• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5. Réfugiés et vie en camp

5.4 La perception du camp

5.4.3 Raids gouvernementaux

Par la suite, le sentiment de confortabilité et de sécurité à l’intérieur du camp dépend aussi de l’intervention des autorités. En effet, les raids, les saisies et les détentions effectuées par les autorités sont tous des facteurs qui aliènent la présence des réfugiés dans le camp, ainsi que dans le pays d’accueil. Ces interventions jouent donc un rôle clé dans le sentiment d’insécurité que les réfugiés peuvent éprouver à l’intérieur même du camp.

La vie dans les camps informels est caractérisée par des raids effectués à une fréquence qui varie selon le camp. Ces raids ont pour objectifs de contrôler les populations réfugiées et de garder celles-ci dans l’informalité. Il est possible ici de noter qu’il s’agit d’une manifestation arbitraire du pouvoir souverain sur les camps. Ces raids pouvant mener à des évictions sont souvent liés à des préoccupations sécuritaires de la part des autorités (Fawaz et al., 2014). En effet, un des rôles du shaweesh est de contrôler et de surveiller les allées et venues à l’intérieur de son camp en prenant les noms des personnes en visite. Le shaweesh fait régulièrement parvenir cette liste aux autorités, qui interviennent dans le camp en cas de suspicions par rapport à un ou des individus. Il s’agit d’une façon informelle de surveiller une partie de la population, ce qui fait en sorte que le camp devient à ce moment un outil spatial qui conforte le pouvoir et le contrôle des autorités sur les individus du camp. En analysant les entretiens effectués auprès des participants réfugiés, on comprend aussi que les raids ont la fonction de rendre la vie des réfugiés instable et inconfortable, certains allant même jusqu’à dormir à l’extérieur du camp la nuit dans le but d’éviter d’être contrôlés et emmenés en prison. En général, les autorités emmènent les réfugiés sans statut officiel et les placent en détention pour une durée qui varie entre quelques heures et quelques jours. Cette information est aussi validée par la recherche de Sanyal réalisée dans la même région, mais quelques années auparavant (Sanyal, 2017).

La vie dans les camps est donc caractérisée par une mobilité réduite pour les Syriens sans statut, de même que par une discrimination spatiale très prononcée. Bien que les Syriens établis dans les camps n’y aient pas été établis de force par les autorités, plusieurs facteurs, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux, s’imposent désormais et enclavent ces personnes à l’intérieur des camps. Il ne s’agit autrement dit pas d’une discrimination spatiale forcée, comme dans le cas d’un camp formel ou de concentration, mais plutôt d’une discrimination spatiale résultant du contexte politique du pays d’accueil. Comme le

mentionne Raffestin, « On peut imaginer aussi, pour diverses raisons, que le groupe B [réfugiés syriens] s’impose lui-même une localisation précise de manière à contenir l’emprise du groupe A [autorités libanaises] pour résister à une éventuelle persécution » (Raffestin, 1980, p. 120). Le même auteur souligne que :

Ces relations ne sont pas autonomes et les choses se passent comme si des frontières invisibles étaient tracées autour du groupe B. Le rayon d’action du groupe B est limité ce qui implique généralement aussi qu’il est tenu de s’adonner à des activités possibles dans le territoire où il est installé et dont il ne peut pas, ou seulement difficilement, sortir. Il s’agit donc d’une relation dissymétrique avec l’espace, relation imposée de l’extérieur par le groupe A qui en tire toutes sortes de profits puisqu’il limite la concurrence de ce groupe sur la grande partie du territoire (Raffestin, 1980, p. 120).

Cette situation spatiale donne donc l’opportunité aux autorités de contrôler et de surveiller cette population, puisqu’elle est réduite à s’installer dans des endroits spécifiques dans l’espace, avec des entraves majeures à sa mobilité.

