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Sous-section I. Une procédure fonctionnelle

A. Une procédure issue de la pratique

31.Choisir ses partenaires dans un groupement juridique : une nécessité intemporelle

exprimée dès l’Antiquité. Choisir le ou les partenaires avec qui l’on envisage de construire une

relation est un phénomène naturel, instinctif126. Cette nécessité se retrouve a fortiori pour former un groupement avec d’autres personnes, qu’il soit de type associatif ou sociétaire. L’Histoire recèle quelques exemples de cette sélection, plus ou moins formalisée, et dont l’existence est parvenue à notre connaissance grâce aux écrits laissés par les anciens.

Ainsi Aristote témoigne-t-il à travers son œuvre du formidable essor des groupements de personnes à l’époque de la Grèce antique127. Dans son célèbre « Éthique à Nicomaque », le philosophe met en évidence que : « Les associations sont en quelque sorte des démembrements de la

société politique. On s’associe pour donner satisfaction à quelque intérêt, pour se procurer quelqu’une des

choses nécessaires à la vie. Ainsi, la société politique a été originairement établie et subsiste pour l’intérêt commun […]. Les autres associations se proposent comme but une partie de cet intérêt commun »128.

À titre d’illustration, il cite la formation d’associations religieuses dont les clauses statutaires constatées par écrit furent redécouvertes au XIXème siècle, et dont le fonctionnement est donc bien connu aujourd’hui129. Ces associations, précise-t-il, qui « semblent n’avoir pour but que le plaisir […] sont celles des Thiasotes et des Éranistes ; elles se sont formées pour offrir des sacrifices et pour fournir à leurs membres des occasions de réunion »130. Toutefois, n’importe qui ne pouvait en devenir membre. Si l’origine et la classe sociale à laquelle appartenait le postulant importaient peu, en revanche, celui-ci devait se soumettre à une enquête sur ses mœurs réalisée par les dignitaires de la société. Un fragment d’inscription retrouvé au pied du mont Hymette indiquait à ce propos

126 V. supra n° 15.

127 Peu important qu’il s’agisse d’associations ou de sociétés puisque le droit de l’époque ne semblait pas faire de distinction entre les deux. V. en ce sens : CAILLEMER (E.), Études sur les antiquités juridiques d’Athènes. Dixième étude. Le contrat de société à

Athènes, Paris, éd. A. Durand, E. Thorin, 1872, p. 2 : « Aucun peuple de l’Antiquité ne mit plus largement en pratique le principe

d’association, et le contrat de société est un de ceux que l’on rencontre le plus fréquemment dans les monuments de la littérature classique. […]. Des sociétés de tout genre apparaissent à chaque instant dans l’histoire d’Athènes. […]. Les associés avaient toute liberté pour régler, comme ils le jugeaient à propos, les conditions de leur association. Une seule restriction leur avait été imposée :

ils ne pouvaient pas déroger aux lois d’ordre public ».

128 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque(traduction, notes et bibliographie par R. Bodéüs), Flammarion, coll. Le Monde de la Philosophie, 2008, p. 319, liv. VIII, ch. IX.

129 FOURCART (P.), Des associations religieuses chez les grecs. Thiases, Éranes, Orgéons, Paris, éd. Chez Klincksieck, 1873 ; CAILLEMER (E.), Études sur les antiquités juridiques d’Athènes. Dixième étude. Le contrat de société à Athènes, Paris, éd. A. Durand, E. Thorin, 1872, p. 15.

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que : « Nulle personne ne pourra entrer dans le très vénérable collège des éranistes, s’il n’a été préalablement constaté qu’elle est sainte, pieuse et bonne»131.

En outre, les associés devaient être ou devenir amis. Le cas échéant, des mesures disciplinaires étaient prononcées contre ceux qui troublaient l’harmonie de la société ; ces mesures pouvant aller de l’amende à l’exclusion132. Intemporelle, la nécessité d’une telle sélection se constate à toutes les époques et en tout lieu, spécialement dans les statuts des sociétés commerciales françaises à partir du XVIIème siècle.

32. Une procédure lisible dans les clauses statutaires dès le XVIIème siècle. Dans les statuts de ces sociétés, l’expression d’une sélection des associés à l’occasion du transfert de leur participation se constate. C’est également à cette époque qu’apparut la distinction entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux en raison de la mesure de la responsabilité des associés envers les tiers, mais aussi, corrélativement, de l’importance de leur personnalité dans les rapports entre associés. Dans son ouvrage intitulé Histoire juridique des sociétés de commerce en France aux XVIIème et XVIIIème siècles133, le professeur Lévy-Bruhl remarque ainsi que, s’agissant des premières, dont la principale forme était dénommée société générale134 : « […] de l’ensemble des

documents de la pratique [de cette époque] se dégage l’impression que l’intuitu personae joue un rôle des plus importants dans cette forme de société, et cela justifie dans une large mesure les développements que fournit Savary sur le soin que doit apporter un commerçant dans le choix de ses associés »135.

