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De l'illettrisme à la littéracie : le point de vue de la recherche

4. Littéracie : le versant positif de l'illettrisme ?

4.3. Rapport à l'écriture

La notion de rapport à l'écriture a orienté nos observations de poste ainsi que la rédaction de notre guide d’entretien. Sur les postes de travail, cela nous a notamment permis de repérer et, par la suite, d’analyser les passages à l’écrit. Comme nous venons de le présenter, les auteurs abordent l’écriture comme un geste complexe doté de contraintes, geste qui implique le sujet et influence son rapport au monde. De plus, les travaux examinés montrent l'incertitude qui peut accompagner ce geste, déterminant la possibilité de faire face ou de surmonter l'insécurité scripturale. Les représentations sociale de l'écrit et de l'écriture sont donc constitutives du rapport à l’écrit qui est lui-même un des aspects de la compétence scripturale pour M. Dabène. De nombreux travaux ont été réalisés sur le rapport à l'écriture (Voir : Barré-De Miniac, 2000, 2002 ; Delcambre, 2002 ; Delcambre & Reuter, 2002 ; Penloup, 2007 ; voir aussi sur l’appropriation de l’écrit : Besse et al., 2003, 2004). Nous retenons ceux qui portent sur les pratiques et les stratégies des scripteurs, éléments auxquels s’intéresse plus particulièrement notre étude. Nous ne ferons pas de synthèse de ces travaux, de nombreuses synthèses ayant déjà été proposées (Balas, 2007 ; Blaser, 2007 ; Bouchut, 2010 ; Dumet, 2009). Toutefois, nous nous inspirons de celles-ci pour notre étude.

C. Barré-De Miniac (2002) définit le rapport à l'écriture de la manière suivante : « L’expression désigne l’ensemble des significations construites par le scripteur à propos de l'écriture, de son apprentissage et de ses usages. Significations singulières pour les unes, partagées par le groupe social pour d’autres, le groupe culturel pour d’autres encore. L’ensemble étant de toutes manières retravaillé, réorganisé par un sujet unique, ce que désigne le singulier de rapport à » (p. 29).

Nous retiendrons que cette définition est centrée sur le sujet, tant dans sa pratique, qui intéresse notre étude et que nous tentons d’appréhender dans nos observations de terrain, que dans son apprentissage. Comme le souligne l’auteure, en citant M.-C. Penloup (2000), la notion de rapport à l’écriture recentre l’étude des représentations de l’écrit autour du processus d’écriture, à travers l’opinion mais aussi les actes du sujet scripteur. L’auteure caractérise les pratiques d’écriture autour de quatre dimensions « le long desquelles se situent les scripteurs » (Barré-De Miniac, 2002, p. 30). Nous retiendrons plus particulièrement deux de ces dimensions.

La première dimension est « l’investissement de l'écriture » et plus particulièrement, « le type d’investissement » (p. 31). Cette dimension retient notre attention car elle permet d’envisager les pratiques d’écriture en situation. Ainsi, nos observations nous permettent de décrire les types d’écrits ainsi que les contextes dans lesquels ils sont mobilisés (cf. chapitre IX). Ces éléments renseignent sur la relation qu’entretient un agent de nettoyage avec l'écriture, pendant la réalisation des tâches de nettoyage. Ils permettent de repérer les situations dans lesquelles les passages à l’écrit s’effectuent, en production mais aussi en réception. Lorsque les employés ont la possibilité de répondre à nos questions durant le travail, leur témoignage apporte des précisions quant au « sens de l’investissement », qu’il soit positif ou négatif (p. 32). Cette dimension peut être rapprochée de la « composante pragmatique » initiée par V. Leclercq (1999) dans le « curriculum de la formation linguistique de base » (p. 125). Ainsi, le repérage des acquis peut s’effectuer lors d’un entretien ou d’observations sur le terrain du métier.

Nous nous sommes également inspirée de la seconde dimension, celle des « opinions et attitudes » (Barré-De Miniac, 2002, p. 33) pour mettre en relation les discours des employés recueillis lors des entretiens, avec leurs pratiques observées sur leur poste de travail.

Conclusion partielle

Cette étude de la littéracie « élargie » aux formes sociales orales et scripturales ainsi qu’au rapport à l’écrit, nous conduit à retenir les points suivants.

Alors que l’OCDE associe la littéracie à la compréhension et à l’usage de l’information dans le cadre personnel et professionnel, les travaux des chercheurs montrent la complexité des processus qui accompagnent l’usage de l’écrit. Ils mettent en exergue la notion de compétences spécifiques qui permettent d’objectiver la notion d’illettrisme et d’approfondir la question de la maîtrise de l’écrit. La littéracie inscrit le scripteur dans un contexte mouvant et évolutif.

Comme le souligne P. Delcambre (2002), l’étude des pratiques d’écriture dans le milieu professionnel nécessite d’interroger la place du scripteur et de prendre en considération son environnement. L'écriture étant incorporée à l’activité professionnelle, les scripteurs peuvent rencontrer des difficultés à les dissocier et à les évoquer. Les observations de poste permettent de mettre au jour ces pratiques que B. Fraenkel (1993) qualifie « d’invisibles ». Ainsi, notre étude s’inscrit dans une approche anthropologique de l'écriture, élargie aux formes sociales scripturales et orales.

L’imbrication de ces formes sociales, entre oralité et scripturalité, nous conduit à adopter une méthodologie d’ordre microsociologique, en référence aux travaux de B. Lahire (1995). A la manière du modèle proposé par l’auteur, nous avons établi des portraits et nous nous sommes inspirée des dimensions de sa grille d’analyse pour réaliser nos observations de terrain.

Enfin, tout en n’écartant pas le contexte dans lequel le scripteur s’inscrit, la notion de rapport à l'écriture permet de recentrer l’étude sur le sujet, notamment sous l’angle de ses pratiques et de la manière dont il les met en œuvre. Cela nous conduit à interroger l’existence d’autres compétences qui relèvent de la raison graphique, comme la gestion de l’espace et du temps, sur lesquelles nous reviendrons au chapitre III.

Conclusion du chapitre

L’histoire montre que l'écriture occupe une place de plus en plus importante dans notre société. Aussi, dans notre société moderne, elle apparaît bien souvent comme un acte banalisé. Son apprentissage se déroule pendant la scolarité. Par la suite, l’acquisition de l’écrit peut être consolidée dans le cadre de la formation continue. Depuis les années 1980, la

maîtrise de l’écrit fait l'objet de nombreux discours et la notion d’illettrisme interroge le regard porté sur ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit. Parallèlement, les travaux de recherche montrent que les actes de lecture-écriture constituent des opérations mentales complexes qui varient dans le temps et dans les situations, notamment en fonction de l’environnement. La notion de littéracie permet d’examiner la question des apprentissages et de la maîtrise de l’écrit sous un angle objectif, en comparaison à celle d’illettrisme. Il s’agit de prendre en considération les compétences mobilisées en situation de réception et de production écrite. Celles-ci dépendent du contexte dans lequel elles sont mises en œuvre.

Notre étude s’attache donc à mettre au jour les compétences mobilisées, de manière située, c'est-à-dire dans le cadre de l’activité professionnelle. Nous verrons au chapitre suivant que ces compétences de littéracie peuvent être issues de la tradition orale.

CHAPITRE III

Interrogations autour de l'oralité et de la raison graphique

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