Ainsi, il est possible de se poser la question suivante : quels sont les objectifs de la surveillance par l’État des individus installés dans les camps ? Plusieurs acteurs humanitaires répondent à cette question en mentionnant la possibilité d’infiltration, dans les camps de réfugiés, de combattants ayant appartenu à des groupes armés en Syrie. Cette information est également confirmée par Diogini, qui discute de la crainte, chez les autorités libanaises, que des cellules dormantes s’installent dans le pays par l’entremise des réfugiés, ainsi que de voir le conflit syrien déborder au Liban (Dionigi, 2016). Voici la réponse d’un participant humanitaire lorsque cette question fut soulevée :

Oh oui depuis cette montagne exactement et ils établissaient là-bas des membres du Front al-Nosra qui fait encore partie ou avait des relations avec l’EI et à ce moment c’était vraiment dangereux d’aller dans les camps informels au Liban, puisque l’armée avait certaines informations concernant le fait qu’il y a des personnes qui ont été recrutées par l’EI, mais ils sont encore dans les camps et attendent un signal de l’EI pour se lever et commencer un combat au Liban. Ainsi, l’armée a commencé à prendre d’assaut les camps informels et c’était clair, au milieu de la journée, l’armée a commencé à prendre des armes de ces camps.

Ahmad, travailleur humanitaire

Comme l’explique Dionigi, ces événements datant de fin 2014 ont contribué à changer les perceptions de la classe politique libanaise envers la présence syrienne au Liban (Dionigi, 2016). Il s’agit ainsi d’un facteur à l’origine de la sécurisation de la gestion des réfugiés et à l’origine des raids dans les camps informels. Parmi les participants réfugiés et shaweesh

consultés à ce sujet, la fréquence des raids à l’heure actuelle varie grandement d’un camp à l’autre. Dans certains camps, les autorités ne sont pas intervenues depuis plus de deux ans, tandis que dans d’autres celles-ci procèdent à des raids deux à trois fois par année, voire plus. Lorsqu’on analyse cet aspect du pouvoir souverain, il faut nécessairement considérer les impacts des raids sur la qualité de vie des réfugiés. En effet, ces raids ont la conséquence de créer un sentiment d’insécurité et d’inconfort par rapport à leur situation, sans oublier les effets sur le moral. Plusieurs participants réfugiés discutent notamment du fait qu’ils préfèrent passer la nuit à l’extérieur du camp (ce qu’ils font) plutôt que d’être emmenés et détenus pendant une période non déterminée. Dans la plupart des exemples cités, les autorités interviennent dans les camps très tôt le matin et peuvent procéder à la détention, la confiscation, l’expulsion, la déportation et au harcèlement des individus selon les cas. Le but ici est de montrer, par le biais d’extraits récoltés sur le terrain, qu’il s’agit d’interventions qui se trouvent à l’intérieur du pouvoir que possède l’État sur ces espaces et individus. Pour en connaître plus sur la fréquence et l’ampleur de telles interventions, il est possible de se référer à plusieurs documents ressources. Dans le VASYR 2019, on mentionne que 4% des ménages interviewés ont subi un raid durant les trois mois précédant l’entretien (UNHCR et al., 2019). Concernant les détentions et les expulsions, les pourcentages sont de 3% et 2,5% respectivement (UNHCR et al., 2019). Ces statistiques sont basées sur des ménages provenant de tous les types de refuges (privés, collectifs et abris), donc il serait intéressant de connaître la statistique pour la région de la Bekaa seulement. Voici quelques extraits provenant d’entretiens réalisés avec différents participants réfugiés :

Ils arrivent à cinq heures du matin pendant que tout le monde dort et ils cassent quelques portes et ça fait peur aux gens. Je veux dire, si vous étiez endormi et réveillé par cela, ne seriez-vous pas terrifié ?

Ils s’introduisent dans les maisons et battent les hommes [incompréhensible]. Ils battent les hommes devant leur famille.

Layla, réfugiée syrienne

Quand ils arrêtent quelqu’un, ils couvrent son visage avec son t-shirt dans la honte. J’ai alors fait ça durant 10 jours où je quittais le camp en attendant qu’ils arrivent jusqu’à sept heures du matin, mais ils ne sont jamais arrivés.

Ali, réfugié syrien

Oui, des personnes se font déporter. Il y a l’oncle d’un homme dans notre camp qui a été déporté 4-5 jours avant Eid.