Au contraire, s’agissant des secondes, qui prenaient la forme de compagnies royales et de sociétés par actions, il ajoute que : « […] la considération des personnes est ici moins nécessaire que

dans toute autre espèce de société de commerce, et l’on voit l’intuitu personae s’amoindrir progressivement

dans les sociétés par actions, en même temps que la circulation du titre devient plus aisée »136.

La distinction entre les deux catégories de société n’a néanmoins jamais été très nette puisqu’il était possible de constater, dans les statuts de l’une et l’autre, des clauses restreignant de diverses

131 CAILLEMER (E.), op. cit., loc. cit. 132 Ibid.

133 LÉVY-BRUHL (H.), Histoire juridique des sociétés de commerce en France aux XVIIème et XVIIIème siècles, Domat-Montchrestien, 1938.

134 LÉVY-BRUHL (H.), op. cit., p. 31 : « Dans une société générale tous les associés sont solidaires et tenus in finitum ; dans une société en commandite, seuls sont indéfiniment responsables les commandités, appelés souvent alors complémentaires, les commanditaires ne pouvant subir de perte au-delà de leur apport ; enfin dans la société anonyme [société en participation actuelle] le seul associé responsable vis-à-vis du public est celui avec qui l’on a traité ».

135 LÉVY-BRUHL (H.), op. cit., p. 54, citant : « SAVARY, Parfait Négociant, 2ème partie, p. 2 ». 136 Ibid.

Adde LEFEBVRE-TEILLARD (A.), La société anonyme au XIXème : du Code de commerce à la loi de 1867, histoire d’un instrument

juridique du développement capitaliste, P.U.F., 1985, p. 203 : « La transmission entre vifs ou à cause de mort [des actions] est donc née

dans l’intérêt des compagnies par actions plus que celui de l’actionnaire ; elle a d’abord été une faculté exercée pour éviter la

dissolution et le partage de la société dans les cas classiques de dissolution tenant à la personne des associés dans les sociétés de personnes sont issues les sociétés de capitaux ».

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façons la possibilité de céder les droits sociaux137. Ces restrictions pouvaient s’exprimer par l’instauration d’un droit de préemption138, ou même, la stipulation de droits inférieurs au profit des acquéreurs que ceux dont disposaient les autres associés139. La société pouvait également exiger certaines qualités pour devenir associé telles des conditions de nationalité ou de religion140. Mais le plus souvent, elle se réservait le droit de donner son accord à la cession sous la forme d’un agrément assorti, le cas échéant, d’un droit de retrait au profit du cédant141.

Au XIXème siècle, la rédaction des clauses d’agrément gagna en précision. Il est possible de constater la prévision d’une notification à la charge de l’associé cédant, d’un délai pendant lequel la société devait statuer sur la demande d’agrément et, le cas échéant, à quelles conditions pouvait-elle l’exclure. À titre d’exemple, le Conseil d’État valida une clause rédigée comme suit : « Toute aliénation d’action volontaire ou forcée, faite en faveur d’un autre qu’un actionnaire, ne pourra

être inscrite que quinze jours francs après celui où elle aura été notifiée à la société ; et pendant ces quinze

jours, si la société n’agrée pas l’acquéreur, elle devra, par des fonds extraordinaires faits à cet effet, d’un

137 Adde LEFEBVRE-TEILLARD (A.), op. cit., p. 204 : « Mais les sociétés par actions, qui sont fort peu nombreuses au

demeurant, ne marchent pas toutes du même pas. Beaucoup restent à la fin du XVIIIème siècle, dominées par l’intuitu personae : on

ne s’écarte pasfacilement d’un principe qui pendant des siècles a dominé le contrat de société ».

138 Le professeur Lévy-Bruhl cite comme exemple une société constituée le 23 août 1760 entre Michaud de Collonge, Chapelet, Cozette et Doré pour le commerce des pelleteries, l’article 8 des statuts stipulant que : « Chaque associé pourra céder moitié de

son intérêt à l’exception des sieurs de Collonge et Doré qui n’auront pas cette faculté, et les cessionnaires des sieurs Chapelet et Cozette ne seront point admis dans la société et n’y auront point voix délibérative. Est convenu que le cessionnaire ne pourra être admis en la société, mais l’associé qui aura envie de vendre son intérêt ou portion d’icelui sera tenu d’en prévenir les autres

associés qui auront la préférence s’ils jugent à propos de l’acquérir » (op. cit., p. 138).

