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Vers une raison graphique élargie à la gestion du temps et de l’espace

Interrogations autour de l'oralité et de la raison graphique Introduction

3. Vers une raison graphique élargie à la gestion du temps et de l’espace

J. Goody (1979) a proposé ce concept de « raison graphique » pour rendre compte d’une logique propre à l'écriture. La gestion de l’espace et du temps peut être organisée grâce aux produits issus de l'écriture que sont les listes et les « écritures domestiques » telles que B. Lahire les définit et les décrit (1993, p. 129). Nous avons vu que ces opérations mentales peuvent également être activées dans la tradition orale. Ces capacités relèvent de ce que nous avons nommé précédemment la « raison orale ». D'autres capacités qui relèvent de la raison graphique, comme la gestion de l'espace et du temps peuvent se situer au croisement de la tradition orale et de l'ordre scriptural. Nous présentons ces capacités dans le premier paragraphe. Nous montrons ensuite quelles sont les compétences non valorisées dans le cadre scolaire, qui favorisent les apprentissages.

3.1. Développement de compétences issues de la raison graphique

Nous présentons dans ce paragraphe les compétences qui relèvent de la raison graphique : la gestion du temps et de l’espace.

3.1.1. La mesure du temps

Précisons tout d’abord que le temps est une construction sociale ancienne (de Saint Ours, 2010). Dans la tradition orale, la mesure du temps se réfère à l'observation des changements et de l'évolution d'éléments naturels. Des marqueurs temporels permettent d'instaurer un rythme, à l'échelle de la perception humaine. C'est par exemple, l'alternance du jour et de la nuit, liée à l'apparition du soleil sur la terre (Calvet, 1984). L'observation des cycles lunaires et solaires a permis de mettre au point les premiers calendriers pour mesurer les mois et comptabiliser les années. Ce type de mesure est approximatif car l’année ne contient pas un nombre entier de jours. Par la suite, le nombre de jours est ajusté en fonction de l'année astronomique, et le recours aux calculs permet d'obtenir un même nombre de mois dans l’année, avec une régularité du nombre de jours dans un mois. Ainsi, alors que dans la tradition orale, la perception humaine du temps est proche du corps, d’éléments concrets et observables, dans la culture de l’écrit, les calculs contribuent à apporter davantage de précision. Dans une certaine mesure, ils établissent une distance avec le concret. Nos observations de terrain montrent qu’il existe des variations dans la manière d’appréhender le temps (cf. chapitre XI). Ces manières d’agir sont plus ou moins proches de la littéracie.

3.1.2. La gestion du temps

Comme nous l’avons évoqué au chapitre précédent, B. Lahire (1995, 1993) aborde la raison graphique à travers la structuration du temps par les mères de famille issues des milieux populaires. Lorsqu'elles gèrent les écrits du quotidien, ces mères instaurent des pratiques scripturales régulières, comme les listes de course, le classement et le rangement des papiers administratifs ou la gestion du budget. Elles organisent avec la même rigueur le temps de travail extra-scolaire de leurs enfants. B. Lahire montre qu'elles imposent ainsi un rythme et une régularité dans la vie de la famille. Ces pratiques constituent une manière d'agir sur le temps, par des actes qui ont pour conséquence la prévision et l'anticipation, avec une formalisation ou non par écrit. Ainsi, l’usage de l'agenda ou du calendrier, pour planifier et répartir des actions, représente une gestion objectivée du temps et une manière d'agir sur celui-ci. Comme nous l’avons également abordé en d’autres termes au chapitre précédent, B. Lahire (1993) prolonge cette notion d'emprise sur le temps par celle de l'impact sur les décisions et les actes impulsifs. La gestion d'un budget et la planification des dépenses sont des moyens qui permettent de retarder un achat et de préparer la dépense en économisant, si besoin.

Nous pouvons nous interroger sur l'origine de ces pratiques présentes dans les milieux sociaux où la tradition orale est prégnante. Ces mères de famille, originaires de milieux populaires, développent cette gestion du temps parce qu'elles ont incorporé des savoir-faire issus de la culture écrite. Ainsi, la réflexion de B. Lahire se situe à la croisée de celle de J. Goody (1979) et de celle de P. Bourdieu. J. Goody montre l'impact de l'écriture sur l'organisation des sociétés et sur le développement des processus cognitifs comme le classement ou la mémorisation. P. Bourdieu, lui, montre que chaque individu intériorise sa condition sociale. Il agit individuellement, certes, mais tous ses actes et représentations sont déterminés par des dispositions qu'il a incorporées en fonction de sa position sociale, ce qu’il appelle des « habitus » et des « champs ». Les habitus représentent les comportements issus de l'expérience développée dans le milieu social d'appartenance. Ils déterminent des manières d'agir et de penser. Les champs sont des « micro espaces » qui représentent un découpage du monde social dans lesquels s'établissent des rapports de force de type dominés/dominants. Pour B. Lahire (2010), le transfert des stratégies intériorisées dans un champ social n'est pas systématique et les dispositions issues de la condition sociale ne sont pas élaborées de manière homogène. Un individu se construit dans plusieurs milieux et incorpore des habitus issus de différents milieux sociaux.

Les employés que nous avons rencontrés arrivent avec leurs acquis. Notre recherche a pour but de montrer que de tels acquis existent et pourraient servir de base à l’acquisition d’autres habitus.

