L'usage journalistique des liens hypertextes.
Étude des représentations, contenus et pratiques à partir des sites d'information de la presse belge francophone.
Juliette DE MAEYER
Thèse présentée en vue de l'obtention du grade académique de docteur en
Information et communication
sous la direction de Monsieur le Professeur François HEINDERYCKX
L'usage journalistique des liens hypertextes.
Étude des représentations, contenus et pratiques à partir des sites d'information de la presse belge francophone.
Juliette DE MAEYER
Thèse présentée en vue de l'obtention du grade académique de docteur en
Information et communication
sous la direction de Monsieur le Professeur François HEINDERYCKX
RÉSUMÉ
Le lien hypertexte, élément fondamental du web, est porteur de nombreuses promesses pour le journalisme en ligne : il permettrait la mise en boucle des informations, et révèlerait les réseaux de relations dans lesquels s’inscrivent les médias et les journalistes. À ce titre, la place du lien dans le journalisme n'est pas forcément celle qui était prophétisée.
Il convient donc de l'examiner attentivement, pour mieux comprendre ce que les journalistes font des liens, et ce que le lien fait au journalisme. Cette recherche poursuit trois objectifs, et opère donc en trois temps : (1) appréhender le lien hypertexte dans l'imaginaire journalistique, (2) décrire les liens contenus sur les sites d'information de la presse francophone belge dans leur contexte d'énonciation, et (3) replacer les liens dans leur contexte de production.
Afin d'expliciter d'abord, du point de vue des acteurs eux-mêmes, la diversité des rôles que peut avoir le lien dans le contexte du journalisme, ce travail remonte le fil de conversations métajournalistiques au sujet du lien hypertexte. Sur le mode de la cartographie des controverses, celles-ci sont l’objet (1) d’un compte-rendu chronologique qui cherche à recontextualiser précisément chacune des controverses, puis, (2) d’une analyse thématique qui explicite tous les registres d'argument que les journalistes associent aux liens.
Ensuite, les liens hypertextes présents sur six sites web d’information d'organes de presse belge francophone sont décrits, dans leur contexte d’énonciation. Les résultats de l'analyse mettent en évidence que les sites d'information ne sont pas homogènes en matière de liens, chacun d'entre eux en faisant des usages spécifiques. Ils dévoilent également plusieurs pistes de questionnement sur les raisons d'être des liens, notamment sur le caractère structurant de la technique ou le caractère déterminant des enjeux économiques.
Enfin, tous ces éléments sont éclairés par une enquête sur le contexte de production des sites d'information. Une observation directe dans deux rédactions met en évidence les configurations spécifiques qui, en entremêlant la culture des journalistes, des inscriptions socio-techniques, et leurs relations avec les intérêts économiques de l'organisation médiatique, structurent l’usage journalistique des liens.
Au final, cette triple démarche aboutit à mettre en évidence que la configuration des interrelations qui caractérisent le journalisme (c'est-à-dire les relations entre les journalistes, leurs pairs, leurs sources, leurs publics, les produits d’information et la règle) se manifeste assez clairement dans les usages journalistiques du lien hypertexte. Mais elle montre aussi qu’il faut également tenir compte de la matérialité pour véritablement comprendre ce réseau d’interrelations.
REMERCIEMENTS
Merci à François Heinderyckx, directeur attentif et disponible.
Merci à tous ceux qui ont été membres de mon comité d’accompagnement : Marie-Soleil Frère, Seth Van Hooland, Philippe Paquet et Christophe Lejeune.
Merci à Florence Le Cam et David Domingo, pour les échanges toujours stimulants, pour les modèles de recherches en journalisme qu’ils bâtissent au quotidien, et pour leurs relectures attentives.
Merci à Frédéric De Groef pour sa collaboration de longue haleine et pour m’avoir fait entrer, avec énormément de pédagogie, dans l’univers du code et du logiciel.
Merci à Catherine Vermandele pour m’avoir accompagnée dans l’exploration, le traitement et l’analyse d’un ensemble de données parfois rétif.
Merci à toutes les personnes présentes lors de l’école d’été de l’ECREA en 2010, lors l’édition 2011du Summer Doctoral Programme de l’Oxford Internet Institute, et lors de la masterclass animée par Barbie Zelizer à la VUB en 2013 pour leurs retours constructifs.
Merci à Guillaume Sire, Pascal Francq, Christophe Lejeune et Margaux Hardy pour leurs relectures attentives. Merci à mes parents, (re)lecteurs de toujours.
Merci aux rédactions de 7sur7 et du Soir de m’avoir ouvert leurs portes.
Merci à tous mes collègues du département SIC, qui font du 11ème étage du bâtiment D un endroit toujours plaisant à fréquenter. Merci, en particulier, à toutes celles qui ont élu domicile au bureau 146 : Margaux, Stéphanie, Julie, Yana, Manon.
Merci à ma famille et à mes proches, pour tout le reste.
SOMMAIRE
RÉSUMÉ ... I REMERCIEMENTS ... III SOMMAIRE ... V
INTRODUCTION ... 1
PLAN DE LA THÈSE ... 5
CHAPITRE I. LES LIENS DANS LES SITES D'INFORMATION : DE LA MESURE DE L'INNOVATION AUX TRACES DES PROCESSUS DE PRODUCTION JOURNALISTIQUE ... 9
1. ÉVOLUTION DE L'ÉTUDE DES LIENS DANS LES SITES D'INFORMATION ... 9
1.1. APPROCHES TECHNO-‐CENTRÉES ... 9
1.2. PLUS DE LIENS INTERNES QUE DE LIENS EXTERNES ... 10
1.3. DESTINATIONS DES LIENS EXTERNES ... 11
1.4. LE CONSTAT SE RÉPÈTE : LES SITES D'INFORMATION CONTIENNENT PEU DE LIENS ... 12
1.5. DU CONSTAT AUX EXPLICATIONS : POURQUOI SI PEU DE LIENS ? ... 14
1.6. RAISONS D'ÊTRE : QUE REFLÈTENT LES LIENS ? ... 15
Rapport aux sources ... 15
Des usages multidimensionnels des liens ... 15
Caractéristiques structurelles des entreprises de presse ... 17
Les liens comme indicateurs de la position d'un site dans un système médiatique ... 17
