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La part langagière du travail et la complexification des tâches

Du langage au travail, à la formation des employés Introduction

1. Mutation du travail et valorisation de la part langagière

1.1. La part langagière du travail et la complexification des tâches

La reconnaissance de la « part langagière du travail » est étroitement liée à l’évolution de la politique d’immigration des années 1970 et aux mutations du contexte économique de la fin des années 1980 (Boutet, 2001b, p. 23). En 1974, l'immigration est stoppée par les instances politiques, pour des raisons économiques. Cela contribue à modifier l'image du travailleur immigré qui était celle de l’ouvrier non scolarisé, vivant seul en France et travaillant à l'usine. Une nouvelle configuration, encore présente aujourd'hui, se dessine : celle de la famille nombreuse vivant dans des habitats inadaptés et connaissant le chômage. C’est dans ce contexte que le langage au travail tend à être mis en exergue, pour être reconnu. Nous analysons cette tendance à partir de trois aspects : les traces orales du langage au travail, l’accroissement des écrits professionnels et l’imbrication de la tradition orale et de la culture de l’écrit.

1.1.1. Spécificités des pratiques langagières à l’oral

La présence d'autres langues que le français sur les postes est une spécificité mise en évidence par l’étude du langage au travail. Il s'agit des langues que les employés non francophones utilisent parfois pour communiquer avec leurs pairs. Non reconnues et non valorisées par la hiérarchie, elles sont mobilisées dans les situations du travail réel. Des observations de poste sont donc nécessaires pour les mettre en avant. Notre étude montre en effet l’existence de ce plurilinguisme ainsi que des phénomènes d’alternance codique (cf. chapitre X).

On peut également remarquer une augmentation et une évolution des situations de pratiques langagières dites « de service » entre employés et usagers, comme dans les centraux d'appel ou aux guichets des services publics (Boutet, 2001b, p. 23). Il s’agit de donner un

renseignement, de répondre à une réclamation ou de demander une information. Les employés sont donc confrontés à des situations langagières parfois imprévues, auxquelles ils doivent faire face de manière adaptée. Cette modification de la fonction de la parole au travail, associée à un centrage sur l'usager-client, pour satisfaire ses demandes, ont pour conséquence une modification des exigences de la capacité à communiquer pour « trouver des solutions ou résoudre des problèmes par la parole » (p. 35). Les agents de nettoyage que nous avons observés dans le cadre de notre étude travaillent en grande partie en présence des usagers et nos observations de poste montrent des interactions variées entre usagers et employés. Notons que si la mise au jour de l’activité langagière au travail montre des spécificités de celle-ci, elle montre également la complexité qui accompagne les interactions. En effet, la maîtrise d’une ou de plusieurs langues nécessite de mobiliser les codes linguistiques mais aussi d’autres compétences qui relèvent davantage des normes sociales, comme le vouvoiement, et l’alternance codique que nous évoquons au chapitre X. Dans le courant de l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique, P. Charaudeau (2000) introduit la notion de rituels sociaux. Il s’agit d’un ensemble de normes propres à une communauté, qui régit les échanges langagiers. Ainsi, « la compétence discursive7 exige de tout sujet qui communique et interprète qu’il soit apte à manipuler […] les procédés de mise en scène discursive qui feront écho aux contraintes du cadre situationnel » (p. 5). Une communication réussie nécessite donc de savoir adapter son message à un interlocuteur dans une situation donnée.

1.1.2. Vers une démocratisation de l’usage des écrits professionnels

La mise en place de la démarche qualité, dès 1976, et la propagation des nouvelles technologies de l'informatique sur les postes de travail ont contribué à mobiliser la recherche autour des écrits professionnels. Depuis ces dernières années, la validation des acquis par l'expérience constitue également un champ de recherche associé au domaine de l'écrit en situation professionnelle. La démarche qualité, bien que longue et coûteuse, assure à l'entreprise une certification qui lui procure une place concurrentielle. Pour cela, elle doit organiser la rédaction de modes opératoires qui décrivent précisément les procédures de production. De plus, l'activité doit être analysée afin de détecter les éventuels problèmes de production et de trouver des solutions. Cela donne lieu à un cahier des charges et à la mise en place de contrôles dont l'objectif est de respecter les procédures de fabrication et de gestion de

l'activité. Cette catégorie d'écrits renforce la notion de travail prescrit plus particulièrement présente à la période de la mise en place du taylorisme. A travers la parcellisation des tâches, ce type d'organisation du travail est encore visible dans les entreprises du XXIème siècle. Il se mêle à la gestion du travail soumise à l'ère de l'information et aux nouvelles technologies informatiques. L'immédiateté de la transmission de l'information rendue possible grâce à l'usage des réseaux Internet ou Intranet peut sembler proche de la communication orale. Toutefois, B. Fraenkel (2001a) rappelle les spécificités qui la sépare de l'oral : la distance physique entre les interlocuteurs, l'absence de la communication non verbale et des chevauchements de parole. L'usage de l'outil informatique pour communiquer reste bien du domaine de l'écrit.

Les métiers du secteur tertiaire se développent, et la circulation de l'information et la communication entre les membres du personnel s'impose peu à peu dans l'activité professionnelle, à tous les niveaux de la hiérarchie. Dans les unités de production, l'écrit est tout d'abord utilisé pour le suivi du contrôle de la qualité. Désormais associé à la notion de productivité, la maîtrise de l’écrit constitue une compétence au même titre que celle des savoirs techniques. Notons, dans le cadre de notre étude, que la fiche métier de la convention collective de l’agent de nettoyage précise la nécessité de maîtriser l'écrit (cf. chapitre VI).

