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Raisons d'être : que reflètent les liens ?

1. Évolution de l'étude des liens dans les sites d'information Approches techno-centrées

1.6. Raisons d'être : que reflètent les liens ?

À partir des années 2010, les études sur les liens des sites d'information ne se contentent plus, comme précédemment, d'enregistrer la présence ou l'absence de liens pour juger le degré d'innovation technologique des médias. Pour pallier l'absence de perspective historique ou de contexte social nécessaire pour passer de la description de tendances à leur interprétation, cette nouvelle génération d'études (Domingo, 2006, p. 122) s'intéresse au contexte de production des liens et explore leurs raisons d'être : quels facteurs, dans le contexte de production d'information journalistique, sont susceptibles d'expliquer leur présence ou leur absence  ?

Rapport aux sources

Le contraste entre les liens contenus dans les productions de journalistes professionnels et ceux contenus dans les productions de citoyens étudiées par D'heer & Paulussen (2012) pousse les chercheurs à esquisser une interprétation qui s'ancre dans le rapport des producteurs d'information à leurs sources. La disponibilité des sources et le caractère routinier des rapports avec celles-ci expliqueraient alors les différences observées entre les liens produits par les citoyens et ceux produits par les journalistes -- ou l'absence de lien, dans ce dernier cas. Comme les citoyens n'ont pas accès aux mêmes sources « officielles » que les journalistes telles que les dépêches et les communiqués (Carpenter, 2008), ils tendraient à privilégier les sources personnelles (témoignages et expériences personnelles) ainsi que les sources « techniques » (entendu ici comme des documents disponibles en ligne (Reich, 2008)). Ces dernières sont dès lors plus susceptibles de donner lieu à l'ajout de liens hypertextes.

Des usages multidimensionnels des liens

Coddington (2012). En complétant son étude des contenus des liens présents sur des sites d'information et des blogs par des entretiens qualitatifs avec des journalistes et des blogueurs, l'auteur montre que journalistes et blogueurs décrivent et conçoivent les liens de manière multidimensionnelle — c'est-à-dire qu'ils disent que les liens qu'ils proposent remplissent différentes fonctions, selon leurs contextes, leurs besoins et leurs objectifs de communication.

Ainsi, tant les blogueurs que les journalistes affirment utiliser les liens pour montrer leurs sources et, de cette manière, renforcer la crédibilité de leurs articles. Cette visée, avance Coddington, explique pourquoi les liens reproduisent une « hiérarchie des sources » plutôt traditionnelles, où médias établis et sources institutionnelles dominent (Coddington, 2012, p. 2016).

Outre l'exhibition des sources et le renforcement de la crédibilité, les liens peuvent servir d'autres buts : blogueurs et journalistes les dotent parfois d'une fonction de contextualisation et d'approfondissement d'un sujet dans un espace limité (Coddington, 2012, p. 2017) ou d'une fonction sociale. Dans ce dernier cas, le lien sert à donner un coup de chapeau à un collègue, à renforcer les connexions et les rapports de camaraderie avec un réseau de blogueurs (Coddington, 2012, pp. 2016–2017).

Si journalistes et blogueurs parlent des liens « avec un enthousiasme inconditionnel », qui se traduit dans les contenus publiés par un usage manifeste de l'hypertexte (Coddington, 2012, p. 2020), les logiques à l'œuvre dans les blogs et dans les sites adossés à des médias traditionnels sont considérablement différentes. Les deux groupes « manient un langage du lien différent » (Coddington, 2012, p. 2021) : les sites de médias traditionnels utilisent les liens comme un outil de mise en contexte et de référence, en pointant principalement vers des contenus intemporels, qui rassemblent des informations factuelles sur un sujet et font autorité, comme des pages thématiques (« topic pages ») qui rassemblent des éléments de contexte, ou des contenus de nature encyclopédique susceptibles d'avoir une durée de vie plus longue que le déroulement quotidien des faits d'actualité. Ces façons de faire privilégient la contextualisation, mais d'une manière circonscrite et contrôlée : les références pointent essentiellement vers des contenus produits ou hébergés par le site d'information lui-même, ou vers des sources médiatiques établies — reproduisant en cela la hiérarchie des sources traditionnelles. Les blogueurs, quant à eux, privilégient la fonction sociale des liens : leurs liens pointent vers des contenus récents (à la durée de vie potentiellement limitée), qui participent à une conversation en train de se dérouler, et font la part belle aux opinions (Coddington, 2012, p. 2022).

Caractéristiques structurelles des entreprises de presse

Le contexte de production pèse donc sur les liens produits : on ne « parle pas le même langage de liens » (Coddington, 2012) si on officie sur un blog, sur un site d'information adossé à un média traditionnel ou sur un blog hébergé par celui-ci. Quels autres éléments du contexte de production peuvent avoir un impact sur la façon dont les liens sont produits et présentés ? Qu'en est-il, parmi des entreprises médiatiques comparables, de caractéristiques comme le positionnement éditorial, le lectorat, la main-d’œuvre disponible, ou le type d'actualité traité Larsson (2012) croise la présence de liens sur les sites d'information suédois avec les caractéristiques structurelles des entreprises de presse (positionnement éditorial, âge du site web, lectorat, nombre de journalistes y opérant) ainsi qu'avec le type de sujets couverts (en opposant les rubriques d'actualité nationale et internationale).