Le lien stratégique : entretenir de bonnes relations ... 18
1.7. LIMITES DES ÉTUDES DE LIENS DANS LES SITES D'INFORMATION ... 19
Instantané ... 19
Une conceptualisation unidimensionnelle du lien ... 20
Fausse impression d'uniformité ... 21
2. OBJECTIFS DE RECHERCHE ... 22
CHAPITRE II. QU'EST-‐CE QU'UN LIEN ET COMMENT L'ÉTUDIER ? ... 25
1. TECHNOLOGIE DE L'ESPRIT ... 25
1.1. L'IMAGINAIRE TECHNOLOGIQUE ... 26
1.2. FILIATIONS HYBRIDES DU LIEN COMME TECHNOLOGIE INTELLECTUELLE ... 27
L'« invention » du lien hypertexte ... 28
Filiations : systèmes de références croisées ... 29
Dans la lignée d’autres dispositifs discursifs journalistiques ... 29
1.3. LOCALISER LES LIENS DANS L'IMAGINAIRE JOURNALISTIQUE ... 31
2. UN DÉTOUR PAR LES LINK STUDIES ... 33
2.1. LA NOUVELLE SCIENCE DES RÉSEAUX ... 33
2.2. LA SIGNIFICATION SOCIALE DES LIENS ... 35
Traces d'activités de communication ... 36
Localités thématiques et cartographie des controverses ... 37
Une monnaie symbolique ... 40
Le lien politique ... 42
Indice de rapports de force ... 44
2.3. PROMESSES ET PÉRILS DE L'ANALYSE DE LIENS ... 45
Des « données » naturelles ? ... 46
Tous les liens se valent-‐ils ? ... 47
Interprétations périlleuses ... 49
2.4. RELEVER CES DÉFIS MÉTHODOLOGIQUES ... 50
Croisement avec des données en ligne ... 51
Croisement avec des données hors ligne ... 52
Plaidoyer pour les méthodes mixtes ... 52
3. ANCRER L'ÉTUDE DES LIENS DANS LE CONTEXTE DE PRODUCTION : APPROCHE ETHNOGRAPHIQUE DES RÉDACTIONS ... 53
4. PROGRAMME MÉTHODOLOGIQUE : UN TERRAIN À TROIS FACETTES ... 54
CHAPITRE III. LOCALISATION DU LIEN HYPERTEXTE DANS L'IMAGINAIRE JOURNALISTIQUE ... 59
1. RAPPORT MÉTHODOLOGIQUE ... 59
1.1. IDENTIFIER LES DISCOURS MÉTAJOURNALISTIQUES DISPERSÉS ... 59
1.2. MÉTHODE DE COLLECTE ... 59
1.3. POINTS D'ENTRÉE ... 60
1.4. DESCRIPTION DU CORPUS ... 62
1.5. ANALYSE ... 64
2. APPROCHE CHRONOLOGIQUE ... 65
2.1. AUX COMMENCEMENTS : ANNUAIRES ET REVUES DE PRESSE ... 65
2.2. VELLÉITÉS DE CONTRÔLE ET PREMIÈRES CÉLÉBRATIONS DES LIENS LIBÉRÉS ... 67
2.3. LA BBC, « GUIDE DE CONFIANCE » SUR LE WEB ... 71
2.4. LA TENTATIVE RÉVOLUTIONNAIRE DU JOURNALISME DE LIENS ... 74
2.5. POLITICAL BROWSER ET TIMES EXTRA ... 75
2.6. LE JOURNALISME DE LIENS S'EXPORTE EN MILIEU FRANCOPHONE ... 77
2.7. QUESTIONS DE PRÉSENTATION : CONSERVER LE LECTEUR DANS SON SITE ... 79
2.8. AGRÉGATION : DES EMPRUNTS ABUSIFS ? ... 81
2.9. PLAGIAT, CITATION, ATTRIBUTION ... 84
2.10. TOUS LES LIENS NE SONT PAS « BONS » ... 85
2.11. NOUVELLES CONSIGNES À LA BBC ... 88
2.12. DIVERSITÉ DES LIENS AU GUARDIAN ... 90
2.13. LES RÉDACTIONS ONT-‐ELLES UNE POLITIQUE DES LIENS ? ... 92
2.14. OPÉRATION DE « DELINKIFICATION » ... 93
2.15. L'ORGANISATION DU TRAVAIL INCARNÉE DANS LES CMS ... 96
2.16. LES AGENCES DE PRESSE ENTRENT DANS LA DANSE ... 97
2.17. PARLER DES LIENS EN 2012 : PRAGMATISME ET RÉSURGENCES ... 99
3. APPROCHE THÉMATIQUE ... 104
3.1. DES ARGUMENTS EN FAVEUR DES LIENS ... 105
Les liens servent à montrer ses sources ... 105
Les liens créent de la transparence ... 107
Les liens permettent d'écrire de manière concise et contextualisée ... 108
Les liens guident les utilisateurs et augmentent leur autonomie ... 109
Les liens permettent de s'insérer dans la « link economy » ... 110
Les liens sont aussi des clins d'œil aux lecteurs avertis ... 112
3.2. LES VERTUS DES LIENS : UNE NOTION VAGUE ? ... 112
3.3. DES ARGUMENTS EN DÉFAVEUR DES LIENS ... 113
Les liens distraient le lecteur ... 113
Les liens représentent une perte de trafic ... 114
Qui est responsable des liens ? Humains vs robots ... 115
Décalages entre idéal et pratique : les liens corrompus ... 116
3.4. FILIATIONS ET INTERSECTIONS ... 119
Références à l'histoire du journalisme en ligne ... 119
Références à l'histoire de l'hypertexte ... 121
Un objet peu technique ... 121
4. LIMITES ... 123
5. TIRER LE FIL DU LIEN HYPERTEXTE DANS LES DISCOURS MÉTAJOURNALISTIQUES ... 124
CHAPITRE IV. DÉCRIRE LES LIENS DES SITES D'INFORMATION DE LA PRESSE
FRANCOPHONE BELGE DANS LEUR CONTEXTE D'ÉNONCIATION ... 127
1. RAPPORT MÉTHODOLOGIQUE ... 127
1.1. CONSTRUCTION D'UN OUTIL AD HOC : PRINCIPES GÉNÉRAUX DU LOGICIEL DE SCRAPING ... 127
1.2. DÉFINITION DU CORPUS ... 129
1.3. FIGER LES SITES D'INFORMATION : UNITÉ D'ANALYSE ET TEMPORALITÉ DE LA COLLECTE ... 130
1.4. REPÉRAGE ET QUALIFICATION DES LIENS ... 133
1.5. IDENTIFICATION DES VARIABLES : CARACTÉRISTIQUES DES LIENS ET CONTEXTE D'ÉNONCIATION ÉDITORIALE ... 137
Destination des liens : liens internes et liens externes ... 138
Destinations des liens : repérage de régularités ... 141
Étudier les liens dans leur contexte : identification des variables indépendantes ... 143
Position occupée par les liens : dans le texte et hors du texte ... 143
Rubrique à laquelle appartient l'article ... 145
1.6. LIMITES ... 147
2. RÉSULTATS ... 150
2.1. NOMBRE D'ARTICLES ET NOMBRE DE LIENS ... 150
2.2. PRÉSENCE OU ABSENCE DE LIENS DANS LES ARTICLES ... 151
2.3. DISTRIBUTION DES LIENS DANS LES ARTICLES ... 153
2.4. DENSITÉ DES LIENS CONTENUS DANS LES ARTICLES ... 156
Densité des liens internes et externes ... 162
2.5. TITRES DES LIENS ... 164
2.6. TYPES PARTICULIERS DE LIENS ... 166
Liens vers des médias encastrés ... 166
De « faux » liens externes ... 167
Des liens en toutes lettres ... 168
Des liens vers le journal papier ... 169
Des liens vers des blogs hébergés par le site ... 170
Des liens automatiques et des liens dupliqués ... 170
2.7. LES LIENS DANS LEUR CONTEXTE D'ÉNONCIATION ... 174
Position des liens (dans le texte/hors du texte) ... 174
Longueur des articles ... 177
Liens et rubriques ... 182
Tous types de liens: association entre rubrique et présence de liens ... 183
2.8. PROFIL DE CHAQUE SITE ... 192
7sur7 ... 192
Dhnet ... 194
Lalibre ... 195
Lavenir ... 196
Lesoir ... 197
Sudinfo ... 198
3. DISCUSSION ... 198
