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Agrégation : des emprunts abusifs ?

2. Approche chronologique

2.8. Agrégation : des emprunts abusifs ?

La deuxième moitié des années 2000 voit également la montée en puissance des « agrégateurs » et de l’« agrégation ». Ces vocables désignent un ensemble de plateformes, sites, outils et pratiques qui consistent à rassembler des contenus publiés ailleurs, que l’agrégateur reproduit au moins partiellement. Les contours exacts de la notion sont flous : l’agrégation peut-être effectuée automatiquement par des algorithmes (comme le fait Google News, lancé en 2002) ou manuellement par des éditeurs, les contenus agrégés peuvent constituer l’entièreté d’un site ou d’une plateforme, ou uniquement une partie, une rubrique d’un média.

Pour certains, la notion d’agrégation — du moins celle qui est opérée par des humains, pas par des algorithmes — recouvre largement celle de « journalisme de liens » (vidée de sa

désigne les contenus intéressants publiés ailleurs). Dans ce contexte, l’idée d’agrégation fait aussi fortement écho au slogan à succès de Jeff Jarvis, « Cover what you do best. Link to the rest » [Jarvis 2007], ou à ce que Jarvis appelle aussi « l’éthique du lien » [Jarvis 2008a, 2008 b], la « règle d’or des liens en journalisme », qui n’est d’ailleurs que vaguement définie : « mettez des liens vers les bons trucs des autres comme vous voudriez que les autres mettent des liens vers vos bons trucs » [Jarvis 2008a]. Le terme de « curation » apparait à la fin des années 2000 pour désigner des pratiques similaires, avec une nuance plus artisanale et résolument manuelle, opposée au traitement automatisé des agrégateurs algorithmiques. Malgré un certain flou conceptuel et l’évolution dans la terminologie utilisée, ces pratiques de collecte, traitement et republication de contenus publiés ailleurs (qu’on regroupera ici sous le nom d’agrégation) provoquent des discussions au sujet du lien : quel rôle joue-t-il dans la citation, la reproduction et l'attribution juste et correcte de contenus produits par d'autres  ?

En effet, en proposant une combinaison de liens, de titres et d’extraits d’articles d’autres médias, les agrégateurs posent la question de l’attribution et de la circulation des informations, à la fois dans ses modalités juridiques (respect du droit d’auteur), journalistiques (citation des sources) et économiques (juste rétribution de l’ensemble des intervenants). Le dilemme est résumé par Brian Stelter dans les pages du New York Times : « Généralement [la publication d’]extraits a été jugée légale et a longtemps été bienvenue par de grandes entreprises médiatiques, heureuses de recevoir des liens et du trafic transmis par les nuées de sites web qui régurgitent leurs informations. Mais certains responsables de médias s'inquiètent du fait que les curateurs du web, de plus en plus populaires, qui s'emparent de morceaux importants d'œuvres originales, les privent de lecteurs potentiels et des bénéfices de leurs contenus » [Stelter 2009].

Dans les conversations, la controverse nait sur le mode de la dénonciation de pratiques d’agrégation jugées abusives : elle se base sur la description de cas concrets, mais produit souvent des énoncés sur l’usage pratique des liens, ce qu’on peut ou ne peut pas en faire — dans un contexte d’usage dont il n’est pas aisé de déterminer tous les cas de figure, puisque le lien agit en combinaison avec un ensemble de matérialisations de l’agrégation (la citation, la mention de la source, la longueur des extraits repris) et avec des éléments moins tangibles (l’intention de réaliser du profit en exploitant le travail des autres, par exemple). Ces paramètres se combinent, mais aucun consensus ne semble s'établir sur la manière idéale de concevoir l'agrégation. Les sites d'information sont toujours à la recherche d'une politique d'attribution juste ("fair excerpting policy", [Stelter 2008]), et celle-ci s’exprime dans de vifs débats sur des détails tels que la position occupée par les liens dans la page.

