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Raisonnement et construction de la pensée dans la tradition orale

Interrogations autour de l'oralité et de la raison graphique Introduction

1. Définitions et spécificité des processus cognitifs de l'oralité

1.2. Raisonnement et construction de la pensée dans la tradition orale

L'écriture est un outil d’accès à l'abstraction et au raisonnement logique. Si elle trace le passage entre les savoirs et les pratiques, son impact sur la vie sociale, présenté dans les thèses de J. Goody, est aujourd'hui interrogé. L’auteur montre que l'écriture a pu transformer au fil du temps, la culture et la vie sociale des sociétés qui étaient à l'origine dominées par l'oral. Il revient toutefois sur cette thèse lors d'un entretien avec J.-M. Privat, à propos « des conséquences de la littéracie » (Goody 2007, p. 244). Dans la mesure où la notion de conséquence implique la régularité et un processus unique, elle peut difficilement s'appliquer à la vie sociale, car le comportement des individus est variable. J. Goody envisage alors cette question sous un autre angle. Il propose d'étudier la manière dont les sociétés s'approprient l'écriture, comme un outil extérieur et au service de la personne, permettant notamment de développer les connaissances. Notre réflexion s'inscrit dans cette perspective et notre travail d’investigation repose sur l’hypothèse que la littéracie n'est pas le seul élément constitutif du fonctionnement cognitif. Les usages relevant de la tradition orale contribuent aussi au développement des nouveaux savoirs.

1.2.1. Bénéfices des procédures mentales des actes routiniers

Les actes routiniers, qui ne nécessitent pas l’usage de l’écrit, donnent pourtant lieu à des actions logiques. Dans un autre champ disciplinaire, en s’appuyant sur des travaux de psychologie cognitive, J.-P. Terrail évoque l’efficacité des actes routiniers acquis en dehors d’un apprentissage formel. Ces savoir-faire sont « stockés et mobilisés sous une forme non langagière » (2009, p. 73). Ils font appel à la remémoration et sont mis en œuvre pour agir spontanément, sans passer par le langage intérieur. Les opérations mentales se succèdent rapidement. Dans les métiers du nettoyage, cela concerne les gestes professionnels qui sont récurrents. La maîtrise du geste permet de l’effectuer de manière efficace et de libérer son attention pour d’autres opérations mentales, utiles à l’activité, comme par exemple l’observation des habitudes des usagers. Ces procédures sont proches de celles présentées par B. Lahire. En effet, ce dernier montre que des habitudes se construisent avec l’expérience, dans la répétition et donnent lieu à des savoirs et savoir-faire intériorisés. Ainsi, « lorsqu’elles sont mises en action, déclenchées, les habitudes gestuelles, corporelles, qui sont suffisamment constituées, peuvent laisser le champ de conscience libre pour les habitudes de réflexion, de conversation interne » (2001, p. 131). Ces procédures mentales, ainsi que la mémorisation ne relèvent pas de la littéracie. Les données empiriques recueillies au cours de notre étude

montrent que la plupart des tâches réalisées par les agents de nettoyage, se succèdent rapidement et de manière efficace. Lorsque nous les interrogeons, certains de nos témoins disent qu'ils agissent par habitude (cf. cas d’Atika, chapitre XI). Ainsi, ces actes routiniers donnent lieu à des actions logiques. Issus des savoir-faire empiriques, ils ont été construits dans et par l’expérience.

1.2.2. La verbalisation, un outil de construction de la pensée

La verbalisation donne la possibilité de structurer sa pensée, grâce à l’oral et sans nécessairement passer par l’écrit. Contrairement aux actes routiniers, la verbalisation, qui fait appel à la linéarité du langage, peut permettre de construire une routine. Elle peut également être mobilisée lorsque un imprévu vient perturber le déroulement de l’acte routinier. Ainsi, le langage oral procure la possibilité de s’extraire de l'action, et le recours à l'écrit n'est pas toujours nécessaire à cette forme de réflexivité. La verbalisation permet, par exemple, de décrire les opérations mobilisées dans la réalisation d'une tâche routinière et peut également conduire à en analyser le processus. Les données empiriques recueillies dans notre étude montrent que les employés parlent spontanément de leur travail et de la manière dont ils le réalisent. La verbalisation est également un moyen qui permet de construire la réflexion. La mise en mots de la pensée et l'échange des points de vue avec d'autres personnes favorisent la mise en relation des idées et l’élaboration de nouveaux savoirs.

1.2.3. A propos d’autres supports au raisonnement dans la tradition orale

D'autres moyens que l’écrit permettent de se distancier du réel. Nous entendons par réel, un objet « qui existe d’une manière autonome, qui n’est pas un produit de la pensée » et par concret, un objet perceptible par les sens « qui se rapporte à la réalité » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, 2011). Ainsi, dans les sociétés à tradition orale, les représentations graphiques comme les dessins, les cartes, les pictogrammes et les diagrammes constituent des traces d'une mise en relation des informations et d'une distanciation par rapport au concret. Ces schématisations picturales ne nécessitent pas un recours au système alphabétique ni à l'écriture. On peut donc considérer qu'elles relèvent en partie de l'ordre oral.