CHAPITRE V. LES LIENS DANS LE CONTEXTE DE PRODUCTION : ENQUÊTE DANS DEUX SALLES DE RÉDACTION ... 201
1. CANEVAS INVESTIGATIF ... 202
2. RAPPORT MÉTHODOLOGIQUE ... 205
2.1. CHOIX DES RÉDACTIONS ... 205
2.2. DÉLIMITATION DU TERRAIN ET DU CORPUS ... 206
Deux sites, conditions d'observation différentes ... 206
Temporalité de l'investigation ... 207
Trouver une place dans le milieu social étudié ... 208
2.3. RÉDACTION DES NOTES D'OBSERVATION ... 212
2.5. DIFFICULTÉS RENCONTRÉES ET SPÉCIFICITÉS DE LA DÉMARCHE ... 213
3. RÉSULTATS ... 216
3.1. PLANTER LE DÉCOR : UNE BRÈVE DESCRIPTION DES DEUX RÉDACTIONS ET DE LEUR MODE DE FONCTIONNEMENT ... 216
3.2. CIRCULATION DES DISCOURS MÉTAJOURNALISTIQUES ... 218
Lesoir ... 218
7sur7 ... 221
Tension entre exhibition des sources et perte de trafic en faveur de la concurrence ... 221
Des appropriations différentes du lien ... 224
3.3. PRATIQUES DES JOURNALISTES EN MATIÈRE DE LIENS ... 224
Inscription sociotechnique ... 224
Rôle des enjeux économiques et commerciaux ... 231
3.4. LE LIEN DANS SON CONTEXTE : PROCESSUS DE PRODUCTION DE L'INFORMATION ... 237
4. DISCUSSION ... 241
CONCLUSIONS. DÉNOUER L'ÉCHEVEAU DES LIENS HYPERTEXTES ... 245
Dévoiler la matérialité du journalisme ... 248
BIBLIOGRAPHIE ... 255
ANNEXE. DOCUMENTS DU CORPUS ÉTUDIÉ AU CHAPITRE III ... 267
INTRODUCTION
Le numéro anniversaire des vingt ans du magazine Wired, porte-drapeau de la
« cyberculture » (Turner, 2006), publié en mai 2013, se présente comme une anthologie des concepts, personnes et produits qui ont marqué les deux décades depuis sa création — de Angry birds à Zuckerberg, Mark. Quelque part entre Goatse et Jobs, Steve se trouve l’entrée libellée Hypertext. Son auteur, Steven Johnson, y évoque « un morceau de fiction énigmatique » qui a circulé, à la fin des années 1980, « dans une petite sous-culture d’auteurs et de technologistes ». Intitulée Afternoon Story, l’œuvre est distribuée sur une disquette, et considérée, rétrospectivement, comme la première « véritable fiction hypertextuelle »1
A branching path of overlapping narratives and detours that the reader navigated through the then-novel convention of clicking on textual links (Johnson, 2013, p. 92).
L’article se poursuit en rappelant combien l’hypertexte avait éveillé l’intérêt conjugué des écrivains et des amateurs de technologie, qui y voyaient un nouveau mode de narration véritablement révolutionnaire, et la « réalité technologique » semblait donner une existence bien réelle à cette idée en germe dans les « mondes littéraires et philosophiques depuis la fin des années 1960 », celle de la « mort de l’auteur » et de l’émergence du texte fragmenté, centré sur le lecteur. Steven Johnson rejoint alors le magazine en ligne Feed, « dédié à l’exploration du potentiel transformateur du journalisme dans un monde hypertexte »2.
1 Steven Johnson reconnait que d’autres œuvres avaient, avant Afternoon Story, expérimenté avec des embranchements narratifs, mais celle-‐ci est la première à exister sous une forme numérique fonctionnelle
This was the strange mix of myopia and farsightedness that some of us experienced in the early 1990s. We had an intense hunch that words linked electronically to other words—links that would allow to jump suddenly to different textual locations—were about to become a central mode of communication. But many of us thought the primary impact of hypertext would be on storytelling. At Feed, we originally imagined that contributors would compose stories built out of small blocks of text—roughly the length of a blog post—
that readers would navigate according to their own whims. (…) Each reading would be a unique configuration. People would explore the story, not read it. That future never happened. (Johnson, 2013, p. 92).
L’utilisation de l’hypertexte comme mode de narration non linéaire n'a jamais vraiment fonctionné, avance Johnson, parce qu’écrire des récits éclatés en petits morceaux susceptibles d’être reconfigurés à l’infini est « incroyablement difficile à écrire ». Pourtant, cela ne signifie pas que l’hypertexte ait échoué :
At last count, there are 30 trillion web pages, all connected through the axons and dendrites of hypertext? How many of those pages involve real nonlinear storytelling? Almost none—the rounding error of a rounding error. It’s not that hypertext went on to become less interesting than its literary advocates imagined in those early days. Rather, a whole different set of new forms arose in its place:
blogs, social networks, crowd-edited encyclopedias. Readers did end up exploring an idea or news event by following links between small blocks of text ; it’s just that the blocks of text turned out to be written by different authors, publishing on different sites. (…) You can see this as a classic failure of futurism: even those of us who actually have a grasp of long-term trends can’t predict the real consequences of those trends. (Johnson, 2013, p. 92).
Le lien hypertexte — aussi appelé hyperlien ou lien — est un élément figurant sur une page web ou un document électronique qui, lorsqu'il est « cliqué » par le lecteur, emmène celui- ci vers une autre page, un autre document, un autre site. Dans le langage HTML qui définit les pages web3, un lien est un morceau de texte (ou un autre élément, comme une image) qui est entouré des balises <a> et </a>. À l’intérieur de la balise <a>, la cible du lien est déterminée en indiquant l'adresse électronique, l’URL4, de la page, ressource ou site vers laquelle le lien doit pointer dans l’attribut « href ». Le texte ou l’élément autour duquel on a placé les balises <a> et </a> devient ainsi « cliquable » : il est souvent visuellement différent des autres éléments de la page (dans une autre couleur, souligné) et, quand l’utilisateur y
3 L'hypertexte existe dans d'autres incarnations techniques que celle du web. Néanmoins, c'est à celle-‐ci que je ferai principalement référence.
