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Des arguments en défaveur des liens

Dans le document L'usage journalistique des liens hypertextes. (Page 127-133)

3. Approche thématique

3.3. Des arguments en défaveur des liens

À côté des registres d’arguments — certes, parfois contradictoires — qui plaident en faveur de l’intégration de liens dans les contenus journalistiques en ligne, on peut également détecter dans les discours des arguments en défaveur des liens.

En comparaison avec la palette de raisonnements plaidant pour plus de liens, les arguments contre les liens sont peu nombreux et, surtout, ils ne sont pas toujours exprimés de manière directe. Seule la thèse selon laquelle les liens provoquent une trop grande distraction cognitive aboutit à la conclusion qu’il faudrait supprimer les liens des textes journalistes (et encore, il ne s’agit pas de tous les liens). Les autres arguments négatifs ne sont pas incarnés de manière radicale : ils sont soit présentés de manière rhétorique pour être aussitôt balayés (c’est le cas du lien comme potentielle perte de trafic), soit constituent plutôt des nuances et des ajustements pragmatiques par rapport à une vision enchanteresse des liens qui n’auraient que des vertus.

Les liens distraient le lecteur

Les arguments en défaveur des liens se centrent surtout autour de la potentielle distraction qu’ils représentent pour le lecteur. Le débat initié par Nicholas Carr en 2010 cristallise particulièrement cet enjeu, mais on trouve des préoccupations similaires tout au long des discours : les liens peuvent constituer une nuisance cognitive, qui entraîne de la confusion dans le chef du lecteur.

Le potentiel de nuisance des liens se décline de deux façons : une surcharge cognitive lors de la lecture, et le risque que le lecteur se perde dans une navigation sans fin. Le premier a trait à la simple présence visuelle de liens dans un texte, qui nuirait à une lecture fluide et, en accrochant l’œil, diminuerait la concentration du lecteur. Steve Herrmann rapporte ainsi les propos d’un lecteur de la BBC, qui avance que les liens distraient le processus de lecture parce qu’ils sont dans une couleur différente du reste du texte : « Vous pouvez penser que c’est insignifiant, mais ça ne l’est pas. Vous n’auriez pas envie de lire un article sur papier avec des mots ou des morceaux de phrases aléatoirement colorés en bleu » [dans Herrmann 2010a]. Le même raisonnement est mis en avant par Chittum, dans sa défense de la prise de position de Nicholas Carr : « Pensez à des journaux d’avant le web qui décideraient de mettre de-ci de-là certains mots en bleu. N’est-ce pas distrayant en

La seconde nuisance potentielle associée aux liens est la crainte d’envoyer le lecteur dans une navigation effrénée, un trou noir informationnel. « Le revers de la médaille du web comme le plus grand répertoire d’information que le monde n’a jamais connu est que cette information peut facilement former une sorte de trou noir dans l’attention des utilisateurs. Les liens nous permettent — nous encouragent —à voleter de site en site à travers la vaste étendue du web » [Garber 2011b]. Luzer décrit de la façon suivante sa tentative de suivre systématiquement tous les liens contenus dans les articles qu’il lit : « J’étais au top de tous les développements de l’information, mais il était difficile de dire si je comprenais ou non ce qui se passait. Je ne me sentais pas plus intelligent. Je me sentais… fatigué. Suivre tout dans un article était très stressant, en partie parce que je ne pouvais pas consacrer beaucoup de temps à tout lire. C’était l’équivalent journalistique de courir le 200 mètres toute la journée. C’était exaspérant. » [Luzer 2008].

Les liens représentent une perte de trafic

Autre connotation potentiellement négative des liens : le risque qu’en envoyant le lecteur en dehors du site, il provoque une perte de trafic (et donc des revenus publicitaires, pour les sites dont c’est le modèle économique). Cet argument, que nous avons déjà évoqué plus haut, se retrouve dans les discours mais sur un mode qui ne l’incarne pas pleinement. Il est invoqué — comme un point de vue que certains, dans le milieu médiatique, pourraient avoir — soit pour être immédiatement contredit, soit comme un lointain reste d’un passé où les organisations médiatiques n’avaient pas encore compris la link economy.

