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Tous les liens ne sont pas « bons »

2. Approche chronologique

2.10. Tous les liens ne sont pas « bons »

L’adéquation du lien avec le contrat de communication et la nécessité de comprendre les liens en fonction des intentions de leurs auteurs apparait également dans un motif conversationnel discret, qui émerge de manière occasionnelle : tous les liens ne seraient pas

certaines occasions, juge non conformes à ses standards. Plus qu’une conversation structurée autour de positions normatives ou morales, ce motif surgit lors de dénonciations ponctuelles de pratiques pointées du doigt comme douteuses — particulièrement lorsqu’elles obéissent à des motivations économiques.

En novembre 2009, un article signé collectivement par « les éditeurs » de la Columbia Journalism Review signale une affaire récemment mise au jour par le journaliste Greg Beato sur son blog Soundbitten. Celui-ci parle d’un « triangle amoureux bizarre » [Beato 2009] entre Andrew Breitbart (qui travaille avec Matt Drudge à alimenter le Drudge Report, ainsi que sur son propre portail Breitbart.com), le Drudge Report et l’agence de presse Reuters. Beato avance qu’en 2005, l’agence Reuters a proposé un marché à Breitbart, afin qu’il produise plus de liens (sur Breitbart.com et le Drudge Report) vers les contenus produits par l’agence. Un accroissement des liens vers Reuters a par la suite été observé [Beato 2009]. Les éditeurs de la Columbia Journalism Review résument l’affaire en des termes plutôt modérés : « Pour les agences de presse et les autres producteurs de contenus, y a-t-il des pièges — soit éthiques soit pratiques — à payer pour du trafic, plutôt que faire payer leurs contenus  ? Et pour les agrégateurs, y a-t-il des dangers à accepter de tels paiements  ? Peuvent-ils saper la prémisse selon laquelle c’est le jugement éditorial qui mène à la sélection des liens  ? » [The Editors, 2009]. Par sa nature interrogative, ce jugement moral plutôt clément laisse entendre qu’il pourrait exister certaines circonstances dans lesquelles la vente ou l’achat de liens serait acceptable. La condamnation de telles pratiques semble d’ailleurs varier selon différents paramètres : qui profite de l’opération (si c’est le média lui-même, il semble que la subordination des liens à des impératifs commerciaux soit plus acceptable)  ? S’agit-il d’une transaction dissimulée ou présentée de manière transparente  ?

Ainsi, en avril 2010, dans les pages du site d’information locale LAObserved [Roderick 2010a, 2010 b], le journaliste Kevin Roderick dénonce la présence, dans les articles publiés sur le site du quotidien LA Times, de liens de « e-commerce ». Il s’agit de liens vers une plateforme d’achats en ligne proposant d’y acheter directement des produits. Les liens sont insérés à l’intérieur des articles, mais visuellement différents des autres liens (non commerciaux). Même si le LA Times affirme que le contrat de lecture est clair puisque des signes explicites marquent la nature promotionnelle de ces liens, et argumente qu’ils constituent à la fois un service aux lecteurs et une source de revenus intéressante pour le média, selon Roderick, il s’agit de « publicités déguisées en liens » et d’une pratique condamnable [Roderick 2010a].

En octobre 2010, c’est le New York Times qui est le sujet d’une dénonciation pour liens corrompus. La polémique, rapportée par le médiateur du média new-yorkais [Brisbane 2010], porte sur des liens présents dans un blog hébergé par le NYT — qui traite d’enseignement. Un billet qui y a été publié propose des liens vers un cours en ligne, qui a pour particularité d’avoir été conçu par l’auteur du billet et d’être hébergé et commercialisé par le New York Times. Le médiateur réagit au courrier de lecteurs qui jugent qu’il s’agit là de publicité clandestine, et donc un conflit d’intérêts puisqu’on peut soupçonner que l’article n’existe que pour vendre le cours en ligne [Brisbane 2010]. Le médiateur fait écho aux arguments de la rédaction du New York Times, selon lesquels il ne s’agit que d’un service supplémentaire proposé aux lecteurs, d’autant plus que la qualité des cours en ligne est en quelque sorte garantie par le groupe de médias. Le médiateur conclut que, même si le service aux lecteurs et le contexte supplémentaire que de tels liens apportent ne sont pas à négliger totalement, le Times aurait dû être plus prudent dans sa présentation « abrupte » de tels liens [Brisbane 2010].

En octobre 2011, un article signé par Hamilton Nolan sur Gawker dévoile le « plan marketing véreux » [Nolan 2011] qui aurait cours dans plusieurs médias — le Huffington Post et Business Insider sont notamment pointés du doigt. Le journaliste de Gawker affirme avoir été contacté par un intermédiaire d’une agence de marketing lui proposant une rétribution s’il inclut dans ses articles des liens vers des clients de l’agence. L’arrangement est présenté comme « mutuellement bénéfique » par l’agence, qui précise qu’elle serait prête à payer 130 $ pour un lien publié par Nolan sur Gawker — le tout se déroulant strictement à l’abri des regards de la rédaction, puisque l’agence suggère au journaliste de ne pas mentionner ce marché à son rédacteur en chef. Tant les médias impliqués que les entreprises citées comme clients ont par la suite nié avoir été en contact avec cette agence ou avoir conclu des marchés de ce type [Nolan 2011, Moos 2011a]. L’affaire est commentée par le chroniqueur de Gawker du point de vue de la morale et de l’éthique journalistique, de telles pratiques sont condamnables même si le journaliste comme l’annonceur peuvent y trouver un intérêt : « Une des caractéristiques basiques du journalisme est la suivante : son contenu n’est pas acheté et dirigé par un annonceur. (…) Quand un annonceur veut détruire l’inviolabilité fondamentale (ce sont des mots un peu bêtes et dramatiques, mais exacts) d’une production honnête contre de l’argent, c’est le boulot du journaliste de ne pas se laisser faire. Parce que, si nous cédons, l’annonceur gagne en visibilité et le journaliste gagne de l’argent, mais le lecteur perd. Et nous travaillons pour le lecteur. » [Nolan 2011].

En juxtaposant ces critiques, on voit se dessiner, en négatif, le contrat de communication du lien dans les contenus journalistiques : on s’attend à ce que le lien soit choisi pour son intérêt journalistique et non subordonné à des intérêts commerciaux, ou, selon les termes des éditeurs de la Columbia Journalism Review « c’est le jugement éditorial qui mène à la sélection des liens » [The Editors, 2009]. Ces conversations cherchent à affirmer l’autorité des journalistes sur la production de liens — là où les controverses détaillées ci-dessus ont mis en évidence comment d’autres intérêts peuvent agir sur le lien (optimisation pour les moteurs de recherche, reconnaissance de la circulation de l’information, conformité à des recommandations gouvernementales, lisibilité pour le lecteur…). Les positions morales et normatives défendues ici semblent donc singulièrement détachées de la trame complexe d’arguments pragmatiques qui se tisse par ailleurs.