4 Universal Ressource Locator : chaîne de caractères servant à identifier et à localiser des ressources consultables sur internet et à y accéder à l’aide d’un navigateur.
fait passer son curseur de souris, il peut cliquer et consulter la ressource vers laquelle le lien pointe.
Le lien constitue une des spécificités formelles du web : la possibilité de cliquer pour naviguer de document en document n’existe pas — ou, en tout cas, pas de la même manière
— dans les autres médias comme la télévision, la radio, ou toutes les formes d’imprimé.
C’est à ce titre que le lien hypertexte attire d’abord l’attention de ceux qui s’intéressent au journalisme en ligne : il s’agit d’une « caractéristique majeure » de l’information en ligne, qui trouve ainsi sa place parmi les entrées d’ouvrages comme Key concepts in journalism (Franklin, 2005, p. 104).
Mais l’intérêt pour le lien ne se limite pas au fait qu’il constitue une caractéristique formelle unique de l’information en ligne. En tant qu’un des « trois principes fondateurs de l’Internet » — avec l’interaction et la navigation qu'il nourrit (Ruellan & Pélissier, 2002, p. 58), l’hypertexte cristallise aussi bon nombre des espoirs utopiques (Domingo, 2006) qui se forment à propos de l’information en ligne. Comme les milieux littéraires évoqués par Wired, le monde du journalisme s’emballe devant les possibilités de délinéarisation, de nouvelles formes narratives rendues possibles par le web. Mais, pour l’information et le journalisme, l’hypertexte représente plus que la possibilité de proposer des récits non linéaires, il renvoie à la « compétence encyclopédique » des journalistes (Ruellan &
Pélissier, 2002, p. 58). C’est-à-dire la capacité de relier des informations entre elles, par des liens hypertextes : « il s'agit, pour le journaliste, de proposer un traitement contextuel, référentiel et récursif des informations reposant sur une “mise en boucle” rétroactive et généralisée de celles-ci. Cette faculté repose à la fois sur une habilité technique et sur une intelligence de la complexité des interactions avec l'environnement. » (Pélissier, 2003, p. 100). En ce sens, les liens ne seraient pas uniquement des artefacts techniques pour relier des documents entre eux, mais ils seraient porteurs d’un contrat de communication spécifique, ils représentent une « intention communicationnelle de l’émetteur : celle de proposer un contenu qui va "ouvrir" et guider le lecteur vers d'autres contenus informationnels. On peut même présenter le lien hypertexte sur Internet comme un contrat de communication de nature encyclopédique. » (Ruellan & Pélissier, 2002, p. 58).
En « mettant en boucle » les informations, le journalisme doté de liens hypertextes permettrait donc — en tout cas en intention — d’améliorer les connaissances.
Dans une perspective un peu différente, le lien hypertexte a rapidement attiré l’attention de ceux qui étudient le journalisme parce qu’il peut être une « reconnaissance inscrite d’une relation en réseau » (Anderson, 2013, p. 123) et donc nous dire quelque chose sur ceux qui
s’agit pas alors de documents désincarnés connectés entre eux dans une perspective encyclopédique, mais de connexions aux implications sociales : « Les liens sont aussi une reconnaissance qu’une relation existe entre deux entités en ligne. Cette relation peut être de l’ordre de la citation (« voici où j’ai obtenu mes faits »), de l’affinité (« Voici les gens/sites/groupes avec lesquels je suis d’accord, ils forment ma communauté »), réciprocité (« tu as établi un lien vers moi, donc je mets un lien vers toi ») ou même de désaccord (« voici les gens/sites/groupes avec lesquels je ne suis pas d’accord, ils sont mes ennemis »). « (Anderson, 2013, pp. 123–124). Dans chacun de ces cas, l’acte de mettre un lien crée simultanément un réseau de relations dans lequel se place le journaliste, le site d’information, l’organisation médiatique.
Une révolution dans la manière dont le journalisme s’inscrit dans un réseau de connaissance (à caractère encyclopédique) et les donne à voir aux lecteurs, une incarnation matérielle des relations sociales dans lesquelles les producteurs d’information se situent : voici, en somme, les deux promesses du lien qui en font un objet de journalisme fascinant.
Petit artefact technique en apparence anodin, qui tient en quelques fragments de code HTML, le lien aurait donc à la fois le pouvoir d’altérer la nature de la connaissance connaissance spécifique que le journalisme propose, et celui de nous révéler un tissu de relations sociales autour de ceux qui produisent l’information. À moins que — comme le lien n’a jamais vraiment bouleversé la narration au sens où les écrivains et amateurs de technologie l’avaient d’abord imaginé — le lien soit porteur d’autres enjeux pour le journalisme ? Voilà les interrogations à l’origine de cette recherche, qui voit le lien hypertexte comme une boîte noire à ouvrir, pour mieux comprendre ce qu’il est en train de faire au journalisme.
EXTRAITS DES DÉFINITIONS DES « TERMES DE L’HYPERTEXTE », TELLES QU’ELLES ÉTAIENT PUBLIÉES SUR LE SITE DU CERN5 EN 1993
Hypertext: Text which is not constrained to be linear
Link : A relationship between two anchors , stored in the same or different database . See "Internal" and "External" .
External : A link to a node in a different database. See Database Internal: A link to a node in the same database . See database .
Database : We have used this vaguely as a term for a collection of nodes . We imagine management information for one of these being kept in one place and all being accessible by the same server .Links outside this are
"external", and those inside are "internal". We do not imply anything about how the information shored be stored.
Plan de la thèse
Les deux premiers chapitres présentent les réflexions théoriques et méthodologiques qui m'ont permis d'aboutir à la formulation d'objectifs de recherche, et à la concrétisation de ceux-ci dans un programme méthodologique.
Le chapitre I se concentre sur les recherches sur les liens contenus dans les sites d'information : j'y décris d'abord un ensemble d'approches techno-centrées, qui cherchent avant tout à mesurer si les sites d'information s'emparent pleinement du « potentiel » du web — pour constater que les sites d'information font majoritairement peu usage de l'hypertexte. Une deuxième vague de recherches, moins déterministes, s'intéresse aux raisons d'être des liens hypertextes dans le journalisme et cherche à expliquer pourquoi il y a des liens ou non. L'examen de toutes ces recherches laisse apparaître un double impensé.
D'une part, la plupart ne permettent pas, jusqu'ici, de complètement connecter les liens contenus sur les sites d'information (décrits grâce à des analyses de contenu) au contexte de production. D'autre part, la complexité potentielle des significations que les acteurs eux- mêmes (c'est-à-dire les journalistes) peuvent accorder aux liens est soit délaissée, soit remplacée par un postulat déterministe et productiviste (il faut des liens, et il en faut beaucoup).
