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Section II. Un principe issu de l’essence des sociétés

A. La raison de ce plébiscite

Nonobstant les réticences du législateur à consacrer cette summa divio673, les auteurs et les praticiens sont de plus en plus nombreux à la solliciter en raison de son pragmatisme674.

178. Une distinction réaliste correspondant « […] à la césure la plus profonde dans les

faits »675. La césure existante entre ces deux catégories de sociétés provient de la source de l’organisation de chacune d’elles.

Cette différence n’a pas été décidée par le législateur, elle provient du fait qu’il existe pour les sociétés cotées une place financière où le droit est « auto-produit, […] seuls les outils internationaux

de régulation publique et professionnelle peuvent saisir [ces sociétés] »676. La globalisation des marchés transcende le territoire traditionnel attaché à la loi laquelle reste, au contraire, l’instrument normatif des sociétés non-cotées.

Par ailleurs, l’objet des règles gouvernant l’organisation de chacune de ces catégories de société n’est pas le même. Le droit classique des sociétés est organisé sur la notion de contrat, et les rapports d’obligation existants entre ses différents protagonistes que sont les associés, les dirigeants, les tiers intéressés à ce contrat et, enfin, la société elle-même lorsqu’elle existe sous la forme d’une personne morale. Ceci est logique car la conclusion du contrat de société a non seulement une dimension patrimoniale, mais aussi une dimension personnelle en raison, le plus souvent, de l’existence de rapports entre les associés marqués par l’intuitu personae677; l’autonomie 673 Rapport Marini, Sur la modernisation du droit des sociétés, La documentation française, 1996, p. 13 : « […] cette distinction ne saurait constituer la summa divisio du droit des sociétés ». Pour les raisons de cette réticence, v. infra n° 179.

674 V. notamment : BÉZARD (P.), La société anonyme, Montchrestien, 1986, préambule : « […] une distinction devenue

fondamentale et dont elle ne rend pas suffisamment compte : le droit applicable aux sociétés fermées et celui concernant les

sociétés ouvertes c’est-à-dire faisant appel public à l’épargne. » ; FRISON – ROCHE (M.-A.), « La distinction entre sociétés cotées et sociétés non cotées, in Mélanges AEDBF-France, Banque éditeur, 1997, p. 189 ; CONAC (P.-H.), « La distinction des sociétés cotées et non cotées », Rev. sociétés 2005, p. 67.

BOIZARD (M.), La distinction de la société cotée et de la sociéténon cotée comme summa divisio du droit des sociétés, Paris II, 1998 ; PRIETRANCOSTA (A.), Le droit des sociétés sous l’effet des impératifs financierset boursiers, thèse Paris I, 2000 ; FRANÇOIS (B.), L’appel public à l’épargne, critère de distinction des sociétés de capitaux, thèse Paris II, 2003.

Rapport AFEP, ANSA, MEDEF, Pour un droit moderne des sociétés, 2003.

675 FRISON – ROCHE (M.-A.), art. préc., spéc. p. 197. Également en ce sens, v. CONAC (P.-H.), art. préc., n° 5.

676 FRISON – ROCHE (M.-A.), art. préc., spéc. p. 198. : « L’existence du marché boursier n’est pas qu’une modalité particulière de financement, […] il transforme la société de l’intérieur, du seul fait que les titres sont désormais dans le public. Ce qui est désigné

comme la “marchéisation“ des sociétés signifie que le marché fait pénétrer ses règles propres à l’intérieur ». 677 V. supra n° 12.

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de la volonté a, par conséquent, une large place dans l’élaboration des statuts. En revanche, le droit des sociétés cotées est construit sur la notion de marché, où ce qui compte le plus est la circulation des titres ; ses règles s’apparentent donc davantage au droit des biens. Ceci se comprend au regard de la dimension exclusivement patrimoniale (ou presque)678de l’engagement des actionnaires ; l’autonomie de la volonté n’a qu’une place restreinte dans la détermination du contenu des statuts au contraire des sociétés non cotées.

Cette différence a également une incidence sur la nature de l’ordre public inhérent à chacune de ces catégories. Comme l’exprime le professeur Frison-Roche : « Les textes visant les sociétés

non-cotées expriment un ordre public de protection à l’égard des minoritaires, tandis que ceux réglementant les sociétés cotées se fondent dans un ordre public de direction, à l’égard du fonctionnement du marché »679.

