• Aucun résultat trouvé

Programme méthodologique : un terrain à trois facettes

Une préoccupation claire se dessine dans les pages précédentes : celle d’étudier les liens de manière localisée. Les liens hypertextes n’existent pas de manière immanente, ensemble de points désincarnés et abstraits qui, reliés entre eux, tracent des réseaux. Chaque lien se situe dans un contexte d’énonciation éditoriale (il existe dans une page web qui possède ses

propres caractéristiques), il est produit par des pratiques (par quelqu’un, quelque part, dans un certain contexte de production), et il est englobé dans un imaginaire (ceux qui produisent les liens ont une idée plus ou moins partagée de ce qu’est un lien et à quoi il sert). La nécessité de localiser l’étude des liens impose le choix d’un terrain.

J’ai donc choisi d’étudier les liens à partir des sites d’information de la presse francophone belge. Le journalisme en ligne belge francophone n’a jamais été étudié sous cet angle, et n’a d’ailleurs pas beaucoup été étudié — à l’exception des travaux de Degand (2012). Les particularités du paysage médiatique en ligne en Belgique francophone, où il n’y a par exemple pas véritablement de sites nés sur internet, de « pure-players » (c’est-à-dire de sites d’information qui ne seraient aucunement rattaché à un média traditionnel) compensent également, par leur caractère bien délimité, la complexité que j’entend réinstaurer dans mon objet d’étude en considérant trois de ses facettes15

. De même, les marchés nationaux structurent très fortement la pratique — comme la consommation — du journalisme : étudier le journalisme en se limitant à un de ces espaces nationaux a dès lors du sens, aller au-delà imposerait d'adopter une perspective de comparaison internationale16

qui constituerait une couche de complexité supplémentaire, difficile à gérer dans un programme qui articule déjà plusieurs niveaux.

La Belgique francophone est un milieu médiatique avec des caractéristiques particulières : il s’agit par exemple d’un très petit marché (Heinderyckx & Antoine, 2011), avec un nombre limité d’acteurs. Pourtant, malgré cette modestie, les médias d’information en Belgique francophone, et particulièrement les médias d’information en ligne, sont traversés par des tendances qui sont similaires à celles observées dans d’autres pays : lancement de sites d’information par des médias traditionnels dans la foulée de la généralisation d’internet au début des années 2000 et évolutions similaires à d’autres pays (Charon, 2012, p. 28), domination du modèle gratuit qui peine à se transformer en modèle d’affaire pérenne, processus de convergences pas toujours aboutis entre les rédactions en ligne et les rédactions traditionnelles (Grevisse & Degand, 2012 ; Heinderyckx & Colson, 2008)... Il s’agit donc d’un milieu peu étudié, d’une taille maîtrisable pour le programme de recherche que je mets en œuvre, et traversé par des dynamiques semblables à celles étudiées dans d’autres contextes nationaux.

15   C’est   également   pour   cette   raison   —   permettre   une   approche   sur   plusieurs   couches   en   maintenant   la   complexité  liée  à  la  diversité  du  terrain  à  un  niveau  gérable  —  que  j’exclus  les  sites  des  médias  audiovisuels  de   l’analyse   de   contenu   :   «   pour   éviter   que   le   chercheur   s’épuise,   se   perde   dans   la   connaissance   du   contexte   des   constats  qu’il  dresse  »  (Peretz  2004,  p.  27)  

Accessible géographiquement, le paysage médiatique de la Belgique francophone constitue également une « opportunité de terrain » (Beaud & Weber, 2003, p. 49) : la triple articulation méthodologique que j’ai mise en œuvre implique du travail d’observation directe, choisir un terrain proche répond dès lors aussi à un critère de « pertinence pratique » (Arborio & Fournier, 2010, p. 26).

C’est donc à partir de ce terrain, autour des objectifs et des questions de recherche esquissés au chapitre II, que se formule le programme méthodologique de cette recherche. En voici un très bref résumé, qui reprend les trois facettes de mes objectifs de recherche, où se combinent chaque fois un corpus ou un terrain, une méthode et un mode d’analyse. Un rapport méthodologique détaillé, qui circonscrit précisément les limites, les caractéristiques et les difficultés de chacun de ces triplets corpus-méthode-analyse est présenté au début de chacun des trois chapitres suivants, il ne s'agit ici que d'en donner une présentation très générale :

Examiner la place du lien dans l'imaginaire journalistique. Il s’agit d’une cartographie des discours métajournalistiques sur les liens hypertextes depuis leur apparition à la fin des années 1990. Pour déterminer ce que signifie un lien hypertexte pour le journalisme, il s’agit de localiser le lien dans les discours tenus par les journalistes à propos de leur propre pratique et de cartographier les toiles de références croisées (Venturini, 2010) que ces discours produisent. Le corpus étudié part de mon terrain principal (les journalistes en ligne en Belgique francophone) pour mieux le dépasser : suivre les traces des liens dans les discours métajournalistiques m’a très vite confrontée à la dispersion des discours métajournalistiques, que j’ai choisi de mettre au coeur de ma démarche (détaillée au chapitre VI). J’explore ces discours de manière chronologique, en adoptant le point de vue de la cartographie des controverses — c’est-à-dire en situant les acteurs dans leur contexte et leurs interconnexions — puis de manière thématique en y développant la dualité du lien comme « technologie de l’esprit » aux filiations hybrides et à l’entrecroisement de mondes sociaux (esquissés au chapitre III).

Analyser les liens présents dans les sites d'information. Il s’agit d’une analyse de contenu de six sites d’information qui a nécessité l’élaboration d’outils et de méthodes pour figer le flux des sites d’information, consigner et analyser les articles publiés pendant environ un an (tous les choix sont détaillés au chapitre V). Tirant parti des leçons de link studies, j’expose le « bricolage » (voir chapitre III) technique et méthodologique de manière transparente, et je teste l’hypothèse d’une relation entre le contexte d’énonciation et les liens. Cette relation est opérationnalisé en croisant la présence et le nombre de liens avec les variables suivantes : le média (Larsson, 2012), la longueur de l'article (Engebretsen, 2006, p. 6), la

rubrique (Larsson, 2012 ; Himelboim, 2010) ainsi que la position occupée par les liens dans la page (Tsui, 2008 ; Larsson, 2012).

Étudier les liens dans leur contexte de production. Il s’agit d’une observation directe dans deux rédactions, celle de lesoir et de 7sur7. Je mets en place une stratégie d’observation analytique sur base des questions qui ont émergé des deux autres facettes de mon étude : j’aborde et j’analyse le terrain à partir de ce canevas investigatif (détaillé au chapitre VI).

C

HAPITRE

III.

L

OCALISATION DU LIEN HYPERTEXTE DANS L

'

IMAGINAIRE JOURNALISTIQUE

L'impensé des recherches en journalisme en ligne consacrées aux liens hypertextes (identifié au chapitre I) de même que la multitude des « significations sociales » attribuées aux liens (chapitre II) imposent une nécessité : il faut expliciter les rôles des liens hypertextes dans le contexte du journalisme en ligne. En considérant la nature hybride du lien comme « technologie de l'esprit » — qui, puisqu'il s'agit d'une technologie, est l'objet d'un imaginaire technique qui s'exprime notamment dans des discours d'accompagnement (chapitre II) — je propose d'opérer cette explicitation en localisant les places occupées par les liens dans l'imaginaire journalistique. Sur le mode de la cartographie des controverses, je tente de cerner cet imaginaire en suivant le fil de conversations métajournalistiques (ce que les journalistes disent du journalisme).