Le chapitre II présente une discussion méthodologique et théorique qui vise à déterminer ce qu'est un lien et comment on peut l'étudier. La première partie fait état de la dualité fondamentale du lien comme « technologie de l'esprit », c'est-à-dire à la fois une technologie et un mode d'organisation de la connaissance. Le fait qu'il s'agisse d'un artefact
au moins en partie technologique nous invite à étudier ses discours d'accompagnement, dans la lignée de « l'imaginaire technologique » décrit par Patrice Flichy (1995). La
« cartographie des controverses » (Venturini, 2010), dans la lignée de la sociologie de la traduction et de la théorie de l'acteur-réseau (Latour, 2007), s'impose comme l'attitude à adopter pour saisir cet imaginaire. La dualité fondamentale du lien et l'hybridité des mondes sociaux qui le traversent sont quant à elles retenues comme pistes d'analyse susceptibles de structurer l'exploration de cet imaginaire.
La deuxième partie du chapitre II s'intéresse aux liens tels qu'ils sont matériellement contenus dans les sites web. Il fait l'inventaire de nombreuses recherches ayant mesuré les liens dans des contextes différents en leur accordant des significations sociales diverses. Le recours au traitement souvent automatisé et à grande échelle ne permet toutefois jamais de saisir pleinement ces significations sociales, et toutes ces recherches plaident pour la triangulation des méthodes ainsi que le croisement des données en ligne avec des données hors ligne pour véritablement comprendre ce que sont les liens. La troisième partie du chapitre II expose comment, justement, on peut connecter le contexte de production des liens (hors ligne) avec les données en ligne (par une analyse de contenu des liens trouvés sur les sites d'information) : en ayant recours à des méthodes d'inspiration ethnographique et à l'observation directe, dans la tradition des ethnographies de salle de rédaction. Enfin, la fin du chapitre II fait le point sur l'objectif de cette recherche, son programme méthodologique et le terrain étudié.
Les trois chapitres suivants mettent en action le programme de recherche, en trois phases : localiser le lien hypertexte dans l'imaginaire journalistique, décrire les liens contenus sur les sites d'information de la presse francophone belge dans leur contexte d'énonciation, replacer les liens dans leur contexte de production. Si le chapitre II contient bon nombre de considérations méthodologiques générales, un rapport méthodologique précis sur chacun des terrains étudiés ouvre les chapitres III, IV et V — c'est donc en début de chaque chapitre que je décris précisément comment j'ai abordé et délimité chaque terrain, les modes de collecte des données, ce qui a été inclus et exclu, et les façons d'analyser les données.
Le chapitre III vise à combler l'impensé des recherches précédentes en explicitant, du point de vue des acteurs eux-mêmes, la diversité des rôles que peuvent avoir les liens dans le contexte du journalisme. J'opère cette explicitation en localisant les liens dans l'imaginaire journalistique. Sur le mode de la cartographie des controverses, je cerne cet imaginaire en suivant le fil de conversations métajournalistiques (ce que les journalistes disent du journalisme), que je décris dans un compte-rendu chronologique qui cherche à
recontextualiser précisément chacune des controverses, puis dans un compte-rendu thématique qui explicite tous les registres d'argument que les journalistes associent aux liens.
Le chapitre IV analyse les contenus publiés sur six sites d'information de la presse belge francophone. Conformément aux défis identifiés dans le chapitre II, il s'agit d'étudier les liens dans leur contexte d'énonciation. Je reviens d'abord précisément, dans la première partie de ce chapitre, sur les méthodes et les techniques mises en œuvre pour récolter les données et opérationnaliser l'étude du contexte d'énonciation. Les résultats de l'analyse sont un état des lieux exhaustif des liens trouvés sur ces sites. Ils mettent en évidence que les sites d'information ne sont pas homogènes en matière de liens, chacun d'entre eux a un comportement spécifique. Ils dévoilent également plusieurs pistes de questionnement sur les raisons d'être des liens, notamment sur le caractère structurant de la technique ou le caractère déterminant des enjeux économiques.
Le chapitre V cherche des réponses à ces questionnements — ainsi qu'à ceux ayant émergé dans le chapitre III — dans le contexte de production des sites d'information. Grâce à une observation directe dans deux rédactions, je mets en évidence les configurations spécifiques qui, en enchevêtrant la culture des journalistes, des inscriptions socio-techniques, et leurs relations avec les intérêts économiques de l'organisation médiatique, structurent leurs pratiques en matière de liens.
Le chapitre de conclusion jette un regard plus global sur ces trois terrains de recherche et leurs résultats. Il montre que la configuration des interrelations qui caractérisent le journalisme (c'est-à-dire les relations entre les journalistes, leurs pairs, leurs sources, leurs publics, les produits et la règle) se manifeste assez clairement dans les usages journalistiques du lien hypertexte. Mais j'ajoute que pour véritablement comprendre ce réseau d'interrelations, il faut accorder un intérêt tout particulier à leur matérialité.
CHAPITRE I.
LES LIENS DANS LES SITES D'INFORMATION : DE LA MESURE DE L'INNOVATION AUX TRACES DES PROCESSUS DE PRODUCTION JOURNALISTIQUE
1. Évolution de l'étude des liens dans les sites d'information 1.1. Approches techno-centrées
La recherche sur le journalisme en ligne qui se développe et gagne en volume dès la fin des années 1990 et le début des années 2000 (Dagiral & Parasie, 2010) a pour objectif, dans un premier temps, de prendre la mesure de l'innovation technologique. Le lien hypertexte fait partie, avec l'interactivité et le multimédia, des « atouts » du journalisme en ligne (Steensen, 2011) -- aussi qualifiés d'« utopies » du journalisme en ligne (Domingo, 2006).
Les recherches sur l'information en ligne se préoccupent donc de mesurer avec quel degré les sites d'information adoptent ces atouts, et un ensemble de travaux cherchent à quantifier la présence ou l'absence de ces innovations technologiques -- avec, comme horizon, l'ambition de jauger le « succès" de la transition en ligne (Steensen, 2011, p. 311). Les recensions de l'évolution des recherches sur le journalisme en ligne (Boczkowski, 2002 ; Domingo, 2006 ; Steensen, 2011) mettent en évidence que, même si quelques travaux s'aventurent du côté du constructivisme, la recherche du début des années 2000 est fortement influencée par les prédictions technodéterministes et utopique (Domingo 2006 ; Weiss & Domingo, 2010, p. 1156) et les « approches technologiques » dominent (Steensen, 2011, p. 312). Elles sont essentiellement descriptives, et postulent que la production journalistique s'adapte naturellement aux nouvelles structures narratives permises en ligne (Domingo, 2006, p. 68). Elles postulent, explicitement ou implicitement, que l'usage des structures et outils propres au web constitue de la « valeur ajoutée » (Paulussen, 2004), témoigne d'une attitude tournée vers l'innovation (Engebretsen, 2006), ou « étend le journalisme au-delà des limites des médias traditionnels » (Fortunati et al., 2009, p. 46).
