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Parler des liens en 2012 : pragmatisme et résurgences

Dans le document L'usage journalistique des liens hypertextes. (Page 113-118)

2. Approche chronologique

2.17. Parler des liens en 2012 : pragmatisme et résurgences

En 2012, les milieux du journalisme en ligne abordent la question des liens avec pragmatisme, reconnaissant que les enjeux contenus dans les liens sont trop nombreux pour que ceux-ci puissent être réduits à une consigne simple et univoque. La dénonciation des méfaits de l’agrégation trop agressive ou des liens automatiques vers des pages thématiques, ainsi que le débat autour de la delinkification ont posé les jalons d’une certaine défiance envers les excès de liens. Justin Martin, sur Poynter et à sa suite, Alice Antheaume sur le blog de l’école de journalisme de Sciences Po [Martin 2012, Antheaume 2012], concluent par exemple qu’il faut des liens — mais pas n’importe lesquels. Les liens internes ajoutés automatiquement sur des mots-clés sont particulièrement dénoncés comme improductifs, « niveau 0 du journalisme en ligne » [Antheaume 2012]. Toutefois, l’existence même de ces liens n’est pas remise en cause, les auteurs appelant a minima à un équilibre entre les liens intéressés et les liens désintéressés. « Il y a un équilibre vers lequel les sites d’information doivent tendre quand ils décident combien de liens ils mettent dans

leurs articles. Offrez trop peu de liens, et les lecteurs s’interrogeront sur l’intégrité des faits avancés. Ensevelir le lecteur sous des liens intéressés, toutefois, est une preuve d’amateurisme et peut frustrer les consommateurs d’information » [Martin 2012].

Ce pragmatisme s’exprime aussi, par exemple, dans la façon dont les sites d’information ont intégré des éléments de « journalisme de liens ». Il ne s’agit plus du projet révolutionnaire visant à concentrer l’essentiel de l’énergie des journalistes à sélectionner, produire et commenter des liens, mais la plupart des sites d’information se dotent, d’une manière ou d’une autre, de rubriques du type « revues du web » — qui n’est d’ailleurs pas la nouveauté radicale que les tenants du journalisme de liens défendaient, puisque des rubriques de ce genre existent sur les sites d’information depuis les années 1990 (voir p.65).

On trouve par exemple des revues du web dans les sites d’information français : le pure-player Rue 89 se dote par exemple dès sa création en 2007 d’une rubrique nommée La Vigie, sous-titrée « le meilleur du web ». Mediapart, créé en 2008, présente un encart « Revue du web »   ; la rubrique se nomme « Les pépites » sur Atlantico (pure-player créé en 2011). Le site du Figaro met sur pied « La revue du Net » en 2008, qu’on retrouve aujourd’hui sous le nom « Ailleurs sur le net », et le Huffington Post français (lancé en janvier 2012), sur le modèle d’agrégation de son équivalent américain, propose en Une des liens vers des articles publiés ailleurs [Antheaume 2012]. Toutes ces rubriques sont visibles sur la page d’accueil des sites concernés, une présence et une visibilité qui font écrire à Marc Mentré (journaliste et enseignant en journalisme) en 2010 que les liens sont « une pratique courante » dans les sites d’information français [Mentré 2010].

L’exemple de la revue du web montre d’ailleurs les décalages qui peuvent exister entre les discours d’accompagnement et la mise en pratique de la « technologie intellectuelle » qu’est le lien, et les fluctuations de ce qui est désigné comme à l’intérieur ou à l’extérieur des pratiques journalistiques : on trouve des collections commentées de liens sur certains sites d’information dès le milieu des années 1990, sans que les experts du journalisme en ligne ne ressentent le besoin de débattre de cette pratique. Avec l’apparition des blogs, certains affirment que la pratique est typique des blogueurs et dédaignée par les journalistes [Rosenberg 1999]. Brièvement, en 2008, le fait de collecter, commenter et publier des liens est ensuite présenté comme une pratique journalistique nouvelle et potentiellement révolutionnaire, avant de rapidement redevenir un élément relativement routinier des sites d’information, ou au moins d’une partie d’entre eux. Le travail de définition juridictionnelle du journalisme en ligne est toujours renouvelé, dans le flou constitutif des efforts de définition des frontières du journalisme (Ruellan, 2007).