Les pratiques mathématiques, comme le comptage, ou certains jeux, sont les traces d'une logique et d'un raisonnement distant du réel qui peuvent relever de la littéracie mais aussi de la tradition orale (Terrail, 2009). Ainsi, les membres du corps humain peuvent servir de référence pour indiquer une direction (Calvet, 1984). On désigne un point dans l’espace, (à

droite, à gauche, en haut ou en bas) avec le bras. Les membres sont aussi utiles pour mesurer des quantités ou des distances. Les mesures au sol sont réalisées avec le pied ou le pas. La main permet de doser une quantité pour mesurer le sel, les épices, le grain, ou d’autres ingrédients. Enfin, le corps peut servir de support au comptage (Saxe & Stigler, 1999). Alors qu’en France, on se sert encore parfois des doigts de la main pour compter, il existe d’autres systèmes plus élaborés qui utilisent d’autres parties du corps. C’est le cas du système de comptage des Oksapim (Papouasie Nouvelle Guinée) qui se servent de 27 parties du corps pour calculer (Saxe & Stigler, 1999). Le schéma ci-dessous montre la répartition du comptage sur les membres.

Figure 1 : Système de comptage Oksapim (d’après Saxe et Stigler, 1999, p. 233).

Pour compter, on débute par le pouce droit et on se déplace vers l’autre main en énumérant chaque partie du corps. Chaque point correspond à un nombre. Notons que l’usage d’un tel système ne peut être mis en œuvre qu’en contexte.

Ces quelques exemples sont issus de pratiques empiriques. Les instruments de mesure les remplacent et la littéracie éloigne donc le comptage du concret, en procurant une perception plus précise des quantités. Ainsi, des techniques de comptage peuvent être mobilisés par des personnes qui ne sont pas (ou peu) entrées dans la culture écrite. Nous pouvons donc inclure la prise en compte des manières de faire issues de la tradition orale dans les apprentissages de celles qui relèvent de la culture écrite.

De même, de multiples procédés de mémorisation permettent de retenir un grand nombre d'informations en s’affranchissant de l’écriture (Meyran, 2008). Ils ne sont pas tous issus de sociétés exclusivement orales. Ainsi, les Grecs et les romains ont initié des moyens mnémotechniques qui ont été repris au Moyen-Âge et à la Renaissance. L’architecture des lieux servait de support à la mémorisation de longs discours. L’opération consistait à en parcourir les étages et les pièces dans lesquelles une image mentale, choisie par l’auteur, constituait un indice pour se souvenir des points importants qu’il devait restituer. Ces images

balisaient la structure du discours, permettant de restituer un grand nombre d’informations. R. Meyran précise que ces techniques ont cessé d’être transmises et ont été remplacées par l’imprimerie. Notons qu’elles sont mobilisées dans des sociétés où coexistent l’écrit et l’oral. Ainsi, comme le souligne J. Goody (2007), on ne peut pas dire que ces procédés mnémotechniques soient exclusivement issus de l’oralité, mais ils intéressent notre étude car, ne faisant pas appel à l'écriture, ils peuvent ainsi être construits dans l’expérience.

A propos des techniques de mémorisation, C. Hagège (1996) évoque les « refrains, syllabes de déclenchement, mots d'appel » (p. 111). A mi-chemin entre oralité et scripturalité, l’univers pictural permet aussi de remémorer des informations, sur une longue période (Calvet, 1984). Il s'agit d'objets qui permettent de retracer une histoire comme les poteries ou les tapis, chez les Berbères. Ils peuvent être complétés par d'autres indices fixés sur le support lui-même. Ce sont par exemple des perles incrustées dans la matière ou des symboles gravés. L'usage de différentes couleurs et la disposition des objets représentés ajoutent une indication supplémentaire, qui donne lieu à interprétation et par là, à la remémoration des événements. Notons que ces procédés ne permettent pas de « figer » les informations, car celles-ci peuvent être transformées à chaque restitution. Cependant, comme le souligne L.-J. Calvet, dans certains cas (exemple des contes et des comptines), la structure du texte et son contenu sémantique, peuvent être restitués de manière strictement régulière. Ces régularités situent ces textes oraux à la frontière de l’oralité et de la scripturalité. Si, dans notre culture, ces procédés n'égalent pas les moyens de stockage développés grâce aux technologies, ils donnent la possibilité d'activer la mémoire de manière efficace et adaptée. Cela peut être utile pour se remémorer le déroulement d’une succession de tâches ou de lieux, dans le cas de l’activité de nettoyage qui constitue notre terrain de recherche.

Conclusion partielle

Nous retenons de ces développements que la tradition orale laisse des traces de l’oralité dans une culture de l’écrit. Parfois, les moyens issus de l'expérience empirique sont plus efficaces que ceux que pourraient procurer la littéracie, comme l'activation de la mémoire dans les actes routiniers. Or ces derniers constituent la majorité des tâches réalisées par les agents de nettoyage, dans l'exercice de leur profession. Leur automatisation permet de libérer la pensée et d'être attentif à l'imprévu.

L’ordre scriptural se rapporte à l’univers de l’écrit et plus particulièrement à la trace écrite. La dualité oralité-scripturalité peut être envisagée sous l'angle de la continuité.

L'imbrication des deux ordres engage à les prendre en considération dans les apprentissages, d'une manière globale. Nos observations empiriques ont été conçues dans cette perspective de repérer des éléments de continuité : il s’agit de la « raison orale ». La raison orale est constituée des traces de rationalité qui perdurent de la tradition orale et qui ne reposent pas directement sur l’usage de l'écriture.

2. L'écriture : un outil complémentaire au développement des processus

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