À la fin des années 90 et tout au long des années 2000, des chercheurs analysent les contenus des sites d'information en y cherchant la matérialisation des « atouts » du journalisme en ligne, qu'ils tentent de quantifier, notamment en ce qui concerne les liens hypertextes (Domingo, 2006, p. 98). Il s'agit de vérifier si les sites d'information « utilisent
effectivement de nouvelles formes (multi-média) de présentation et offrent des possibilités d'interaction » (Quandt, 2008, p. 720).
Dans leur étude intitulée « Journaux en ligne : à la hauteur du potentiel ? », Tankard & Ban (1998) évaluent notamment le degré avec lequel les sites d'information utilisent l'hypertexte.
Parmi les 296 articles issus de 135 sites américains qu'ils examinent, 94 % ne contiennent aucun lien -- l'adoption des potentiels technologiques du web est « très lente » (Tankard &
Ban, 1998). Cette proportion d'articles ne contenant aucun lien s'élève à environ trois quarts pour trois sites d'information américains (New York Times, Chicago Tribune, Oregonian) étudiés par Barnhurst en 2001 (Barnhurst, 2002).
Les proportions de contenus sans lien sont moins écrasantes dans les 181 sites web de télévisions américaines étudiés par Pitts en 2000, mais, en arguant notamment que plus de la moitié ne contient aucun lien vers d'autres sites, le bilan est tout aussi sévère : « Les télévisions n'utilisent pas leurs sites web pour proposer de l'information efficacement » (Pitts, 2003, p. 5).
L'étude de 100 sites d'information menée par Kenney et al. observe également « un niveau faible d'interactivité » (l'interactivité regroupant ici plusieurs dimensions comme l'hypertexte ou la possibilité de communiquer avec les journalistes). Un tiers (33 %) des sites contient des articles avec des liens, mais l'étude ne précise pas de combien d'articles ou combien de liens il s'agit (Kenney, Gorelik, & Mwangi, 2000). Quant aux 64 sites irlandais examinés par O'Sullivan en 2000, ils exhibent « une absence presque complète de liens dans les articles » (Fortunati et al., 2009, p. 55).
Les médias en ligne belges — ou du moins les 20 sites d'information flamands étudiés en 2002 par Steve Paulussen (Paulussen, 2004) — « n'explorent pas encore complètement le potentiel d'Internet », notamment en ce qui concerne les liens : « peu » de sites en font usage (Paulussen, 2004).
1.2. Plus de liens internes que de liens externes
Par la suite, des analyses de contenus montrent que la présence de liens dans les sites d'information devient relativement commune -- c'est même « une des caractéristiques du web les plus populaires » (Dimitrova & Neznanski, 2006). Par exemple, la comparaison de 10 sites d'information (allemands, anglais, français, américains et russes) observés en 2005 met en évidence que « tous [font] un usage important des liens » (Quandt, 2008, p. 729) — une appréciation qui repose surtout sur l'utilisation massive des liens internes (plus de 70 %
des articles analysés en contiennent) mais qui ne doit pas être assimilée à une présence importante de liens externes puisque seul un quart des articles en contient au moins un.
Les liens jouent également un rôle dans la perception qu'ont les utilisateurs des sites d'information. L'hypertexte est, parmi d'autres aspects techniques comme l'interactivité ou le multimédia, celui qui contribue le plus à la façon dont les lecteurs perçoivent la crédibilité des médias en ligne (Chung, Nam, & Stefanone, 2012, p. 177). L'offre de liens vers des contenus similaires dans des articles est des « facteurs interactifs » les plus appréciés et les plus utilisés par les lecteurs des sites d'information suédois (Larsson, 2011).
Toutefois, de nombreux travaux continuent à affirmer que l'information en ligne n'exploite pas complètement le potentiel des liens hypertextes (Steensen, 2011, p. 314). Ces conclusions se basent sur la distinction entre liens internes (c'est-à-dire ceux qui dirigent vers d'autres contenus d'un même site) et liens externes (c'est-à-dire ceux qui dirigent vers d'autres sites). Si les premiers semblent communément présents au sein des sites d'information, ce n'est pas le cas des seconds. Ainsi, parmi les 473 articles extraits de sites américains examinés par Dimitrova et ses collègues (Dimitrova et al., 2003), seulement 4,1 % proposent des liens externes. Une autre étude de Dimitrova & Neznanski (2006), sur 26 sites d'information de 17 pays montre que seulement 8 % des contenus proposent des liens externes. Sur les 95 articles extraits de sites d'information scandinaves examinés par Engebretsen (2006), seuls 7 contiennent des liens externes. Les versions en ligne de journaux slovènes étudiés par Oblak (2005) laissent également voir un décalage entre l'hypertextualité interne, courante, et l'hypertextualité externe très rare, voire inexistante (Oblak, 2005), ce que l'auteur explique par la « logique médiatique » de ces sites profondément marqués par les manières de faire du journal imprimé — là où les sites qui ne sont pas adossés à une publication papier font preuve d'une « nouvelle logique médiatique » qui favorise l'hypertextualité externe (Oblak, 2005, p. 103).
De plus, l'absence de liens externes ne se résorbe pas au cours du temps : seuls 17 % des liens des 1147 articles (tirés de 10 sites américains) étudiés par Tremayne (2005) sont des liens externes. La proportion de liens externes diminue entre 1999 et 2002, une tendance que Tremayne propose d'expliquer par la croissance des archives des sites d'information, ce qui facilite les liens internes.
1.3. Destinations des liens externes
Les liens externes suscitent la curiosité des chercheurs, et plusieurs études s'intéressent à leurs destinations. En s'intéressant à la destination des liens externes, ils abordent des
pas seulement de mettre à l'épreuve l'adéquation entre les utopies technologiques et les formats des sites d'information. Ainsi, ces études se demandent si les liens externes reproduisent des schémas de circulation de l'information et de hiérarchie des sources préexistantes ou s'ils témoignent d'une ouverture sur la diversité des contenus présents dans
« l'entièreté du web » (Himelboim, 2010, p. 373). ?
Les 1047 liens externes (issus de 223 sites d'information de 73 pays) étudiés par Himelboim (2010) montrent une persistance de rapports de forces préexistants : les organisations établies (organes gouvernementaux, organisations internationales) récoltent plus de liens que les sites d'individus ou de petits groupes (blogs et sites personnels) (Himelboim, 2010, p. 379). La catégorie de sites qui récoltent le plus de liens externes est le site de médias d'information, qui attire plus d'un tiers du volume total des liens externes.
On y voit aussi une domination nette des pays du « centre » : les États-Unis et le Royaume- Uni plus connectés que les autres pays. Cette dernière tendance confirme, selon Himelboim, la loi de « l'attachement préférentiel » qui veut que dans un réseau, « les nouvelles connexions se font en faveur des nœuds déjà bien connectés » ou, en d'autres termes, que les « riches deviennent plus riches » (Himelboim, 2010, p. 376).
Coddington (2012) observe également, de la part des sites d'information de médias traditionnels, une tendance à proposer plus de liens vers ce qu'il nomme les « références », c'est-à-dire notamment les sites gouvernementaux, éducatifs, d'entreprises (Coddington, 2012, p. 2013).