Les résultats mettent en évidence que seuls la rubrique et le positionnement éditorial ont un impact significatif sur les liens, et que celui-ci est léger. Ainsi, le type de nouvelles est corrélé significativement avec le nombre de liens : les articles d'actualité internationale présentent une probabilité légèrement plus élevée de contenir des liens que les articles d'actualité nationale. De même, les sites web associés à des médias « de qualité » présentent des tendances un peu plus favorables aux liens que les sites web associés à des « tabloïds ». Les autres facteurs structurels étudiés -- âge du site, taille de la rédaction, nombre de lecteurs -- ne montrent aucune corrélation significative avec la présence et le nombre de liens (Larsson, 2012). Si deux des facteurs étudiés sont des prédicteurs significatifs de la présence de liens, Larsson (2012) souligne que ces résultats sont à prendre avec des pincettes : les variations entre l'actualité nationale et internationale, entre les publications « de qualité » ou « tabloïd » existent, mais elles sont très modestes. Cette conclusion, avec le caractère non significatif des autres variables, laisse de nombreuses questions sans réponse sur ce qui, dans le contexte de production journalistique, peut avoir un impact sur les liens (Larsson, 2012, p. 10) — des questions auxquelles mon travail d'observation dans les rédactions et d'entretien avec les membres de celles-ci cherche à apporter des éléments de réponse substantiels (c'est l'objet du chapitre V)

Les liens comme indicateurs de la position d'un site dans un système médiatique

Dans une recherche publiée en 2012, Ryfe et ses collègues (2012) étudient les liens formés au sein de « l'écosystème d'information » formé par plus d'une centaine de sites de la région de la baie de San Francisco, en Californie. Ils se demandent si les médias qui dominent traditionnellement la circulation de l'information (dans ce cas-ci, les grands quotidiens

régionaux) continuent à occuper en ligne cette position privilégiée de « gatekeeper » et « d'agenda-setter ».

Les auteurs avancent que, pour occuper une position dominante sur le web, il ne suffit plus, comme dans un système de médias de masse, d'avoir « les meilleurs articles sur base des meilleures sources et la plus grande capacité à pousser ces articles à travers le système médiatique » (Ryfe et al., 2012, p. 11). L'accès aux sources, comme la circulation des contenus, sont plus diffus et distribués. Dès lors, un nouveau paramètre entre en jeu : la capacité à « créer de bonnes relations » avec les autres acteurs du système médiatique, puisque « les contenus circulent de manière virale, de nœud en nœud et de là, vers le grand public » (Ryfe et al., 2012, p. 11).

C'est cette capacité à créer de bonnes relations entre acteurs de « l'écosystème médiatique » que les chercheurs proposent donc de mesurer grâce aux liens hypertextes entre les 114 sites composant le réseau. L'importance de chaque site est évaluée en fonction du volume de liens reçus et distribués (Ryfe et al., 2012, p. 4). Les résultats montrent que les grands quotidiens régionaux se révèlent en effet dominants en ce qui concerne le volume des liens : une poignée de sites issus de médias traditionnels reçoivent plus de 80 % des liens du réseau, et en produisent une proportion semblable. Les auteurs de l'étude soulignent toutefois que cette centralité est artificielle et endogène, puisque les liens reçus par les sites de médias traditionnels sont essentiellement issus d'autres médias traditionnels (particulièrement des sites appartenant à un même propriétaire), mais peu issus du reste du réseau.

Les liens entre sites appartenant à un même groupe sont désignés par les auteurs comme « motivés par des impératifs économiques » et la recherche de « popularité » (c'est-à-dire comme un moyen d'augmenter le trafic, les pages vues, ou d'améliorer le classement du site par les moteurs de recherche comme Google) mais ils ne traduisent pas leur rôle dominant dans l'agenda médiatique. Au final, c'est un système médiatique régional contrasté qui apparait, avec des médias traditionnels fortement insulaires et quelques sites d'information alternatifs qui proposent un ensemble de connexions plus diversifiées -- ce qui témoigne d'une « intention d'influencer le système d'information » (Ryfe et al., 2012, p. 11) dont les sites de médias traditionnels ne se saisissent pas.

Le lien stratégique : entretenir de bonnes relations

La conception des liens comme indicateurs de la capacité des médias à établir de « bonnes relations » se retrouve, de manière plus radicale, dans une étude menée par Weber sur des données de 1999 à 2006 (Weber, 2012). Les mêmes prémisses y sont à l'œuvre : le lien

serait un outil organisationnel stratégique, qui indique les affiliations, les associations ou les partenariats entre les sites (Weber, 2012, p. 190). Dès lors, l'étude des liens permettrait de montrer comment les médias traditionnels s'intègrent et se positionnent dans « l'écologie » du réseau. Et pour survivre, postule Weber, les sites d'information doivent nouer des « liens stratégiques » avec les « nouveaux entrants » du réseau, c'est-à-dire les sites de réseaux sociaux et les blogs -- qui concurrencent les sites d'information en termes d'attention du public et de revenus publicitaires (Weber, 2012, p. 190).

L'étude porte donc sur les liens qu'entretiennent une « population existante » (les sites de médias traditionnels) et une « population émergente » (des « news blogs » -- dont la définition n'est pas précisée), et leur évolution entre 1999 et 2006. Elle fait l'hypothèse que les sites de médias traditionnels qui proposent plus de liens vers les populations émergentes attireront plus de liens à leur tour, et bénéficieront de plus de pages vues que les sites de médias traditionnels qui ne cherchent pas à nouer des connexions avec les populations émergentes -- une hypothèse qui se vérifie. En revanche, les liens endogènes n'ont pas d'impact significatif : le fait, pour un média traditionnel, de proposer plus ou moins de liens vers d'autres médias traditionnels n'a pas d'impact sur ses connexions entrantes ou le nombre de pages vues. Le choix des liens serait donc crucial pour une organisation médiatique, puisque les connexions formées semblent avoir un impact à long terme sur les connexions reçues et l'audience, en termes de pages vues (Weber, 2012, p. 196).