L’agrément illustre cette différence de nature. Dans les sociétés cotées, l’ordre public de direction implique l’indisponibilité des règles qu’il édicte. C’est pourquoi, en dépit de la présence de l’intuitu personae dans ces sociétés680, comme dans toutes les autres, la stipulation d’une clause d’agrément n’est pas concevable, car contraire au principe de la liquidité des titres681. En revanche, puisque le contexte de marché indiffère l’organisation d’une société non-cotée, ses statuts sont en principe libres de contenir une telle clause682. À cet égard, le fait que toutes ces sociétés puissent mettre en œuvre un agrément annihile l’utilité de la distinction entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux683, car elles peuvent toutes être des sociétés fermées. Mais, aussi réaliste que soit cette summa divisio entre sociétés fermées et sociétés ouvertes, le législateur français refuse de bouleverser le droit des sociétés.

179. Un rejet pourtant surmontable. Ce rejet systématique fut notamment marqué par l’adhésion du législateur à l’opinion négative exprimée dans le rapport Marini684, mais aussi par le rejet de la proposition de loi déposée au Sénat, en juillet 2004, de créer une « société anonyme fermée» ne pouvant faire appel à l’épargne. L’avantage de cette structure aurait été d’échapper aux

678 Pour l’absence de frontière nette entre l’associé et l’investisseur, v. infra n° 185. 679 FRISON – ROCHE (M.-A.), art. préc., spéc., p. 195.

680 MORIN (A.), « Intuitus personae et sociétés cotées », RTD com. 2000, p. 299. 681 V. à propos de sa récente interdiction : supra n° 43.

682 Pour le domaine de l’agrément, v. supra n° 98. 683 V. en ce sens supra n° 135.

Adde GUYON (Y.), « Données juridiques : Essai d’une problématique de la société fermée », in Propositions pour une société fermée européenne, sous la direction de Jeanne Boucourechliev, Étude du Centre de recherche sur le droit des affaires de la Chambre de commerce de Paris,C.R.E.D.A., 1997, p. 37, spéc. p. 39 : « La distinction des sociétés de personnes et des sociétés de capitaux a longtemps été la

“summa divisio“ du droit des sociétés et il serait tentant de penser que les sociétés de personnes sont des sociétés fermées. En effet,

dans les sociétés de ce type, les associés se connaissent et se font confiance. […] Au contraire, dans les sociétés de capitaux, la personne des associés est indifférente. Seuls comptent les apports qu’ils ont réalisés. […] La société de capitaux serait une société

ouverte, car l’argent n’a pas d’odeur. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples. » 684 Intitulé : « Pour une modernisation du droit des sociétés », préc., p. 13.

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sujétions auxquelles sont soumises les sociétés cotées685. Contre une telle consécration, sont ainsi invoquées l’impossibilité de déterminer précisément quelles sont les sociétés cotées en raison de la diversité des marchés, mais aussi, la rigidité nouvelle qu’introduirait cette distinction, alors même que le droit des sociétés entend se prêter à davantage de flexibilité686.

Cependant, les auteurs soulignent, à juste titre, qu’aucun de ces obstacles n’apparaît ni fondamental, ni légitime. Selon Madame le Professeur Frison-Roche, le véritable obstacle à l’adoption de cette distinction tient à un élément qui lui est extérieur : « […] l’empêtrement dans lequel est actuellement l’art législatif» 687. L’auteur ajoute que «Philippe Marini semble admettre qu’une

reconstruction du droit des sociétés est hors des forces du législateur »688. Pour un autre auteur, cette consécration « […] pourrait conduire à faire évoluer la réglementation des sociétés non cotées dans un sens plus libéral, ce que ne souhaitent pas nécessairement les pouvoirs publics »689. En 1996, un rapport du Conseil national du patronat français remarquait en ce sens que « […] l’intérêt d’établir une

distinction entre sociétés cotées et non cotées serait de permettre à ces dernières de bénéficier d’une plus

grande liberté contractuelle »690. Bien que datée, cette remarque s’inscrit pourtant dans l’évolution du droit non seulement européen, mais aussi interne.