Ils ont détruit nos tentes, ils ont arrêté quelqu’un et ils ont même brisé la porte de ma tente, je n’ai pas eu le temps de me préparer. Je n’ai presque pas eu le temps de couvrir ma tête avec un voile [incompréhensible]. J’ai envoyé mon garçon à l’école à ce moment pour qu’il ne voit rien de tout ça. C’est notre plus grande peur en général.

Nabila, réfugiée syrienne

On voit que du point de vue des réfugiés, les autorités sont une menace bien réelle qui induit beaucoup de stress et de peur, puisque ce sont les autorités qui ont le pouvoir de les mettre en détention ou de les déporter. Les réfugiés mentionnent souvent aussi le fait qu’ils ont peur de se déplacer à l’extérieur du camp, puisqu’une rencontre avec les autorités, par exemple à travers les points de contrôle, pourrait mener à des conséquences similaires. Il y a donc une réticence à être vu par les autorités, ce qui mène à leur confinement à l’intérieur des camps ainsi qu’à une immobilité spatiale. Ensuite, même à l’intérieur du camp, la peur de voir surgir les autorités à tout moment fait en sorte que les réfugiés ne s’y sentent ni en sécurité, ni acceptés. Les extraits précédents montrent comment les raids ont la conséquence d’affecter psychologiquement les réfugiés.

Il est également intéressant de constater les différences entre les discours des réfugiés et ceux des shaweesh. Certains shaweesh (pas tous) semblent prendre la situation plus à la légère, comme s’il s’agissait d’une menace qui ne s’appliquait pas réellement à eux. Au contraire, d’autres semblent concernés personnellement par cette situation, comme si ceux-ci étaient « inclus » dans les personnes touchées par ces interventions.

Ça irait, je veux dire c’est dans leurs droits de faire ça. Ils vont arriver dans le camp et regarder s’il y a des violations, si quelqu’un a des documents expirés, si quelqu’un à des documents illégaux par exemple. C’est le droit du gouvernement, je veux dire pour le pays.

Abou Nasir, shaweesh

La dernière fois qu’ils sont venus, rien n’est arrivé en fait. Ils ont emmené en détention les personnes illégales. Ils nous traitent bien, ils ne viennent pas ici en brisant des choses ou en faisant du sabotage. Ils nous traitent respectueusement. Ils ont seulement pris les personnes illégales. Ils ne prennent pas les personnes âgées, les enfants et les femmes.

Moutaz, shaweesh

On s’aperçoit ici que ces deux shaweesh ne se sentent pas réellement concernés par les raids, car ils parlent souvent de « eux » ou « ils » en référant aux réfugiés. Par ailleurs, on voit qu’ils sont réticents à critiquer les autorités, ces derniers mentionnant qu’elles sont dans leurs droits de faire cela et qu’elles le font en respectant les gens. Fait intéressant, les raids peuvent

être liés à la présence de véhicules non enregistrés dans les camps. Plusieurs réfugiés et shaweesh parlent du fait qu’à chaque fois qu’il y a une accumulation importante de véhicules illégaux, les autorités arrivent et les emportent tous. Un réfugié indique que le shaweesh de son camp peut aussi contacter les autorités s’il reporte des activités suspicieuses ou s’il a un malentendu avec un membre du camp. L’analyse des données montre également que certains shaweesh ont de meilleures relations que d’autres, ce qui fait en sorte qu’ils peuvent être plus ou moins rapprochés des autorités. Pour comprendre ce changement dans le discours sur les autorités, il ne faut pas oublier que le shaweesh agit comme agent de liaison entre les autorités et le camp (Sanyal, 2017; Turkmani et Hamade, 2020). En raison de cette position d’agent de liaison, le travail du shaweesh n’est pas dénué de pressions en provenance du gouvernement. Il existe à ce niveau un rapport de force, puisque la position du shaweesh semble dépendre de la relation que celui-ci entretient avec les autorités. Comme l’explique Olivier, un participant humanitaire, la position du shaweesh n’est pas nécessairement assurée, puisqu’il n’est pas le seul à potentiellement pouvoir combler ce rôle.

C’est une peur qu’ils ont du shaweesh parce qu’il a une relation avec l’intelligence [agence(s) de renseignement]. C’est la seule raison pourquoi le shaweesh est fort. Le moment où une autre personne a une relation avec l’intelligence, le shaweesh n’est désormais plus là. C’est parce que les personnes du camp ont peur du shaweesh, puisque celui-ci a la relation avec l’intelligence, ils ont peur que le shaweesh puisse causer des problèmes avec la police.