Craindre de perdre du trafic à cause des liens serait donc une attitude passéiste, une « vieille platitude » [Delaney 2008] : « Les sites d’information aimaient garder au chaud l’internaute. Plus il restait butiner sur place, plus augmentait le nombre de pages vues et donc la manne publicitaire. La coutume visait à mettre le moins de liens possible vers l’extérieur, vers la concurrence. Cette habitude protectionniste a vécu. La tendance va aux portes ouvertes. » [Roussel 2009a], « Le refus de mettre des liens vers d’autres sites peut sembler avoir du sens commercialement, mais c’est une façon de penser démodée » [Smith 2010].

Ailleurs, ce point de vue semble encore exister, mais les acteurs s’en distancient, en le réfutant immédiatement.

« Pourquoi devrions-nous envoyer nos lecteurs ailleurs, raisonnent-ils, ne voulons-nous pas qu’il reste ici, sur notre site  ? Mais c’est justement la caractéristique du web, d’être contre-intuitif » [Karp 2008b]   ; « Les raisons que j’entends habituellement pour justifier l’absence de liens, ou uniquement des liens vers des pages internes, est que le site “doit” être

“collant” pour “amasser du trafic” sur les publicités et maximiser le temps passé par les lecteurs sur le site. Quel que soit le raisonnement, ne pas mettre de liens compromet la mission éditoriale d’un journal » [Searls 2011].

Qui est responsable des liens ? Humains vs robots

La responsabilité de la création de liens est un thème récurrent, qui se cristallise surtout autour de l’opposition entre les robots et les humains. La question est surtout abordée négativement, à travers des critiques de la création de liens automatisée, à grande échelle, par des algorithmes : « Quand je lis des articles du Times, j’ai tendance à ignorer les liens parce que j’ai appris que la plupart d’entre eux sont des liens génériques créés par des machines, plutôt que des liens artisanaux » [Rosenberg 2011b].

Ces critiques des liens générés par des algorithmes connaissent différents niveaux de gradation. Certaines condamnent d’emblée toute tentative d’automatisation (« le niveau 0 du journalisme en ligne » [Antheaume 2012]), mais la plupart des mises en cause des liens automatisés soulignent, de manière plus nuancée, que les liens automatiques valent mieux qu’une absence totale de liens [Belam 2010b], ou que la piètre qualité des liens produits par les robots n’est pas une fatalité absolue, mais plutôt le résultat de technologies encore imparfaites. « Il n’y a rien de mauvais dans l’automatisation — mais avec la technologie actuelle, ce n’est pas aussi pertinent que les liens ajoutés à la main », avance par exemple Jonathan Stray dans un de ses articles du Nieman Journalism Lab [Stray 2010d]. « La valeur de sites d’agrégation tels que le Drudge Report ou le Huffington Post réside souvent dans la sagesse et le travail des éditeurs qui trouvent et filtrent des liens de qualité. (…) Des sites entièrement automatisés tels que Google News et Techmeme ont montré que des algorithmes peuvent faire une bonne partie du boulot — et pas besoin de payer une assurance santé pour des ordinateurs. Mais, au moins pour le moment, les agrégateurs édités [par des humains] semblent avoir toujours plus de valeurs » [Seward 2008].

Si les liens ne peuvent pas être confiés aux « algorithmes sans visages » [Karp 2010] et autres « algorithmes technologiques bizarres » [Garber 2011a], qui doit être en charge de les créer  ? Les oppositions se font à différents degrés de précision. Il est parfois simplement question « d’humaines » de manière très générique [Windsor 2009b, Karp 2010, Garber 2011a, Rosenberg 2011b]. Ailleurs, ce ne sont pas tous les humains qui sont désignés comme meilleurs responsables de la création de liens, mais les journalistes et les éditeurs [Seward 2008, Benton 2011, Arrington 2008, Karp 2008g, Rothstein 2011] — « les gens qui occupent la meilleure position pour proposer des liens sont ceux qui créent du contenu, dans les rédactions » [Rothstein 2011].