Ce pragmatisme n’empêche pas une certaine amnésie envers l’histoire récente du lien en journalisme. L’accumulation de controverses sur le sujet ne semble pas aller dans le sens d’une progression vers une synthèse, vers un consensus partagé par la communauté des experts du journalisme en ligne. Au contraire, certains foyers de la controverse qu’on pouvait croire éteints se rallument, et on voit resurgir ou persister des arguments familiers. En août 2012, Mathew Ingram s’appuie sur deux cas de plagiats pour plaider, une fois de plus, en faveur de « l’éthique du lien » [Ingram, 2012f]. Il y cite les réflexions les plus récentes de Jeff Jarvis, qui continue à élaborer sa doctrine du « Cover what you do best. Link to the rest » en bousculant le copyright au profit de ce qu’il appelle le creditright : l’important n’est pas le droit légal de ne pas être copié, mais le droit moral d’être correctement cité — citation correcte qui implique forcément la création de liens [Jarvis 2012a, 2012b]. Nicholas Carr se targue à son tour d’une critique acerbe des propos de Mathew Ingram, raillant sa défense systématique des liens comme « force vitale » du web [Ingram 2012e]. Selon Carr, la multiplication des liens et les couches d’intérêts qui s’y expriment les dévaluent complètement : « Il y a encore des liens constructifs, bien sûr, mais ils ont été submergés par les liens de spam, les liens automatiques, les liens SEO25

, les liens promotionnels et oui, les liens autoréférentiels. Les bons liens ont été dépassés par tous les liens qui existent pour d’autres raisons, habituellement intéressées — qui n’ont rien à voir avec l’évaluation méticuleuse faite par un être humain de la valeur du travail d’un autre être humain. La monnaie a été dépréciée » [Carr 2012b]. Tous trois continuent à se citer et à lier leurs billets les plus récents — leurs arguments coexistent dans des boucles de conversations, qui semblent se réinventer à chaque occurrence.

En septembre 2012, à l’occasion du lancement par le groupe Atlantic Media de Quartz (un site consacré à l’actualité économique) on assiste même à la résurgence d’une controverse typique du début des années 2000 : la crainte que les liens externes ne perdent le lecteur en l’envoyant en dehors du site [Sheffield 2012], opposée à la nécessité de citer ses sources et le service rendu au lecteur en lui proposant une information complète et ouverte [Beaujon 2012, Benton 2012, Coddington 2012d, Goldenberg 2012].

La discussion qui se tisse suite à cette critique semble illustrer parfaitement comment les conversations se créent et circulent dans les milieux du journalisme en ligne américain en 2012 : cela commence par l’échange de quelques tweets, qui sont ensuite rassemblés et commentés, donnent naissance à des articles [Beaujon 2012, Benton 2012, Coddington 2012d]. Les protagonistes sont les mêmes que ceux qui ont alimenté les pages précédentes : on retrouve des interventions, entre autres, de Joshua Benton du Nieman

Journalism Lab, Craig Silverman de Poynter, Zach Seward (ancien du Nieman Journalism Lab, passé au Wall Street Journal puis devenu « senior editor » de Quartz), le compte Twitter de la Columbia Journalism Review, le professeur et chercheur C.W. Anderson, ou le journaliste Jason Fry. Andrew Beaujon, sur Poynter, reconnait d’ailleurs que les échanges autour des liens externes dans Quartz font écho à toutes les conversations des années précédentes : « les disputes sur l’agrégation ne montrent aucun signe de faiblesse, depuis les nombreuses années que nous en avons » [Beaujon 2012]. Mais il voit dans ces récurrences une qualité : « En réalité, je pense que le consensus vague sur ce qui constitue de la “bonne” agrégation est une des forces de cette forme, parce que cela oblige les gens qui en font à constamment penser à améliorer cette activité basique du web. » [Beaujon 2012]. Les questions d’attribution, de citation et des liens censés les accompagner font toujours rage : M.G. Siegler, un journaliste de TechCrunch, accuse par exemple le Wall Street Journal de ne pas l’avoir crédité correctement en reprenant un scoop dont il est l’auteur [Siegler 2012]. Les réactions habituelles condamnant l’incapacité du Wall Street Journal à faire preuve de la « politesse » élémentaire du web [Ingram 2012a] ne tardent pas, et certains signalent à quel point les discussions à ce sujet tournent en rond : « Les gars  ! Steve Buttry a écrit au sujet des liens sortant il y a *six* ans  ! Le fait qu’on en parle encore est exactement le problème », raille ainsi un tweet repris par Steve Buttry (journaliste, blogueur, consultant et formateur en journalisme) [Buttry 2013a], qui ne manque pas de placer quelques liens judicieux vers ses billets de blogs précédents au sujet des liens [Buttry 2008, 2011a, 2011b].