Oliver, travailleur humanitaire

Dans d’autres extraits, les shaweesh mentionnent qu’il y a des comptes à rendre aux autorités si jamais ils ne font pas bien leur travail. Voici donc les extraits en question, qui proviennent de deux entretiens différents :

Quand quelqu’un entre dans notre camp, nous appelons les autorités. Il pourrait être un homme recherché. C’est une des choses dont nous avons peur. Parce que si les autorités ont l’information que cet homme est dans notre camp et que nous ne l’avons pas reporté aux autorités, ils vont poser des questions, comme « pourquoi n’as-tu pas reporté cet homme ? » ou « pourquoi est-ce que vous protégez cet homme ? ».

Moutaz, shaweesh

Oui, bien sûr, ils prennent ça au sérieux. Certaines personnes n’ont pas obéi à la loi, alors que d’autres ont détruit leur tente et sont partis du camp. Il y en a qui ont reporté la construction d’une nouvelle tente. Les autorités sont venues voir le shaweesh, l’ont battu et l’ont forcé à obéir à la loi.

Ensuite, d’autres discours détonnent de ceux d’autres shaweesh, puisqu’ils semblent s’inclurent à la population du camp. Ils utilisent le pronom « nous » à la place de « ils » et un d’entre eux mentionne s’être fait arrêter par les autorités avec le reste du camp.

Si les personnes ne veulent pas rester et mettre leurs différences de côté comme une seule grande famille, alors ils peuvent quitter parce que nous ne voulons pas que les autorités ou que l’armée arrive. On ne veut pas qu’ils viennent pour seulement une personne et ruiner ainsi la vie de tout le monde.

Aida, citoyenne libanaise

De temps en temps ici, je veux dire nous avons été arrêtés deux fois, mes enfants et moi, plusieurs fois. Ils prennent nos papiers et nous détiennent pour sept à huit jours. […]. Je veux dire nous avons été beaucoup maltraités. Ils se sont infiltrés dans le camp et nous ont emmenés.

Walid, shaweesh

Finalement, d’autres shaweesh rencontrés ont expliqué que leur gestion organisée du camp fait en sorte que les autorités ne viennent pas les visiter souvent. Les petits camps plus familiaux, comme celui du shaweesh Mahdi, semblent être moins visés par les raids, puisque celui-ci affirme qu’elles ne sont jamais venues dans son camp, bien qu’elles aient été dans des camps à proximité. De plus, il affirme que les autorités demandent une liste de noms tous les deux mois et ainsi les noms sont enregistrés par les différents paliers gouvernementaux. Le degré de sécurisation des camps est donc variable, certains camps étant visités plus souvent par les autorités que d’autres. Par exemple, les gros camps où la circulation de personnes est plus importante, de même que les camps sujets à des conflits communautaires récurrents ont probablement plus de risques d’avoir un degré de surveillance supérieur à des camps familiaux ou des petits camps plus organisés. Comme discuté dans plusieurs entretiens, il semble y avoir une volonté d’éviter les conflits et d’être bien organisé (par exemple lors de distributions) pour ne pas attirer l’attention des autorités ou pour assurer la constance, dans le temps, du travail des ONG à l’intérieur du camp. Les camps étant des espaces surpeuplés, la cohabitation peut parfois être difficile, ce qui peut mener à des conflits communautaires. La relation entre voisins est notamment affectée par le peu d’espace qui existe entre les tentes et qui fait en sorte que la vie privée d’un individu peut chevaucher celle d’un autre. Nabila, réfugiée syrienne, rappelle que le surpeuplement des camps s’accompagne d’un stress constant qui fait en sorte que les conflits peuvent facilement s’envenimer. Autrement dit, l’espace des camps est un environnement propice à la création

de conflits communautaires ou familiaux. Un aspect important de ces conflits correspond aux enfants, pour qui le confinement spatial est très grand. Dans plus d’une dizaine d’entretiens, on mentionne que le manque d’espace et d’activités pour les enfants occasionne des conflits entre eux qui peuvent éventuellement impliquer les parents.