• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3. Privatisation et informalité dans le fonctionnement des camps informels

3.2 Le responsable du camp

3.2.1 Contexte de création des camps et émergence du shaweesh

Comme mentionné par Sanyal (2017), les Syriens arrivés au pays à partir de 2011 qui cherchaient l’asile ont pu s’installer dans des logements privés en zones urbaines ou dans des établissements informels construits sur des terres privées (Sanyal, 2017). Pour cette raison, les réfugiés syriens au Liban sont souvent appelés des « réfugiés urbains » et leur présence au Liban soulève des enjeux majeurs en matière d’urbanisation, notamment en ce qui a trait au logement, aux services, à la cohésion sociale et à la sécurité (Sanyal, 2017). Bien que les camps informels fassent désormais partie intégrante du paysage de la vallée de la Bekaa, il est essentiel pour mener à bien cette analyse de comprendre les circonstances qui ont mené à leur établissement dans l’espace. Avant l’éclatement du conflit syrien en 2011, le Liban était déjà la destination de nombreux Syriens désirant travailler au pays. Les secteurs de la construction, de l’agriculture, des travaux publics, des transports et de la restauration sont ceux où les travailleurs syriens se concentraient, ces derniers représentant entre 20 et 40% de la main-d’œuvre totale au Liban (Kabbanji et Drapeau, 2017). On estime qu’il y avait déjà entre 300 000 et 400 000 travailleurs syriens présents sur le territoire libanais avant que le conflit n’éclate en 2011 (Kabbanji et Drapeau, 2017). Si on s’intéresse à la façon dont cette main-d’œuvre était gérée avant 2011, on découvre que la situation à l’époque est directement liée à celle qui prévaut à l’heure actuelle avec les camps informels. Selon Nasir, le shaweesh,

avant 2011, était la personne responsable de la gestion de la main-d’œuvre syrienne. Cette personne s’occupait donc d’établir une connexion entre les employeurs cherchant de la main- d’œuvre et les travailleurs cherchant du travail.

Le mot shaweesh, avant le conflit syrien, était déjà utilisé au Liban. Shaweesh. Avant, des travailleurs syriens venaient de la Syrie au Liban pour travailler dans les champs et dans le domaine agricole. À ce moment, le shaweesh était la personne qui effectuait la gestion de ce groupe de travailleurs. Si je suis un fermier, je ne vais pas demander à dix personnes de venir avec moi, je vais aller voir un shaweesh. Est-ce que tu as dix personnes pour travailler dans ce champ ? Je [le fermier] vais payer USD3,33 par personne par heure, disons. Cependant, le shaweesh amènera les travailleurs et leur donnera USD1,33 ou USD 2,00 par heure.

Nasir, travailleur humanitaire

Cette citation montre qu’avant 2011, il existait déjà une structure en place pour la gestion des travailleurs syriens. Il semble que le rôle d’agent de liaison entre l’employeur et le travailleur se soit adapté dans le but de gérer l’installation des nombreux migrants syriens ayant choisi de s’établir sur des terres agricoles privées. Après 2011, le shaweesh est donc devenu la personne s’occupant de prélever les loyers mensuels et d’effectuer la gestion des résidents du camp pour le compte du propriétaire. Comme il est discuté dans le chapitre 4, le processus de marchandage de la main-d’œuvre est présent dans le contexte des camps informels. En effet, plusieurs rapports et références concernant les réfugiés syriens et le secteur agricole libanais discutent du shaweesh comme gestionnaire de la main-d’œuvre syrienne provenant des camps. Le shaweesh, selon les données récoltées, correspond à une personne possédant beaucoup de liens avec d’autres acteurs au niveau local. Le shaweesh d’un camp peut également changer au cours des années et être remplacé par une autre personne. Ce nouveau shaweesh peut être choisi par le propriétaire terrien, par la communauté ou par les autorités libanaises selon le cas. Selon les participants réfugiés rencontrés, le shaweesh provient du camp et réside dans une tente à l’intérieur de celui-ci. Turkmani et Hamade notent que le shaweesh est un agent de liaison possédant de fortes connexions avec les autres acteurs locaux et que dans certains cas, il est « sélectionné informellement en raison de sa forte personnalité et ses compétences en termes de négociation. » (Turkmani et Hamade, 2020, p. 13). Voici deux extraits d’entretien qui montrent comment la fonction du shaweesh est liée au réseau que celui-ci possède :