3.1.3. Maîtrise du temps et entrée dans la culture de l'écrit

L’étude de la réussite d’enfants de milieux défavorisés permet de penser que la condition sociale n’est pas le seul élément déterminant. Pour le montrer B. Lahire présente dans son ouvrage, Tableaux de familles (1995), d’autres facteurs qui influencent l'entrée dans l'écrit, notamment l'action sur le temps, comme l’instauration d’un rythme régulier ou l’anticipation des travaux scolaires. Ces pratiques ne s’accompagnent pas nécessairement de pratiques scripturales (calendrier, agenda). Ainsi, la vie dans une famille « temporellement organisée » est un élément qui permet de comprendre la réussite scolaire car cela favorise l’entrée dans la culture de l’écrit, transmise dans le cadre scolaire.

Dans la formation linguistique des adultes, la notion de temps est prégnante et elle apparaît sous différents aspects. Elle est présente à travers la perception de la durée qui sépare la personne de la réalisation de son objectif. Le temps est également mesuré pour déterminer

la durée de formation. T. Dumet (2009) montre le désengagement des personnes lorsqu'elles ont atteint leur objectif ou lorsque celui-ci est trop éloigné dans le temps. Comme l'indique N. Ait Abdesselam (2008), la perspective de retrouver un emploi est associée à une « temporalité de l'immédiateté » (p. 85). L'auteure évoque le rapport au temps des personnes dites en difficulté avec l'écrit et inscrites en formation linguistique, dans la perspective d'une insertion professionnelle. Pour certains, se projeter dans le futur est impossible ou revient à envisager une notion assez floue et parfois pessimiste de l'avenir. Le vécu des apprentissages antérieurs influence la perception du temps passé. Celle-ci s'imbrique au temps à venir par l'intermédiaire de l'évocation et de la mise en œuvre de projets. N. Ait Abdesselam évoque la construction d'un rapport au temps qui aurait un impact sur l'engagement des personnes dans leur formation et sur la construction des nouveaux savoirs. D'autres compétences issues des savoirs empiriques peuvent être mises en œuvre, si elles sont repérées par les personnes et optimisées dans les formations.

3.1.4. Gestion de l’espace

En référence à la raison graphique et aux travaux de J. Goody, on peut établir un lien entre l’architecture et l'écriture (Privat, 2006). Nous avons montré à partir de l’hypothèse formulée par J.-M. Privat et de quelques observations issues de ce présent travail, que les espaces entretenus par les agents de nettoyage évoquent la linéarité présente dans l'écriture (Lachaud, 2010). Les lettres capitales sont rectilignes, les mots se juxtaposent dans la phrase et ces dernières se répartissent sur les lignes de la page qui est elle-même, rectangulaire. Cette organisation spatiale peut être rapprochée des choix des architectes issus d’une culture de l’écrit. Les lieux et les surfaces (bureaux, salles, couloirs, tables, tableaux) dans lesquels les agents de nettoyage observés travaillent ont également une forme rectangulaire. Ainsi, comme le souligne J.-M. Privat, nous pouvons nous interroger sur l’impact que peut avoir la littéracie sur le travail des agents de nettoyage issus d’un métier de tradition orale.

La relation entre espace et écriture peut être aussi envisagée dans le cadre de la formation des adultes. Dans une étude menée auprès de formés où il procède à des observations de séances de formation, T. Dumet (2009) montre la récurrence dans les déplacements des apprenants et dans l'agencement de l'espace des salles. Il établit un rapprochement entre cette régularité et l’élimination de sources de dispersion qui pourraient gêner la concentration sur la tâche. Le formateur régule les déplacements, c’est lui qui autorise les sorties de la salle. A chaque séance, il occupe la même place dans la salle. Selon T. Dumet, l’instauration de cette régularité permettrait d’éliminer les éventuelles distractions

qui pourraient perturber la réalisation des tâches d’apprentissage. Nous avons également relevé une rationalité de ce type dans la gestion des lieux et des déplacements des employés que nous avons observés (cf. chapitre XI).

Dans la même perspective, la gestion des itinéraires peut contribuer à l’efficacité du déplacement. Lorsqu’il évoque les itinéraires de voyage, B. Lahire (2001) montre qu’ils peuvent être planifiés. Notons qu’en dehors du fait que la préparation des trajets permet un gain de temps, cela peut aussi être un moyen d’anticiper d’éventuels imprévus. Le chercheur souligne que « les itinéraires les plus rigides et systématiquement suivis sont ceux qui sont bâtis par rapport à l’expérience pratique passée » (p. 237). L’usage de l’écrit pour établir une feuille de route peut donc être enrichi par l’expérience des situations vécues. Là aussi, la régularité permet de relever des irrégularités et d’améliorer l’action.

Conclusion partielle

Retenons que la mesure et la gestion du temps donnent lieu à des variations. Certaines pratiques sont issues de savoir-faire empiriques, d’autres relèvent de la raison graphique et se rapprochent de l’usage de l’écrit. Ainsi, la gestion du temps peut donner lieu à l’usage de l’écrit comme les agendas et trouver sa source dans des habitudes issues de la tradition orale. D’autres moyens peuvent être mobilisés en dehors de l’écrit, comme l’instauration de la régularité dans les actes.

Il existe peu de travaux sur le lien entre la gestion de l’espace et l'écriture. Notons qu’il est possible d’établir un lien entre l’aménagement de l’espace et la raison graphique. De même que dans l’espace graphique d’une page d’écriture, les locaux entretenus par les témoins que nous avons rencontrés pour notre étude, sont marqués par la linéarité. Leurs déplacements sont récurrents et il existe une forme de rationalité dans leurs déplacements.

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