1.4. Le constat se répète : les sites d'information contiennent peu de liens
Les recherches empiriques plus récentes cherchent toujours à quantifier la présence des liens qui ne font pas état d'un changement radical par rapport aux études du début des années 2000 : les sites d'information contiennent peu de liens, et particulièrement peu de liens externes.
Parmi les 6298 articles issus des rubriques « actualité internationale » de sites d'information de 73 pays analysés par Himelboim (2010), seuls 6 % contiennent des liens externes. Des proportions encore plus petites sont mises au jour par Barnhurst (2012, p. 796) : parmi les 480 articles de trois sites américains (New York Times, Chicago Tribune, The Oregonian -- il s'agit d'une réplication de l'étude de 2001) publiés en juin 2010, 4 % contiennent des liens externes. On notera ici que seuls les liens présents dans le texte des articles ont été enregistrés, en ne prenant donc pas en compte les liens potentiellement présents à d'autres endroits.
Dans leur étude complète du site web de l'opérateur audiovisuel public norvégien NRK, Helle Sjøvaag et ses collègues (Sjøvaag et al., 2012) mettent en évidence qu'un peu plus de la moitié (52 %) des 17.430 articles analysés -- correspondant à l'ensemble des contenus publiés en 2009 -- ne proposent aucun lien, et les liens externes sont rares (seuls 12 % de tous les articles en contiennent). Pourtant, NRK est un opérateur de service public et, soulignent les chercheurs, la pression commerciale qui imposerait de conserver à tout prix le lecteur au sein du site devrait se faire moins forte dans ce cas-ci (Sjøvaag et al., 2012, p. 96). Pour expliquer pourquoi le site de NRK n'utilise pas pleinement le « potentiel du Web » (Sjøvaag et al., 2012, 100), l'étude avance deux suppositions : la temporalité courte des rythmes de publication adoptés par le site ne se prêterait pas aux liens externes (qui demandent un travail plus approfondi) ; et l'ajout systématique de liens ne serait pas encore intégré aux routines de travail des journalistes.
Toujours en ce qui concerne les médias scandinaves, Larsson (2012) a étudié 4 sites d'information suédois entre janvier et juillet 2012. Près d'un tiers des 731 articles analysés (30,05 %) ne contiennent aucun lien, une proportion plus modeste que celle présentée par Sjøvaag et al. (2012). Les 3.869 liens trouvés dans le reste des articles sont majoritairement (plus de 90 %) des liens internes. Ceux-ci se situent principalement en dehors du texte, dans des colonnes sur le côté des articles — Larsson avance que ces liens sont probablement le fruit d'une génération automatique ou semi-automatique.
Les six sites d'information américains (New York Times, le Washington Post, le Wall Street Journal, CNN, ABC News et TIME Magazine) étudiés par Mark Coddington (2012) présentent une proportion similaire -- environ un tiers -- d'articles ne contenant aucun lien.
Mais une proportion respectable (22 %) d'articles contiennent quant à eux beaucoup de liens (6 liens ou plus). Comme ailleurs, les sites d'information présentent une proportion importante de liens internes (91 %) par rapport aux liens externes (9 %). L'étude compare ces résultats à ceux obtenus pour d'autres types de sites d'information (des blogs indépendants ou des blogs hébergés sur des sites de médias traditionnels), et souligne que la proportion de liens externes est nettement plus importante dans ceux-ci (82 % des articles extraits de blogs indépendants en contiennent).
Les formes alternatives de production de l'information, produites par des blogueurs ou issues de la mouvance du « journalisme participatif » (Singer et al., 2011), sont également au centre de l'étude des sites d'information locale flamands Het Belang van uw Gemeente (une initiative de Het Belang Van Limburg qui rassemble des contenus produits par des journalistes professionnels et des citoyens amateurs) (D’heer & Paulussen, 2012). Sur un
moins un lien -- 45,8 % n'en contiennent aucun. Ces liens sont majoritairement des liens internes (62,2 %). D'heer et Paulussen soulignent une différence frappante entre les articles produits par des journalistes professionnels et ceux produits par des « citoyens » : les premiers ne contiennent quasi exclusivement que des liens internes (parmi les articles produits par des journalistes qui contiennent des liens, 93,4 % ne contiennent que des liens internes) alors que les seconds sont partagés entre liens internes et liens externes (50,8 % des articles produits par les citoyens contiennent au moins un lien externe).
1.5. Du constat aux explications : pourquoi si peu de liens ?
« Les recherches précédentes et la littérature professionnelle ont indiqué que les journaux en ligne ont des niveaux faibles d'interactivité, et cette étude confirme ce résultat » (Kenney et al., 2000)
« La conclusion de cette étude est que les médias flamands en ligne n'explorent pas encore complètement le potentiel d'Internet » (Paulussen, 2004)
« Les stations de télévision n'utilisent pas leurs sites efficacement pour fournir des informations » (Pitts, 2003, p. 5)
« Les sites ne font pas usage du potentiel du World Wide Web pour de nouvelles formes d'écriture, de production, de liens et d'interactions » (Quandt, 2008, p. 735)
Un constat d'échec ancré dans l'incapacité des sites d'information à exploiter le potentiel de la technologie (dont on verra plus tard qu'il reste vague) domine indéniablement la recherche sur l'hypertexte dans les sites d'information. Quelles explications sont avancées pour expliquer ? La plupart de ces explications ne reposent pas sur des investigations empiriques, il s'agit d'hypothèses, de pistes mises en avant par les chercheurs.
Dans un premier temps, c'est l'explication du « shovelware » qui est mise en avant : « les journaux en ligne prennent des articles du journal papier et les mettent sur le site web sans ajouter de liens » (Tankard & Ban, 1998). Le conservatisme et la persistance d'une culture attachée au journal papier, dans le chef des journalistes, sont aussi avancés comme explications possibles (Dimitrova, Connolly-Ahern, Williams, Kaid, & Reid, 2003, p. 409) à l'absence de liens. À l'opposé de cette interprétation culturaliste et en pointant du doigt la responsabilité individuelle des journalistes, certains avancent comme explication à l'absence de liens les contraintes qui pèsent sur la production journalistique, et en particulier l'absence de temps et de moyens (Paulussen, 2004).
Quant à la suprématie des liens internes sur les liens externes, elle s'ancrerait dans la volonté de contrôler les flux de lecteurs et de ne pas les laisser s'échapper : velléité de contrôle qui s'ancrerait tantôt dans le rôle de « gatekeeper » de médias (Dimitrova, 2003, p. 410 ; Turow, 2008, p. 82), tantôt dans le contexte économique concurrentiel -- il s'agit de conserver les lecteurs afin d'accumuler les pages vues, d'améliorer son classement dans les résultats des moteurs de recherche, et de ne surtout pas envoyer ses lecteurs vers des médias concurrents sur le marché publicitaire (Tsui, 2008, p. 82 ; Himelboim, 2010, p. 384).