Ou quelqu’un qui était au Liban pour longtemps et qui a déjà son réseau et tout. Par exemple [exemple d’un shaweesh], « je vis au Liban depuis 20 ans pour travailler et

maintenant je suis dans un camp. Je connais le village, je connais le Mukhtar19, je connais les autorités, je connais ça parce que je suis ici depuis 20 ans. Je connais où il y a du travail, je connais où il n’y a pas de travail, j’ai déjà de l’argent de côté, je serai le chef, le chef de facto ».

Oliver, travailleur humanitaire

Non, le propriétaire était l’ami de mon père depuis très longtemps, alors il m’a accordé la terre.

Mahdi, shaweesh

Finalement, les camps ne pourraient pas avoir été aménagés sans l’accord des propriétaires terriens. Pour eux, la possibilité d’obtenir des gains financiers est un facteur ayant motivé le choix d’accepter que des réfugiés s’installent sur leurs terres. En effet, les loyers payés mensuellement par les réfugiés varient, mais s’établissent en moyenne à USD60-70. Le loyer peut varier d’un camp à l’autre ainsi qu’à l’intérieur d’un camp, par exemple si la tente est plus grande ou si une partie du camp possède des tentes mieux aménagées. Plusieurs participants ont mentionné que leur loyer s’établissait à environ USD100, tandis que dans moins de cas on mentionnait que les loyers étaient moins couteux (environ USD35-40). Dans plusieurs entretiens, on retrouve aussi l’information que le prix du loyer fut sujet à des augmentations au fil des années.

Avant que les Syriens n’arrivent ici, mon père avait seulement deux magasins. […] mais Dieu merci, après avoir construit ce camp nous avons maintenant sept magasins. Notre situation s’est améliorée avec le temps, vous voyez ?

Aida, citoyenne libanaise20

Alors une situation que vous pourriez retrouver dans le passé… il y aurait une terre, une terre agricole, avec une petite maison ou une petite tente, et quelqu’un vivait là avec sa famille. Après la guerre, ses proches sont venus de Syrie et ont mis une autre tente en payant le propriétaire. Parce que vous savez, c’était une terre agricole et le propriétaire voulait quelqu’un pour s’occuper de sa terre pendant son absence. Alors il y aurait une famille syrienne qui vivait là quand la guerre a commencé et cette personne a amené sa famille, puis quelqu’un du même village a quitté sa maison et ne trouvait nulle part où rester [au Liban]. Cette personne savait qu’Ali vit sur cette terre, alors il est allé s’installer à côté d’Ali. Le propriétaire, lui, a vu ça comme une opportunité d’affaires, puisqu’il y a de l’argent à tirer de ça.21

19 Au Liban, le Mukhtar est le représentant local d’un village ou d’un quartier vis-à-vis les institutions étatiques.

Une de ses responsabilités est de préserver les relations sociales dans la communauté (Stel, 2015).

20 Dans l’un des camps visités dans la région d’Akkar, la famille du propriétaire vit dans le camp. Ainsi, Aida,

qui est citoyenne libanaise, est également résidente du camp.

21 Lorsque le participant n’est pas directement cité sous l’extrait, c’est qu’il s’agit du même que pour l’extrait

Oui, parce qu’il y a plus d’argent à faire en aménageant un camp qu’en plantant des patates.

Oliver, travailleur humanitaire.