A contrario, Benoit Raphaël [Raphaël 2008b] avance qu’il n’est pas nécessaire d’être journaliste pour faire du journalisme de liens : « Le journalisme de liens (qui trie et donne du sens) est une vraie fonction d’info. Une fonction journalistique, qui peut être assumée par des non-journalistes (le journalisme est alors vu comme une fonction, non plus comme un métier). On peut être non journaliste et excellent lecteur et décrypteur d’info. » [Raphaël 2008b]

Cette opposition entre l’humain et la machine est située dans le temps : elle n’apparait pas avant 2008 (et à partir de 2008, semble revenir régulièrement parmi les préoccupations). Cela laisse à voir un nouvel entrelacement des évolutions techniques et des enjeux saillants dans le débat sur les liens dans le journalisme : la critique des algorithmes créateurs de liens apparait une fois que ceux-ci se sont popularisés dans les sites d’information. En ce sens, l’apparition du terme « curation » (fortement associé à l’action de personnes, d’humains — la figure du curateur) pour désigner le travail de collecte et de présentation de liens aux environs de 2008 accompagne ce mouvement de suspicion ou de défiance envers l’automatisation. Comme s’il fallait un nouveau terme pour distinguer les pratiques des humains (curation) de celle des machines (agrégation).

Les évolutions les plus récentes semblent toutefois plaider pour un modèle hybride, capable d’exploiter la force motrice des agrégateurs automatiques tout en conservant la finesse du jugement humain. C’est par exemple le point de vue défendu par les créateurs de Counterparties [Salmon 2011], l’initiative de journalisme de liens de Reuters : les outils automatiques sont un « moyen » qui mène à l’agrégation, pas une fin en-soi [Garber 2011a]. L’algorithme est un outil au service des journalistes, qui l’aide en effectuant une présélection et en organisant les contenus, mais c’est bel et bien le journaliste qui a le dernier mot dans cette alliance homme-machine [Hemery 2011].

Décalages entre idéal et pratique : les liens corrompus

La reconnaissance, de plus en plus répandue, de la valeur économique du lien — comme générateur direct de trafic, mais aussi comme mécanisme important de l’optimisation pour les moteurs de recherche — va de pair avec l’émergence de discours pragmatiques, qui soulignent un décalage entre une pratique « idéale » du lien et une pratique plus réelle. Toutes ces interventions sont regroupées autour du thème du « lien corrompu », du lien détourné de son idéal « noble » et soumis à des intérêts non journalistiques — souvent des intérêts économiques.

On trouve une certaine gradation dans la « corruption » des liens, c’est-à-dire des pratiques critiquées dont le caractère inacceptable, contre l’éthique professionnelle et la déontologie, varie.

Parmi les pratiques jugées les moins acceptables, on trouve la vente de liens, c’est-à-dire la soumission directe du placement d’un lien dans un contenu journalistique à une transaction financière — à des fins promotionnelles pour la cible du lien — des pratiques qui sont unanimement condamnées, d’autant plus qu’elles sont l’œuvre d’une agence de marketing qui tente de les imposer clandestinement, à l’insu des responsables des rédactions [Nolan 2011, Moos 2011]. C’est surtout le caractère clandestin de la vente de liens qui est principalement dénoncé, et certains commentateurs esquissent les limites d’une vente de liens acceptable : celle-ci doit être réalisée par la rédaction et la nature publicitaire des liens doit être annoncée. Par exemple, dans la foulée du scandale des liens vendus dévoilé sur Gakwer (voir p.85), Henry Blodget, le directeur de Business Insider (une des publications mises en cause) explique que, dans certains cas, des liens de son site sont effectivement le fruit d’un accord publicitaire : « Nous n’avons pas de politique explicite contre cela [vendre des liens clandestinement] mais nous n’avons pas non plus de politique explicite contre le jet de chaise à travers les fenêtres, tagger les murs, ou n’importe quel autre des mille choses que le sens commun dirait d’éviter. Évidemment, nous plaçons parfois des liens vers les sites d’annonceurs, mais l’argent va à l’entreprise [Business Insider], pas à un éditeur. Et la relation est révélée. » [cité par Nolan 2011].

