps, le fait de pratiquer une activité sportive apparaît comme une manière de se rassurer et de justifier le droit à cette dissonance dans la mesure où ils sont compensés. D’ailleurs, le fait de concevoir cette compensation alimentaire par l’activité physique est pour Lucile « un peu inconscient », « mais c’est ce que je pense ». En définitive, le mécanisme de compensation auquel Lucile fait appel pour se justifier constitue plus une manière de légitimer la possible conciliation de ses deux modes de socialisation alimentaire en minimisant l’importance que pourraient avoir ces écarts au regard de la santé plutôt qu’une façon de se permettre consciemment et de manière plus fréquente de déroger aux préceptes de sa socialisation alimentaire primaire.

8. Nuria

A. Contexte familial et profil général de socialisation sportive

Nuria est une élève de seconde dont les parents présentent une forte hétérogamie sociale avec l’un occupant une profession d’employé tandis que l’autre occupe un métier de cadre et profession intellectuelle supérieure. Les parents sont également séparés ce qui nous amène à positionner Nuria comme relevant des classes moyennes. Un des deux parents, le père, pratique de l'activité physique « occasionnellement de temps en temps ». Toutefois Nuria ne voit que rarement son père qui habite loin de chez elle depuis le déménagement de sa mère, qu’elle a suivi : « mon père, dans le sud, je vais pas souvent chez lui ». Le sujet de l’activité physique dans les conversations familiales « est très occasionnel » et amorcé le plus

144 souvent par Nuria elle-même : "ils m’en parlent un petit peu sauf qu’en fait je suis plus attirée vers la musique », « ils comprennent que voilà. Que en fait j’ai plein plein d’activités à côté et j’aurais pas le temps de faire du sport ». Le discours parental sur l’activité physique apparaît donc comme épisodique et peu insistant au regard de la préférence de Nuria pour le domaine artistique et le peu de temps qu'elle aurait à investir ailleurs. Sportive régulière et pour le loisir auparavant, Nuria ne pratique plus de sport depuis trois ans maintenant : « j’ai arrêté quand j’ai déménagé en Bretagne ».

B. Conception de la santé

Nuria connaît et décrit très bien les comportements sédentaires qui sont présentés comme délétères à la santé : « Pas rester assis toute la journée ou rester heu allongé toute la journée ». Une activité physique minimale est nécessaire selon elle à l'entretien de la santé, il faut « au moins marcher ». Nuria considère également l’alimentation comme importante au regard de la gestion de la santé et estime qu’il faudrait essayer de « manger équilibré par rapport à ses besoins journaliers et nutritionnels ». Dans sa vie, Nuria déclare penser à sa santé bien qu’elle soit hésitante sur le sujet : « j’essaye de faire attention… J’essaye… Donc non non je vais pas dire que je m’en fiche totalement mais ouais ouais j’essaye quand même de faire attention ». Elle tente de faire en sorte de se dépenser dans la journée notamment en privilégiant la marche comme moyen de locomotion par rapport aux transports en commun à sa disposition : « en ce moment ça va être l’été donc si finalement on reprend les cours je pense que j’irais souvent à pied (ouais). J’y allais déjà quand il faisait froid parce que je me disais marcher avant les cours ça peut me faire du bien, ça peut un peu me vider la tête (ouais) donc pour marcher oui c’est un peu voulu ». Cela rejoint son tempérament général selon lequel elle n’aime « pas rester assise trop longtemps », « il faut que je fasse quelque chose, il faut que je bouge », « mes amis me disent « t’es hyperactive » (rire) ». Son temps sédentaire quotidien compris entre cinq et sept heures témoigne de cette activité quotidienne et respecte les recommandations de l'Observatoire national du sport-santé. Son temps d'activité physique modérée hebdomadaire est également respectueux des recommandations

145 de l’OMS en étant compris entre 2h30 et 3h30 par semaine (soit 20 à 30 minutes par jour). Par ailleurs, Nuria essaye également d'adapter ses repas même si elle estime ne pas toujours y parvenir : « j’essaye de manger équilibré, j’essaye d’adapter mes repas (ouais). J’essaye. Je sais que j’arrive pas tout le temps mais…". Nuria nous livre donc qu’elle a développé une conscience vis-à-vis d’un enjeu de santé au service duquel elle cherche à s’alimenter de façon équilibrée et à rester active physiquement bien qu’elle ne pratique pas d’activité physique.