• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4. Typologie des camps informels

4.2 Structure au pouvoir partagé

4.2.5 Le marchandage de la main d’œuvre

Après avoir longuement discuté avec Ahmad du marchandage de la main-d’œuvre syrienne, le mot « entassées » me reste en tête. J’accroche sur ce mot en repensant aux femmes que j’ai vues debout, dans la boîte d’un camion, le matin même en conduisant dans la Bekaa. Comme si ce n’était pas suffisant de vivre dans des camps surpeuplés, la main-d’œuvre agricole syrienne provenant des camps est « entassée » à l’arrière de camions qui les mènent aux champs où ils travailleront toute la journée pour quelques dollars. En plus de ne pas pouvoir négocier avec le shaweesh ou l’employeur, les conditions de travail sont souvent très difficiles et les possibilités d’abus sont nombreuses. Extrait du journal de terrain, 20 juin 2019.

La structure au pouvoir partagé et ses variantes sont liées de plusieurs façons au marchandage de la main-d’œuvre présent dans la Bekaa. Le responsable de camp, qu’il soit le shaweesh ou le propriétaire, peut agir comme marchandeur de main-d’œuvre. Celui-ci est souvent approché par des agriculteurs locaux qui ont besoin de main-d’œuvre bon marché pour travailler dans leurs champs (principalement pour la récolte). Il est également possible que ce soit le propriétaire même qui ait besoin de main-d’œuvre, si celui-ci possède une terre agricole nécessitant des travailleurs bon marché. Dans les exemples recueillis, ce sont surtout

les femmes qui constituent cette main-d’œuvre et qui travaillent pour quelques dollars la journée. Ces femmes sont visibles dans les rues, puisqu’elles sont souvent transportées aux champs à l’arrière de camions qui circulent dans les rues de la Bekaa. Le rapport de force ici se trouve dans le fait que le shaweesh est responsable de marchander le salaire des travailleuses avec les employeurs. Celui-ci peut ainsi négocier un certain salaire à l’employeur pour chaque travailleur, prendre une part de l’argent et donner le reste aux travailleuses. En général, les participants donnaient une information similaire en ce qui a trait à la part du salaire qui aboutit entre les mains des travailleurs, c’est-à-dire USD4 par jour. En ce qui concerne le salaire versé par l’employeur au shaweesh, le montant mentionné variait entre USD5,3 et USD6,7 selon le participant interviewé. Puisque le travailleur n’est pas en mesure de négocier son salaire ou ses conditions de travail lui-même, le réfugié se trouve soumis à un rapport de force défavorable avec le shaweesh. Ce rapport de force donnant un grand pouvoir au shaweesh sur les individus des camps concernés, cette pratique de marchandage de la main-d’œuvre s’accompagne souvent d’abus psychologiques et physiques. Voici comment plusieurs acteurs humanitaires décrivent la situation :

Ces femmes travaillent des heures folles et ils ne leur donnent même pas d’eau.

Aida, citoyenne libanaise

Tu vois comment ils les entassent dans un seul camion et c’est vraiment un genre d’esclavage, mais ils ne peuvent pas dire non. Premièrement ils doivent accepter le salaire, si tu ne le fais pas, « prends ta tente et vas ailleurs ».

Maintenant au Liban on ne peut plus construire de tentes sans la permission des autorités et personne ne vous donnera l’autorisation de construire d’autres tentes, parce qu’ils poussent, le gouvernement du Liban met plus d’effort et plus de pouvoir [pression] sur les ONG pour pousser les Syriens à l’extérieur du Liban. C’est pourquoi les familles doivent accepter ce USD3, c’est mieux que de changer de tente.

Ahmad, travailleur humanitaire

Oui, il les expulserait de leur tente. Il peut les expulser. Et je t’ai dit que la plupart des shaweesh ont de bonnes relations avec l’intelligence [agence(s) de renseignement] et les forces de sécurité. Ils ont de très bonnes relations.

Nasir, travailleur humanitaire

Alors nous essayons de mettre l’accent sur notre travail, parfois vous rencontrez des gens que vous devez, vous n’avez pas le choix de faire quelque chose, vous savez. Alors il y avait une femme qui vivait là-bas dans un champ sans eau potable, les enfants étaient malades et tout, et le propriétaire ainsi que le shaweesh dans ce camp l’exploitaient, elle travaillait tout le temps sans aucun salaire.

Grâce à ces exemples, on arrive à comprendre que ces réfugiés n’ont pas d’autres choix que d’accepter, compte tenu de la balance du pouvoir qui leur est très défavorable. La peur d’être expulsé et de ne pas être en mesure de trouver un autre camp joue un grand rôle dans la création de ce rapport de force. Comme le note Ahmad, ce rapport de force dépend entre autres du contexte politique libanais, qui agit en faveur d’un acteur (shaweesh ou propriétaire) au détriment de l’autre (réfugié). Le lien entre politique de gestion des réfugiés et exploitation vécue sur le marché du travail est également établi par Janmyr (2016b). L’auteur relève qu’après l’établissement de la politique gouvernementale de 2015 concernant les réfugiés syriens, ces derniers sont laissés avec deux choix, soit quitter le pays ou rester malgré l’exploitation, ce qui se traduit dans certains cas par « du travail forcé et du trafic humain » (Janmyr, 2016b, p. 71). De plus, on mentionne dans l’article qu’un statut politique limité diminue la capacité des réfugiés à accéder à la justice, ce qui facilite l’exploitation de ces personnes (Janmyr, 2016b). Plusieurs données récoltées mettent en évidence les abus que subissent les réfugiés des camps dans le contexte du marchandage de la main-d’œuvre. La personne responsable des travailleurs prend notamment une cote sur le salaire de chaque travailleur et peut menacer d’expulsion les résidents des camps dans l’éventualité d’un refus de travailler. La présence des réfugiés à l’intérieur du camp devient ainsi conditionnelle au fait d’être exploité par les employeurs nécessitant de la main-d’œuvre bon marché. Cette information est confirmée par Nayel, qui souligne également que certains réfugiés sont dans l’obligation de travailler s’ils veulent conserver leur tente (Nayel, 2014). Pour finir, Turner mentionne que « ces camps informels constituent aussi régulièrement un moyen d’exploiter une main-d’œuvre précaire » [Traduction libre] (Turner, 2015, p. 398). Ainsi, selon ce dernier, « […] la forme particulière de mise en camp est adaptée pour convenir aux intérêts de l’État, dans le cas du Liban son "besoin" d’une main-d’œuvre syrienne bon marché et docile » [Traduction libre] (Turner, 2015, p. 398)