En effet, d’une part, le droit interne est devenu plus libéral depuis l’introduction de la SAS qui tend, d’ailleurs, à devenir la forme sociale de droit commun691. Et, d’autre part, à la suite du rapport Winter de 2002692, la Commission européenne a adopté un plan d’action en droit des sociétés, lequel distingue les sociétés cotées des autres sociétés693. Le but de l’adoption de cette 685 Proposition de loi portant statut d’une société fermée, n° 438, Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 29 juillet 2004, présentée par Messieurs Jean-Guy Branger et Jean-Jacques Hyest.

V. également en ce sens les propositions faites par : FRANÇOIS (B.), thèse préc., p. 522, n° 523 ; Rapport CCIP, Pour une réforme du droit de la société anonyme non cotée, 23 octobre 2003.

686 À ce propos, v. supra n° 42 et s., n° 132.

687 FRISON – ROCHE (M.-A.), art. préc., spéc., p. 199.

688 Ibid : « Pourtant, si l’on s’autorise à rêver un législateur serein et pragmatique, abstrait des influences et soustrait aux aléas des

discussions parlementaires, c’est sans doute vers un code des sociétés rationnellement construit que l’on pourrait tendre ». 689 CONAC (P.-H.), art. préc., n° 20.

690 Rapport CNPF, Pour une réforme en profondeur du droit des sociétés, juillet 1996, p. 10.

691 MERLE (Ph.), avec la collaboration de FAUCHON (A.), Droit commercial, Sociétés commerciales, Dalloz, coll. Précis, 18ème éd., 2014, p. 26, n° 14 : « Le succès de la SAS […] pourrait conduire, dans le futur, à réserver l’essentiel des SA aux seules sociétés

faisant appel public à l’épargne ».

V. également : FILATRIAU (O.), BATTO (V.), « En 2012, plus d’immatriculations d’auto-entreprises, moins de créations de sociétés», INSEE première, janvier 2013 : « La part des sociétés à responsabilité limitée continue de diminuer, même si elles restent

encore prépondérantes parmi l’ensemble des créations de sociétés (76 % après 79 % en 2011 et 91 % en 2008). Parmi les sociétés,

la part des SARL unipersonnelles stagne (29 % après 30 %) alors qu’elle avait fortement augmenté depuis 2009. Celle des autres SARL diminue légèrement (47 % après 49 %) après les fortes baisses de ces dernières années. Parallèlement, la part des sociétés par actions simplifiées continue de croître (19 % après 16 % en 2011) ».

692 Rapport du groupe de haut niveau d’experts en droit des sociétés, Un cadre réglementaire moderne pour le droit européen des sociétés, Bruxelles, 2002, p. 38.

693 Rapport de la Commission européenne, Modernisation du droit des sociétés et renforcement du gouvernement d’entreprise dans l’Union

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summa divisio est non seulement d’harmoniser les nombreuses directives en matière boursière et financière, mais également, de permettre aux sociétés européennes de concurrencer leurs homologues américaines dont le droit est construit sur une telle distinction694. Plus récemment, un projet ambitieux de société privée européenne fut présenté afin de permettre aux PME dont l’activité est transfrontalière, de créer des filiales dont la structure juridique serait commune à l’ensemble des pays adhérents de l’Union européenne695. Toutefois, ce projet fut rejeté par certains États membres, obligeant la Commission européenne à le retirer en octobre 2013696. Depuis lors, elle a toutefois proposé l’adoption par le biais d’une directive, d’une société unipersonnelle « Societas Unius Personae », dont la structure ressemble à la SPE. Ce projet est certes moins ambitieux que le précédent, mais il permettrait de simplifier la création de filiales européennes à destination des PME. De plus, en dépit des oppositions, l’orientation du droit européen vers l’adoption d’une SPE semble inéluctable : une fois la forme unipersonnelle adoptée, il suffira alors d’autoriser sa constitution à plusieurs associés pour que cette structure unipersonnelle prenne la forme d’une SPE pluripersonnelle. Par conséquent, pour ces deux raisons, tant interne qu’européenne, l’adoption de cette summa divisio entre sociétés fermées et sociétés ouvertes serait des plus souhaitables. Les exemples étrangers démontrent, par ailleurs, les avantages d’un droit des sociétés construit sur ce modèle.

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