1.6. Raisons d'être : que reflètent les liens ?
À partir des années 2010, les études sur les liens des sites d'information ne se contentent plus, comme précédemment, d'enregistrer la présence ou l'absence de liens pour juger le degré d'innovation technologique des médias. Pour pallier l'absence de perspective historique ou de contexte social nécessaire pour passer de la description de tendances à leur interprétation, cette nouvelle génération d'études (Domingo, 2006, p. 122) s'intéresse au contexte de production des liens et explore leurs raisons d'être : quels facteurs, dans le contexte de production d'information journalistique, sont susceptibles d'expliquer leur présence ou leur absence ?
Rapport aux sources
Le contraste entre les liens contenus dans les productions de journalistes professionnels et ceux contenus dans les productions de citoyens étudiées par D'heer & Paulussen (2012) pousse les chercheurs à esquisser une interprétation qui s'ancre dans le rapport des producteurs d'information à leurs sources. La disponibilité des sources et le caractère routinier des rapports avec celles-ci expliqueraient alors les différences observées entre les liens produits par les citoyens et ceux produits par les journalistes -- ou l'absence de lien, dans ce dernier cas. Comme les citoyens n'ont pas accès aux mêmes sources « officielles » que les journalistes telles que les dépêches et les communiqués (Carpenter, 2008), ils tendraient à privilégier les sources personnelles (témoignages et expériences personnelles) ainsi que les sources « techniques » (entendu ici comme des documents disponibles en ligne (Reich, 2008)). Ces dernières sont dès lors plus susceptibles de donner lieu à l'ajout de liens hypertextes.
Des usages multidimensionnels des liens
Les contextes de production différents incarnés dans la figure du journaliste professionnel
Coddington (2012). En complétant son étude des contenus des liens présents sur des sites d'information et des blogs par des entretiens qualitatifs avec des journalistes et des blogueurs, l'auteur montre que journalistes et blogueurs décrivent et conçoivent les liens de manière multidimensionnelle — c'est-à-dire qu'ils disent que les liens qu'ils proposent remplissent différentes fonctions, selon leurs contextes, leurs besoins et leurs objectifs de communication.
Ainsi, tant les blogueurs que les journalistes affirment utiliser les liens pour montrer leurs sources et, de cette manière, renforcer la crédibilité de leurs articles. Cette visée, avance Coddington, explique pourquoi les liens reproduisent une « hiérarchie des sources » plutôt traditionnelles, où médias établis et sources institutionnelles dominent (Coddington, 2012, p. 2016).
Outre l'exhibition des sources et le renforcement de la crédibilité, les liens peuvent servir d'autres buts : blogueurs et journalistes les dotent parfois d'une fonction de contextualisation et d'approfondissement d'un sujet dans un espace limité (Coddington, 2012, p. 2017) ou d'une fonction sociale. Dans ce dernier cas, le lien sert à donner un coup de chapeau à un collègue, à renforcer les connexions et les rapports de camaraderie avec un réseau de blogueurs (Coddington, 2012, pp. 2016–2017).
Si journalistes et blogueurs parlent des liens « avec un enthousiasme inconditionnel », qui se traduit dans les contenus publiés par un usage manifeste de l'hypertexte (Coddington, 2012, p. 2020), les logiques à l'œuvre dans les blogs et dans les sites adossés à des médias traditionnels sont considérablement différentes. Les deux groupes « manient un langage du lien différent » (Coddington, 2012, p. 2021) : les sites de médias traditionnels utilisent les liens comme un outil de mise en contexte et de référence, en pointant principalement vers des contenus intemporels, qui rassemblent des informations factuelles sur un sujet et font autorité, comme des pages thématiques (« topic pages ») qui rassemblent des éléments de contexte, ou des contenus de nature encyclopédique susceptibles d'avoir une durée de vie plus longue que le déroulement quotidien des faits d'actualité. Ces façons de faire privilégient la contextualisation, mais d'une manière circonscrite et contrôlée : les références pointent essentiellement vers des contenus produits ou hébergés par le site d'information lui-même, ou vers des sources médiatiques établies — reproduisant en cela la hiérarchie des sources traditionnelles. Les blogueurs, quant à eux, privilégient la fonction sociale des liens : leurs liens pointent vers des contenus récents (à la durée de vie potentiellement limitée), qui participent à une conversation en train de se dérouler, et font la part belle aux opinions (Coddington, 2012, p. 2022).
Caractéristiques structurelles des entreprises de presse
Le contexte de production pèse donc sur les liens produits : on ne « parle pas le même langage de liens » (Coddington, 2012) si on officie sur un blog, sur un site d'information adossé à un média traditionnel ou sur un blog hébergé par celui-ci. Quels autres éléments du contexte de production peuvent avoir un impact sur la façon dont les liens sont produits et présentés ? Qu'en est-il, parmi des entreprises médiatiques comparables, de caractéristiques comme le positionnement éditorial, le lectorat, la main-d’œuvre disponible, ou le type d'actualité traité Larsson (2012) croise la présence de liens sur les sites d'information suédois avec les caractéristiques structurelles des entreprises de presse (positionnement éditorial, âge du site web, lectorat, nombre de journalistes y opérant) ainsi qu'avec le type de sujets couverts (en opposant les rubriques d'actualité nationale et internationale).
Les résultats mettent en évidence que seuls la rubrique et le positionnement éditorial ont un impact significatif sur les liens, et que celui-ci est léger. Ainsi, le type de nouvelles est corrélé significativement avec le nombre de liens : les articles d'actualité internationale présentent une probabilité légèrement plus élevée de contenir des liens que les articles d'actualité nationale. De même, les sites web associés à des médias « de qualité » présentent des tendances un peu plus favorables aux liens que les sites web associés à des « tabloïds ».
Les autres facteurs structurels étudiés -- âge du site, taille de la rédaction, nombre de lecteurs -- ne montrent aucune corrélation significative avec la présence et le nombre de liens (Larsson, 2012). Si deux des facteurs étudiés sont des prédicteurs significatifs de la présence de liens, Larsson (2012) souligne que ces résultats sont à prendre avec des pincettes : les variations entre l'actualité nationale et internationale, entre les publications
« de qualité » ou « tabloïd » existent, mais elles sont très modestes. Cette conclusion, avec le caractère non significatif des autres variables, laisse de nombreuses questions sans réponse sur ce qui, dans le contexte de production journalistique, peut avoir un impact sur les liens (Larsson, 2012, p. 10) — des questions auxquelles mon travail d'observation dans les rédactions et d'entretien avec les membres de celles-ci cherche à apporter des éléments de réponse substantiels (c'est l'objet du chapitre V)
Les liens comme indicateurs de la position d'un site dans un système médiatique
Dans une recherche publiée en 2012, Ryfe et ses collègues (2012) étudient les liens formés au sein de « l'écosystème d'information » formé par plus d'une centaine de sites de la région de la baie de San Francisco, en Californie. Ils se demandent si les médias qui dominent traditionnellement la circulation de l'information (dans ce cas-ci, les grands quotidiens