De même, quand le Los Angeles Times dévoile sa décision d’intégrer à certains contenus journalistiques des liens de e-commerce (c’est-à-dire des liens vers des sites de ventes en ligne, qui, s’ils mènent certains lecteurs à effectivement effectuer une transaction, rapporteraient un pourcentage au LA Times), sa rédaction défend cette politique en soulignant qu’il s’agit d’une source de revenus nécessaire à l’ensemble du média, et que les liens en question seront clairement différenciés par rapport aux liens normaux [Roderick 2010a, 2010b].

Dans le même ordre d’idée, on trouve la dénonciation de conflits d’intérêts : les liens ne sont pas directement vendus, mais ils peuvent rapporter à celui qui les a placés dans l’article. C’est le cas, par exemple, avec le lien d’un article de blog du New York Times vers la plateforme de vente de cours en ligne (du même New York Times) — où l’auteur du cours est précisément l’auteur de l’article [Brisbane 2010]. De même, quand Andrew Breitbart, éditeur du Drudge Report, ajoute de nombreux liens vers son nouveau site Breitbart.com, même si les liens en question ne sont pas complètement déplacés ou hors

officiellement lancé en 2005. Au cours des années, tant Breitbart que Drudge ont maintenu que le Drudge [Report] n’a aucun intérêt financier dans le site. Dans un article de 2005 publié par CNet à propos de Breitbart.com, Drudge a affirmé qu’il n’a “jamais été le propriétaire de la moindre part d’un site vers lequel il met des liens”. En 2007, Breitbart a dit au L.A. Times que le Drudge Report n’avait aucun intérêt créatif ou financier dans le site [Breitbart.com]. Pourtant, Breitbart a des intérêts dans le site, et, aussitôt après son lancement, il a commencé à envoyer des lecteurs du Drudge Report vers son nouveau bébé extrêmement affamé. Le 29 août 2005, par exemple, il y a eu 48 liens du Drudge Report vers Breitbart.com. Durant les deux jours suivants, un total de 82 liens vers Breitbart.com. Au cours de cette seule période de 72 heures, il y a eu plus de liens vers Breitbart.com que vers Slate, Huffington Post, Nation, New Republic, National Inquirer, Rushlimnbaugh.com, Anncoulter.com, Rolling Stone et Rosie.com réunis, en six ans. » [Beato 2009].

Outre les liens censés rapporter un bénéfice financier direct à ceux qui les produisent, sont également pointés du doigt ceux qui ne procurent aucun profit direct, mais qui servent néanmoins prioritairement les intérêts des médias qui les créent. C’est le cas, par exemple, des liens internes dont la principale raison d’être est d’améliorer la position du site dans les classements des moteurs de recherche.

« Mais tout le monde ne fait pas ça [cover what you do best and link to the rest]. Certains médias comme le New York Times préfèrent mettre des liens vers leurs propres pages thématiques, peut-être parce que ces pages de contexte sont prévues pour remonter dans les moteurs de recherche » [Ingram 2012c]. Ces remarques encapsulent un paradoxe des discours méta-journalistique sur l’intérêt des liens dans la link economy : d’une part, ils louent les liens parce que ceux-ci, en plus de leurs vertus journalistiques, peuvent servir à améliorer le référencement d’un site et par extension, avoir un impact sur ses revenus publicitaires. Mais d’autre part, ceux qui jouent uniquement le jeu du SEO (optimisation pour les moteurs de recherche) sont critiqués. Il y a donc un équilibre délicat à atteindre entre liens « journalistiques », et liens « économiques » — mais les contours exacts de cet équilibre ne sont pas clairement tracés.

Il y a dans la dénonciation de ce type de liens corrompus l’idée que tous les médias doivent jouer honnêtement au jeu de la link economy, et que certains ne respectent pas les règles — ou s’en donnent uniquement l’apparence pour, en réalité, privilégier leurs propres intérêts.

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