Comme nous l’avons évoqué précédemment avec l’oral, nous pouvons considérer que le langage « se déploie dans l'ensemble de ses dimensions anthropologiques : dimensions instrumentales, cognitives, et sociales » (Boutet & Gardin, 2001, p. 102). Nous présentons ces dimensions ci-dessous :

-­‐ la dimension instrumentale correspond au langage « fonctionnel » utilisé pour transmettre une information et une consigne. Le langage est alors employé comme un outil utile à l'accomplissement des tâches. Il prend la forme d'énoncés courts, de succession de termes, de listes, de tableaux ou de notes ;

-­‐ la dimension cognitive représente le langage raisonné qui est utilisé pour transmettre une information, argumenter, décrire une panne et planifier des tâches. Il est présent dans les procédures de montage, les cahiers de liaison ou les plannings ;

-­‐ la dimension sociale permet de décrire la construction des rapports sociaux à l'intérieur d'une communauté. Le langage est nécessaire à l'élaboration d'une cohésion à l'intérieur des équipes, mais aussi de l'identité de chacun appartenant à la collectivité représentée par l'entreprise. Il s’agit des échanges lors des

pauses, de la rédaction du journal interne, mais aussi des rituels langagiers qui rythment le quotidien.

Les activités de communication, de relation, de délibération deviennent un des « composants de ce que les directions nomment le « savoir-être » au travail. Elles constituent désormais l'un des éléments des « compétences » qu'on a substituées aux anciens diplômes et qualifications » (Boutet, 2001b, p. 61). Or, comme le souligne J. Boutet, contrairement aux compétences techniques, celles de communication sont plus difficiles à appréhender.

Lorsque nous nous sommes rendue sur les postes de travail, nous avons procédé à un relevé détaillé des faits observés. Ceci afin de rendre compte des microphénomènes et de relever des faisceaux de convergences entre ces dimensions.

La démocratisation et la généralisation de l'usage de l'écrit en contexte professionnel, peuvent constituer de nouvelles contraintes pour les employés. Comme le souligne J. Boutet (2001b), et de même que nous l’avons évoqué précédemment, « pendant la période du taylorisme, les dirigeants politiques et économiques avaient pu se satisfaire des savoirs élémentaires enseignés à l'école, sans aller trop vérifier ce que ces savoirs supposés acquis devenaient chez les adultes » (p. 36). C'est à la suite de la disparition massive d'une catégorie d'emplois que les dirigeants de la classe politique et économique se préoccupent de la question des besoins de formation linguistique des adultes. C'est également à cette période que la notion d'illettrisme prend son envol. En effet, une catégorie d'ouvriers aussi nommée « bas niveaux de qualification », peu ou pas scolarisés ni formés perdent leur emploi et rencontrent des difficultés pour se reconvertir et se réinsérer dans l'activité professionnelle. Nous pouvons supposer que la notion d'illettrisme est bien associée à une réalité économique. Comme nous l’avons déjà précisé à plusieurs reprises, de nouvelles exigences en matière de littéracie sont attribuées à l'ensemble des postes, du fait des normes qualité et des modifications survenues dans l'organisation du travail. J. Boutet (2001 b) indique que « la mise en écrit de l'activité » (activités de copie, usage de tableaux, de comptes rendus et de fiches) est perçue de manière négative par les salariés car ils la considèrent inutile à la réalisation du travail. De plus, cette évolution de l'usage de l'écrit au travail entraîne un renforcement des représentations relatives à la nécessité d'accorder davantage de temps à l'acquisition des savoirs comme lire, écrire, compter à l'école. Elle incite aussi à allonger le temps de la scolarité en escomptant par là un accès plus aisé à l'emploi et au choix du métier. Comme l'indique J. Boutet (2001 b), cela conduit à approuver cette diffusion et « l'enrichissement des pratiques langagières » dans un souci de libérer la parole au travail. Toutefois, l'encadrement, la codification et le formatage des échanges observés sur les lieux

de travail invitent à rester prudents car ils impliquent de nouvelles contraintes qui peuvent conduire à une instrumentalisation de la langue.

Nous venons de présenter la part langagière du travail sous l’angle des interactions orales puis sous celui de l’usage des écrits. Soulignons toutefois, comme nous l’avons montré au chapitre III, que la tradition orale et la culture de l’écrit peuvent s’imbriquer l’une dans l’autre. Ainsi, la frontière entre l'écrit et l'oral est perméable (Boutet & Gardin, 2001). Elle varie en fonction des interlocuteurs et de leur rapport à l'un ou à l'autre, des situations et des événements émergents. Mais il reste que les deux univers peuvent avoir un impact l'un sur l'autre. C’est ainsi que l’on retrouve à l'oral l'usage de genres discursifs plus connus à l'écrit, et inversement. Il s’agit par exemple des listes, que l’on pourrait penser être le privilège de l’écrit. A l’oral, ce genre discursif peut être observé lors de l'énumération de listes de produits ou de consignes. Nos observations de terrain montrent que ce genre est mobilisé par nos témoins lorsqu’ils évoquent leur activité. Les listes, tableaux et graphiques sont des documents particulièrement présents dans le monde du travail. On retrouve dans cette structuration de l’écrit par l’oral la notion de « raison graphique » que l’on doit à J. Goody.

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