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Filiations hybrides du lien comme technologie intellectuelle

1. Technologie de l'esprit

1.2. Filiations hybrides du lien comme technologie intellectuelle

Mais le lien hypertexte n’est pas qu’une technologie, il s’agit d’une technologie de l’esprit. En ce sens, il s’inscrit dans la suite d’autres systèmes de références croisées, d’autres dispositifs susceptibles de connecter un contenu journalistique à des éléments qui lui sont extérieurs.

Plus largement, les liens sont dans la filiation d’autres dispositifs connecteurs : la note de bas de page, la citation scientifique, les renvois — et autres systèmes de références croisées. Les origines de l’hypertexte sont l’objet d’une histoire canonique, qui reflète l’hybridité de l’hypertexte (Serres, 1995) : c’est l’histoire d’un mode d’organisation de l’information et de l’incarnation technique de celle-ci. De plus, il s’agit, comme tout ce qui a trait à l’histoire d’internet (Turner, 2006), d’une histoire à la croisée de plusieurs « lignes de force » où on voit se mêler l’histoire courte de l’informatique, l’histoire plus longue des outils de connaissance et de la documentation, l’histoire des utopies et du savoir universel (Serres, 1995).

L'« invention » du lien hypertexte

L’« invention » de l’hypertexte telle qu’elle est canoniquement racontée passe d’abord par des phases où l’hypertexte est une notion théorique, un système d’organisation documentaire qui n’a pas (encore) d’existence matérielle. « L’histoire officielle » (Serres, 1995) désigne ainsi Vannevar Bush comme le père spirituel — ou le « grand-père » (Francq, 2011, p. 17) — de l’hypertexte. L’ingénieur américain publié en 1945 dans la revue The Atlantic un article intitulé As we may think (Bush, 1945). Il y imagine une machine nommée Memex qui permettrait de stocker des documents (sur microfilm) et d’y naviguer grâce à des « chemins », des « liens associatifs » (Francq, 2011, p. 18).

Le mot « hypertexte » est quant à lui « inventé » vingt ans plus tard, par Ted Nelson en 1965 (Vandendorpe, 1999, p. 114). Nelson conçoit, dès les années 1960, une « machine littéraire » (Bénel & Lejeune, 2009, p. 31) qui pourrait organiser des fichiers de manière non linéaire (Abattes 2000, 214 (Francq, 2011, p. 25) et mettre en relation des documents. Le projet, nommé Xanadu, ne sera jamais complètement fonctionnel (Lejeune, 2009, p. 15 ; Francq, 2011, p. 27). Comme dans le cas du Memex, il s'agit de machines imaginaires dont le but est d'organiser les connaissances et les documents d'un individu — il ne s'agit pas encore de la mise en réseau collective du web — en procédant à des associations entre documents.

L'histoire du lien hypertexte est ponctuée par la naissance de projets et la mise au point de produits. Les travaux de Douglas Engelbart et son équipe à l’université de Stanford, dans les années 1960, concernent à la fois des systèmes théoriques d’organisation de l’information et des outils informatiques qui incarnent ces principes (Francq, 2011, p. 25). En 1962, les chercheurs présentent un prototype mécanique de fiches cartonnées perforées qui constituent « les premiers liens hypertextes fonctionnels » (Bénel & Lejeune, 2009, p. 16). En 1968, ils développent NLS (On-Line System) la « première solution informatique proposant des fonctionnalités hypertexte » (Francq, 2011, p. 25). Les différents systèmes sont imprégnés des visions de leurs créateurs, que Bardini (1997) décrit comme un continuum avec, d'un côté, Ted Nelson et son projet Xanadu, et de l'autre, Douglas Engelbart et NLS. Le premier promeut l'hypertexte comme un outil de créativité individuelle, là où le second le voit comme une capacité nécessaire du système pour améliorer le travail collectif des humains avec les machines (Bardini, 1997).

D’autres produits, comme HyperCard développé par Apple en 1987, marquent la banalisation de la notion d’hypertexte (Serres, 1995). L’invention du web, au CERN en 1990 par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau (Bénel & Lejeune, 2009, p. 31), en constitue l’acmé : les hyperliens sont au cœur de l’organisation du World Wide Web.

Filiations : systèmes de références croisées

Conceptuellement, les filiations du lien hypertexte remontent plus loin que son implémentation dans des systèmes techniques ou que les visions de précurseurs tels que Bush ou Nelson. Les renvois, citations, notes de bas de page et autres systèmes de références croisées préfigurent l'hypertexte comme mode d'organisation des documents et des connaissances. Un détour par ces ancêtres met en évidence le caractère fondamentalement social des systèmes des références — une épaisseur sociale à laquelle le lien hypertexte n'échappe pas. Ainsi, Grafton, dans son histoire des notes de bas de page (Grafton, 1997) note que « toute une gamme de pratiques divergentes [ont lieu] dans les sous-sols des bas de page » (Grafton & Fabre, 1998, p. 16). Il s’agit, pour les auteurs, d’indiquer leurs sources ou de démontrer le sérieux de leur travail, mais aussi « d’évoquer les Muses » ou d’asséner un « coup de poignard » (Grafton & Fabre, 1998, pp. 16–17). Dans son histoire des notes de bas de page dans les textes juridiques, Landau (2006) souligne que les notes peuvent tout aussi bien servir à exhiber l’érudition de l’auteur qu’à des fins de satire, ou même pour leurs qualités « pittoresques » (Landau, 2006).