Sur les sites d’information, le moindre lien externe n’est plus, comme c’était le cas sur le site du New York Times en 1996, précédé d’un avertissement informant le lecteur qu’il va quitter, franchir une frontière et que le média n’est pas responsable des contenus qu’il va visiter ensuite. Mais des précautions semblables existent encore aujourd’hui sur la plupart des sites d’information. La responsabilité du média envers les contenus liés — ou plutôt le dédouanement d’une quelconque responsabilité — fait souvent l’objet d’une clause dans les conditions générales d’utilisation du site à ce jour. Les conditions d’utilisation du site du New York Times précisent par exemple que si « le Service contient des liens vers d’autres sites du World Wide Web », il n’est « pas responsable de la disponibilité de ces sources externes, ou de leurs contenus » [New York Times 2011]. Dans ses mentions légales, le site du Monde prévoit un paragraphe de « Limitation de responsabilité » : « Ce Site comporte des informations mises à disposition par des sociétés externes ou des liens hypertextes vers d'autres sites qui n'ont pas été développés par le Monde Interactif. Le contenu mis à disposition sur le Site est fourni à titre informatif. L'existence d'un lien de ce Site vers un

autre site ne constitue pas une validation de ce site ou de son contenu. Il appartient à l'internaute d'utiliser ces informations avec discernement et esprit critique. La responsabilité du Monde interactif ne saurait être engagée du fait des informations, opinions et recommandations formulées par des tiers. » [Le Monde, n.d.]. En Belgique francophone, les sites d’information qui présentent des conditions générales de vente contiennent une clause standard, formulée en ces termes : « Le Soir en ligne ou un tiers peuvent établir un lien avec d'autres sites Internet ou sources. Le Soir en ligne ne dispose d'aucun moyen pour contrôler ces sites et ces sources, et ne répond pas de la disponibilité de tels sites et sources externes ni ne la garantit. Le Soir en ligne ne s'approprie pas les contenus auxquels ces sites ou sources donnent accès, et exclut toute responsabilité et garantie en ce qui concerne ces contenus. Les liens et, en particulier, les recherches sont réalisés en grande partie automatiquement et, à cause de leur nombre, ne peuvent être en aucun cas vérifiés par le personnel du Soir en ligne. Si toutefois, dans les pages du Soir en ligne, se trouve un lien avec une page externe dans laquelle des contenus illicites venaient à être diffusés par un tiers, Le Soir en ligne effacera le lien avec cette page, après que sa rédaction ait été informée desdits contenus » [Le Soir, n.d.   ; L’Avenir, n.d. ; Sudpresse, n.d.].

Les velléités de contrôle des sites d’information sur les liens qui pointent vers leurs contenus, au nom notamment de la protection du droit d’auteur, de même que les polémiques sur les frontières acceptables de l’agrégation, reviennent également régulièrement sur le devant de la scène. L’association des journaux irlandais exige ainsi des sites qui produisent des liens vers les contenus de ses affiliés non seulement de demander une autorisation préalable, mais aussi une rétribution : 300 € s’il s’agit d’entre un et cinq liens, 1350 € dès qu’on dépasse 25 liens [McGarr 2012, Filoux 2013, Klein 2013]. Signalée par le cabinet d’avocat qui défend les sites auxquels les journaux irlandais réclament de l’argent, la nouvelle soulève l’indignation [McGarr 2013] : Jeff Jarvis accuse les journaux de vouloir « tuer le lien (et donc le web) » [Jarvis 2012c], la revue du web du blog « Technology » du Guardian qui signale l’information précise que « les yeux vont vous sortir de la tête à la vue des montants » [Arthur 2013]. Frédéric Filloux, dans une chronique publiée sur le site du Guardian, souligne que les arguments des journaux irlandais ne sont pas si surprenants, puisqu’ils sont comparables à ceux que plusieurs éditeurs de journaux — notamment Copiepresse, qui rassemble des éditeurs de journaux belges [voir par exemple Gorius 2012, Petit 2013] — avancent pour exiger que Google rétribue l’utilisation de leurs contenus dans le Google News

renaissent, parfois légèrement déplacés vers des environnements technologiques nouveaux. Ainsi, en 2012, la célébration de la « libération des liens » refait une apparition sur le Nieman Journalism Lab : mais, sous la plume de Joshua Benton, il s’agit désormais de célébrer les flux de liens externes… au sein des applications mobiles (smartphones, tablettes) des sites d’information [Benton 2012] — il ne s'agit donc plus du web à proprement parler, mais des développements de l'information mobile et connectée.

Dans le document L'usage journalistique des liens hypertextes. (Page 113-118)