Ainsi, des contenus agrégés contiennent parfois bel et bien des liens vers les sources originales — on ne peut donc pas les accuser de ne pas citer la provenance originale de l’information —, mais ces liens sont insuffisamment mis en valeur. Par exemple, Bill Grueskin, dans la Columbia Journalism Review en août 2009, dénonce la politique de liens du site Gawker, qu'il qualifie de « cynique » [Grueskin 2009] : le site réutilise en effet de nombreux contenus publiés par d'autres médias, qui sont, dans la tradition des agrégateurs les plus agressifs, largement résumés, parsemés de liens internes à Gawker, et dont de longs extraits sont cités. Un lien vers la source originale est toujours présent, mais celui-ci n'est pas mis en valeur par rapport aux nombreux liens internes, il se trouve discrètement relégué au bas de l'article. Le débat prend la même forme quelques années plus tard quand, en 2012 le site d'information spécialisé en nouvelles technologies The Verge est accusé de cacher les liens vers les sources originales de ses articles tout en bas de ses contenus, un manque de visibilité qui, selon les critiques, diminue les chances que les lecteurs cliquent et visitent la source, déséquilibrant ainsi fondamentalement l'équilibre délicat de l'agrégation raisonnable [Ellis & Benton 2012]. Le litige ne porte donc pas sur la reprise des informations en elle-même, qui semble être un standard accepté, mais bien sur la circulation des lecteurs entre les différents médias : l’agrégation est jugée abusive si le passage des lecteurs d’un site à l’autre n’est pas facilité grâce à des liens visibles.

Ces pratiques sont, de la même manière, dénoncées dans les milieux du journalisme en ligne français : le journaliste Vincent Glad, sur le site Owni, qualifie par exemple l’agrégation réalisée dans la rubrique Les Pépites d’Atlantico de « braconnage d’audience » [Glad 2008]. Ici aussi, l’origine des articles est correctement mentionnée, mais seulement en bas d’un article « maison » qui « résume à grands traits l’article d’origine » : « Le média producteur de l’information n’obtient que des clics marginaux et se voit concurrencé directement sur Google News (et donc dans les premiers résultats de Google) par des articles reprenant son contenu » [Glad 2008]. En plus des effets directs de renvoi de trafic d’un site à l’autre, ce sont donc les effets indirects d’infomédiaires comme Google News qui sont enrôlés dans la controverse sur les limites acceptables de l’agrégation.

En 2010, le pure-player d’information locale Dijonscope est même attaqué en justice par les quotidiens Le Bien Public et le Journal de Saône-et-Loire, qui accusent sa « revue du web » de contrefaçon et de concurrence déloyale [Torres 2010], en invoquant le strict respect droit d’auteur (alors même que les limites de celui-ci, dans l'usage des liens, sont encore débattues). Le tribunal de grande instance de Nancy a jugé, en décembre 2010, que la requête était infondée [Arrêt Sur Images 2010].

C.W. Anderson (chercheur en journalisme, professeur de Media Culture à City University New York et contributeur du Nieman Journalism Lab) souligne que la fin des années 2000 constitue un tournant dans l’attitude des médias envers les agrégateurs [Anderson C.W., 2010]. Il commente les auditions tenues le 9 mars 2010 par la FTC (Federal Trade Commission) au sujet du « futur du journalisme », et remarque que si, avant 2009 « l’agrégation était bonne, les liens faciles, et les murs payants une idée folle », l’atmosphère est désormais à « une hostilité basique contre la structure de citation qui sous-tend le web actuellement » [Anderson C.W. 2010]. Ainsi, James Marcowitz, alors conseiller auprès de News Corp, s’oppose explicitement à la link economy et à l’agrégation non régulée : « Ce que nous aimerions voir, c’est une économie basée sur la permission où nous pourrions définir la valeur de nos contenus, et les gens viendraient vers nous pour solliciter la permission de les utiliser. (…) Les agrégateurs voudraient construire des business basés sur l’utilisation de nos contenus. Ils devraient venir vers nous pour nous demander la permission, et l’obtenir selon des termes que nous déciderions. » [cité dans Anderson C.W. 2010]. Anderson rappelle que ces plaidoyers en faveur d’un système basé sur des permissions préalables ressemblent fortement aux discours tenus par les entreprises médiatiques au début des années 2000 — quand elles cherchaient à contrôler a priori les liens entrants.