139 Le professeur Lévy-Bruhl cite également comme exemple l’acte constitutif de la société Gardeur et Cie en date du

14 octobre 1785, son article 18 ainsi rédigé : « Aucun desdits sieurs associés comparants, même les propriétaires des 15 derniers

sols, ne pourra céder ni transporter à qui que ce soit son intérêt en la présente société qu’au préalable il n’en ait fait part à sa compagnie à laquelle il devra préférence, et en cas de refus de la part des autres coassociés d’acquérir, il aura alors la faculté de

faire le transport à qui il jugera à propos, mais dans aucun cas la personne qui sera à ses droits ne pourra être présente aux

assemblées, ni avoir voix délibérative et sera tenue de s’en rapporter aux comptes de bordereaux des produits et charges qui lui seront présentés et arrêtés par les associés restants » (op. cit., p. 138).

En cas de transmission pour cause de mort, des restrictions similaires pouvaient être prévues à l’encontre des héritiers. Les

statuts d’une société Peltier-Holker prévoyaient ainsi à leur article 24 que : « En cas de mort d’un des associés, la société demeurera résiliée envers les héritiers autres que sa veuve et ses enfants. Ces derniers auront l’option ou de recevoir leur

remboursement des fonds de leur mari et père ou de continuer à être associés, mais dans le cas où ils préféreront ce dernier parti,

ils ne pourront prendre aucune connaissance des affaires de la société et seront tenus de s’en rapporter au dernier bilan […]. À

L’égard des autres héritiers, ils seront tenus de recevoir leur remboursement conformément au dernier inventaire sans pouvoir le

débattre et contester et sans pouvoir participer aux bénéfices faits postérieurement audit inventaire… » (op. cit., p. 222).

140 Certaines compagnies royales réservaient le droit de participer aux catholiques. Tel était le cas de la Compagnie de

Saint-Domingue pour lequel l’édit royal qui la constituait mentionnait que : « Chaque directeur peut disposer, si bon lui semble, au profit de telles personnes qu’il voudra, soit de nos sujets ou étrangers, faisant profession de la religion catholique, apostolique et romaine, de la moitié de son fonds... » (op. cit., p. 58).

141 À cet égard, le professeur Lévy-Bruhl mentionne dans son ouvrage (op. cit., p. 59), par exemple, l’existence d’une délibération relative à la cession de parts de la société des mines d’Aniche en date du 12 avril 1779 selon laquelle : « Monsieur Dehault nous a présenté de la part de Monsieur Desvignes de Valenciennes un contrat de cession de six deniers au profit de Monsieur le comte de Sainte Adelgonde moyennant la somme de cinquante mille livres de principal remboursable en quatre payements égaux et parmi

une rente à quatre pour cent de ladite somme jusqu’au remboursement d’icelle, et en sus six cents francs de pot de vin, ledit

contrat passé par devant notaire à Douai le 1er de ce mois et ratifié par mondit sieur Desvignes le 8 suivant, requérant mondit

sieur Desvignes MM. les directeurs d’approuver ladite cession oud’user de son droit de retrait. – Délibéré d’user du droit de retrait de ces six deniers d’intérêts au profit de la compagnie aux mêmes clauses, charges et conditions stipulées audit contrat… ».

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consentement unanime, exclure l’acquéreur en lui remboursant le prix de son acquisition et les frais qu’elle lui aura occasionnés, et devenir ainsi elle-même propriétaire des actions aliénées »142.

Quasi-systématiquement dans les sociétés par actions, il est même prévu des clauses d’agrément s’appliquant spécifiquement aux transmissions successorales. Devenu classique, le texte d’une clause des statuts de la Compagnie royale d’Assurances sur la vie (1820) stipulait ainsi : « En cas de mort d’un actionnaire, ses héritiers ou ayants droit auront pendant six mois la faculté de

présenter un actionnaire en remplacement. Si à l’expiration des six mois à partir du jour du décès, il n’a été fait aucune présentation, ou si les remplaçants n’ont pas été admis, les actions seront vendues aux risques et périls de l’actionnaire, sans qu’il soit besoin d’aucune notification ni autorisation. Les rentes transférées en garantie et le produit de la vente des actions seront affectés, par compensation, à ce qui pourra être dû

à la compagnie par l’actionnaire décédé. L’excédent, s’il y en a, sera tenu à la disposition des héritiers »143. Cette évolution démontre que la procédure d’agrément, telle qu’elle existe actuellement, est issue d’un lent perfectionnement de la rédaction des clauses statutaires par la pratique. Toutefois, à l’instar du contenu de la dernière citée, celles-ci révélaient généralement un déséquilibre défavorable à l’associé cédant ou à ses ayants droit. La jurisprudence, puis la loi, sont successivement intervenues pour corriger cette situation même si, avant cela, il fallut du temps pour que soit admis le principe de la validité des clauses d’agrément applicables aux actions.

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