Dans la lignée d’autres dispositifs discursifs journalistiques

Si l'on considère le domaine du journalisme, on peut également placer le lien hypertexte dans la lignée d'autres dispositifs connecteurs, tels que le discours rapporté et la citation — qui donnent à voir, à l’intérieur du texte journalistique, des fragments d'autres documents ou de la parole d'autrui. En ce sens, les liens constitueraient, au même titre que les citations, « une variété de dispositifs textuels qui aident à soutenir la revendication de “facticité” ou “d'objectivité” [du texte journalistique] » (Manning, 2001, p. 69) (même si, par rapport au lien, ces dispositifs ont des effets presque inverses : les citations rapatrient dans le texte journalistique des fragments d'autres discours ou documents, là où le lien les laisse à l'extérieur du texte journalistique et y envoie le lecteur).

Là aussi, un retour sur le rôle et l'usage des citations ou du discours rapporté dans les contenus journalistiques souligne leur épaisseur sociale. Les citations ne se contentent pas, dans les textes journalistiques, d'agir comme des dispositifs discursifs univoques dont le but serait purement de transmettre de l'information — elles font partie de « rituels stratégiques » (Tuchman, 1972) qui alimentent, avec d'autres éléments, la revendication d'objectivité. De même, Jean Charron souligne que l'usage du discours rapporté sert aussi à renforcer la crédibilité des contenus journalistiques. Il désigne celui-ci comme un « procédé rhétorique de validation » (Charron, 2002, p. 86), et souligne qu'il permet aux journalistes de montrer aux lecteurs les processus de collecte d'information : « Le [discours rapporté] crée ainsi un

des manuels de journalisme qui exhortent les journalistes à citer et identifier leurs sources et à faire preuve de la plus grande prudence quand ils rapportent les propos de sources anonymes » (Charron 2002 : 86-87). Zelizer (1995) avance également que l'usage des citations dans les articles n'est pas univoque. Les études sur le discours rapporté « suggèrent que les citations ne sont pas seulement un moyen de citer les mots d'un autre, mais qu'elles remplissent des fonctions rituelles et communautaires en aidant à consolider l'autorité de celui qui les utilise » (Zelizer, 1995, p. 34). De plus, si les manuels de journalisme donnent l'impression de consignes claires et consensuelles en matière de citations — notamment en ce qui concerne l'usage distinctif de citations directes et indirectes — Zelizer montre que dans les pratiques des journalistes, les usages sont fondamentalement flottants (Zelizer, 1995).

Examiner le rôle des citations et du discours rapporté dans le journalisme souligne également leur caractère historiquement situé. Schudson (Schudson, 1982) a par exemple montré que les conventions formelles qui caractérisent les nouvelles évoluent au cours du temps. Grâce à une étude historique de la couverture médiatique des Déclarations sur l'état de l'Union, il détecte les évolutions formelles du journalisme politique et distingue plusieurs conventions qui caractérisent le « journalisme américain du XXe siècle », parmi lesquelles on trouve par exemple la structure en pyramide inversée ou l'importance des citations directes.

Ryfe et Kemmelmeier (2011) ont étudié la place des citations dans l'actualité politique américaine entre 1876 et 1916. Ils mettent en lumière les évolutions suivantes : au fil du temps, la taille des articles augmente, de même que le nombre d'articles contenant des citations et le nombre de citations moyen par article. La longueur des citations augmente d'abord puis, à partir des années 1890, diminue. C'est la façon d'écrire l'actualité politique et la place du journaliste en tant que locuteur dans le récit qui changent : si un article politique typique de la fin des années 1870 voyait le journaliste s'effacer devant la parole rapportée, retranscrite en longueur et en respectant le déroulement du discours (Ryfe & Kemmelmeier, 2011, p. 17), au début du XXe les articles utilisent de petits morceaux de citation pour illustrer une analyse assumée par le journaliste, dans un flot narratif qui ne correspond plus nécessairement à la séquence temporelle originale (Ryfe & Kemmelmeier, 2011, p. 18). De même, dans leur étude de la couverture de l'actualité parlementaire par le journal Le Devoir entre 1915 et 2006, Jean Charron et Jocelyn Saint-Pierre (2012) mettent en évidence une évolution progressive de la forme des articles, du « compte rendu à la nouvelle ».

Ces différents éléments montrent à quel point un objet d'évidence journalistique qui, aujourd'hui, semble anodin et sans équivoque — la citation — est le fruit d'une évolution lente. Cette description par Ryfe et Kemmelmeier de la place des citations dans les articles de 1876 semble entrer en résonance avec les premières études sur la place du lien : « en 1876 seulement 28 % des articles contenaient des citations. Dans le cas du New York Tribune, 90 % des articles de cette année ne contenaient aucune citation » (Ryfe & Kemmelmeier, 2011, p. 14). Les résultats soulignent également que la place des citations varie en fonction des rubriques : l'actualité politique voit apparaitre plus de citations plus rapidement que les rubriques d'intérêt humain.

Se pencher sur la façon dont les citations sont apparues dans la production journalistique et y ont été intégrées est ainsi révélateur du caractère ni linéaire ni évident de l'usage du discours rapporté. L'usage des liens hypertextes peut dès lors être éclairé par les connaissances que nous avons d'autres objets d'évidence journalistique : leur intégration aux formats d'écriture est progressive, leur mesure ne peut être ni ponctuelle ni limitée à un domaine trop restreint de l'actualité.