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Opération de « delinkification »

Dans le document L'usage journalistique des liens hypertextes. (Page 107-110)

2. Approche chronologique

2.14. Opération de « delinkification »

Dans tous les épisodes évoqués ci-dessus, les liens sont globalement célébrés : leur raison d'être ou leurs modalités de présentation varient, mais il faut des liens. En mai 2010, l'essayiste Nicholas Carr prend le contre-pied : et si les liens étaient plutôt à éviter  ? Et s'ils

lecture attentive  ? C'est une des thèses que Carr défend dans son livre Internet rend-il bête  ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté [Carr 2010c]. Dans une critique de l'ouvrage publiée sur Salon [Miller 2010], la journaliste Laura Miller prend cette thèse au mot, et expurge son texte de la plupart des liens (pour toutefois les reléguer dans un paragraphe final). L'initiative est saluée par Carr lui-même qui, sur son blog, commente cette expérience de « delinkification ». Il y explique la capacité de nuisance des liens en ces termes : « Même si vous ne cliquez pas sur un lien, vos yeux le remarquent, et votre cortex frontal doit allumer un paquet de neurones pour décider s'il faut cliquer sur ce lien ou non. Vous ne remarquerez probablement pas la petite charge cognitive supplémentaire qui pèse sur votre cerveau, mais elle est là et elle importe. Des études montrent que les gens qui lisent des hypertextes comprennent et apprennent moins que ceux qui lisent la même chose sous forme imprimée. Plus il y a de liens dans un texte, plus le coup porté à notre compréhension est grand » [Carr 2010b]. L'essayiste reconnaît néanmoins la valeur documentaire des liens — il les compare aux notes de bas de page —, mais il milite fermement pour les exclure du corps du texte afin de ne pas gêner une lecture fluide. L’inquiétude liée à l’impact néfaste des liens hypertextes n’est pas neuve, souvent mêlée aux craintes de l’information overload [voir par exemple Luzer 2008]. Si elle n’est pas radicalement originale, l’attaque de Nicholas Carr suscite en tout cas des réactions virulentes de la part des promoteurs de longue date de « l'éthique du lien » : Jay Rosen l'accuse par exemple de vouloir « déconstruire le web » [cité par Carr 2010b]. Mathew Ingram, chroniqueur de l’actualité des technologies et des médias sur le site GigaOM, monte également au créneau, et affirme que ne pas proposer de liens est un signe « de lâcheté intellectuelle » [Ingram 2010c].

Au-delà de l’indignation d’abord suscitée, la controverse fournit à certains journalistes blogueurs l'occasion de réfléchir aux standards de l'écriture sur le web et d’explorer les cadres d’usage [Anderson (Kent) 2010, Berkun 2010, Kirkpatrick 2010a, Rosenberg 011a, 2011b, T.S. 2010] et les généalogies des liens [Rosenberg 2010]. Plusieurs commentateurs partagent alors leurs réflexions sur les liens comme possibilités pour les auteurs de laisser dans leurs textes des marques de leur ethos : ils permettent par exemple d'exposer les processus d'écriture en toute transparence [Anderson (Kent) 2010], témoignent de l'humilité de l'auteur capable de pointer vers des contenus intéressants écrits par d'autres [Kirkpatrick 2010], leur densité fournit au lecteur un indice de la crédibilité des propos tenus [Berkun 2010], indiquent « en quelle compagnie » l’auteur s’affiche [Rosenberg 2011a]. Scott Rosenberg, cofondateur du site Salon et chroniqueur de l'actualité des nouvelles technologies, s’empare du sujet dans une série de longs billets de blogs. Il revient

d'abord sur l'histoire de l'hypertexte, et distingue deux filiations fondamentalement différentes : d'une part, l'hypertexte artistique qui vise à déconstruire la linéarité et à exploser les formats traditionnels de narration   ; d'autre part, l'hypertexte documentaire, qui constitue un moyen pratique d'organiser des références croisées dans un système d'information [Rosenberg 2010]. Dans la foulée de cette distinction cruciale, Rosenberg remarque que les recherches citées par Nicholas Carr pour affirmer que les liens nuisent à la concentration étudient en réalité le premier type de lien, l'hypertexte artistique à la structure fondamentalement éclatée. Les conclusions de ces études, affirme Rosenberg, ne sont dès lors pas applicables à la plupart des liens qu'on trouve sur le web puisque ceux-ci sont souvent de nature documentaire. Dans le billet suivant Rosenberg souligne que les liens sont au centre d'enjeux économiques. En conséquence, de nombreux liens existent non pas pour leur intérêt référentiel ou contextuel, mais pour leur valeur économique — ils représentent de facto pour le lecteur des distractions inutiles. Même s’il condamne l’usage purement économique des liens, Rosenberg reconnait que des intérêts qui ne sont pas uniquement liés à la valeur documentaire du lien peuvent agir sur celui-ci : le lien a une fonction sociale, il peut être « utilisé comme simple geste de communication » [Rosenberg 2011a] pour permettre aux auteurs de signaler à d’autres auteurs qu’ils parlent d’eux. Le lien peut également être au coeur de figure de style, utilisé de manière rhétorique pour signaler l’ironie : Rosenberg mentionnait déjà cette fonction en 1997 à propos du style du site Suck, et suggère qu’elle persiste dans des sites comme Gawker ou The Awl — même si, selon lui, il s’agit d’une pratique marginale à laquelle les lecteurs préfèrent les liens qui « clarifient » [Rosenberg 2011a].

La controverse autour de l’opération de « delinkification » lancée par Nicholas Carr trouve rapidement écho en France, notamment sur le blog de Narvic [Narvic 2010b] — en réaction à la traduction sur le site ReadWriteWeb France d’un billet de Marshall Kirkpatrick publié dans les pages de la version américaine de ReadWriteWeb [Kirkpatrick 2010b] —, sur le blog de Marc Mentré [Mentré 2010], ou même sur le site 20minutes.fr [Berry 2010] à l’occasion de la traduction en français du livre de Nicholas Carr. Une analyse similaire à celle de Rosenberg est livrée, en France, par Marc Mentré [Mentré 2010] : l’opposition faite par Carr entre lecture hypertextuelle non linéaire et lecture traditionnelle linéaire est, dit-il, simpliste. « La lecture est elle-même un processus cognitif complexe », et les textes en apparence linéaires proposent en réalité de nombreux niveaux de transversalité, d’intertextualité — « Les romans sont en fait des hypertextes avant la lettre », avance Mentré [2010].

Dans ce mouvement — qui dénonce d'abord une hypothétique distraction dans le chef des lecteurs pour aboutir enfin à une réflexion sur les différentes fonctions que remplissent les liens pour leurs auteurs — un glissement s’opère. Les discours s’emparent des cadres d’usage du public comme prétexte : tout commence quand Carr affirme que les liens distraient le lecteur, mais la plupart des réactions s’intéressent à ce que signifie le lien pour celui qui écrit. Ils s’intéressent finalement peu aux représentations des usages des liens par le public pour plutôt discuter des cadres d’usage des journalistes (ou plus largement, auteurs et blogueurs) eux-mêmes.

Enfin, soulignons que ce débat au sujet de la delinkinfication n'alimente pas que les conversations de la blogosphère, il inspire également de nouvelles fonctionnalités à certains développeurs. L'application Readability (qui permet de lire des contenus web dans un format épuré) lance dans la foulée une nouvelle option permettant d'expurger automatiquement un texte des liens qu'il contient, pour plutôt présenter ceux-ci en dehors du texte [Miller 2010].

Dans le document L'usage journalistique des liens hypertextes. (Page 107-110)