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59 D’après carnet de terrain, n° 5.

3.2 R ÉFLEXIVITÉ RÉFLEXE

Ne cherchant pas à m’intégrer dans le milieu d’enquête, mais, au contraire, à trouver des procédures de mise à distance, j’ai expérimenté toutes les techniques recommandées par ces auteurs : interposer entre mon milieu et moi les connaissances que je pouvais acquérir grâce aux travaux antérieurement réalisés sur les Verts (je faisais des fiches de lecture de tous les ouvrages lus et en confrontais des extraits à mes observations de terrain) ; relire des programmes anciens ou consulter les archives pour relativiser les

94 L’auteur décrit les postures qu’adopte successivement le chercheur, en fonction de sa stratégie de recherche. Il présente ainsi, la “conventional research” selon la succession “academic sociologist – total participant – academic sociologist again”; la “retrospective participant observation” selon la suite “total participant – academic sociologist – retrospective observer”; et, enfin, la “native as a stranger” comme la succession des postures suivantes : “total participant – academic sociologist – total participant – academic sociologist”. Voir pour les details, Martin BULMER, « When is Disguise Justified ? Alternatives to Covert Participant Observation », op. cit.

95 Voir les différents registres de rôles – pur participant, participant-comme-observateur, – observateur comme-participant, pur observateur – proposé dans Raymond I. GOLD, « Jeux de rôles sur le terrain. Observation et participation dans l’enquête sociologique », in Daniel CÉFAÏ (dir.), L’Enquête de terrain, op. cit., p. 340-349.

96 Voir sur ce point les développements dans Daniel CÉFAÏ, « Faire du terrain à Chicago dans les années cinquante. L’expérience du Field Training Project », op. cit., p. 131 et Everett C. HUGUES, Le Regard

sociologique. Essais choisis, op. cit., p. 313.

événements du présent98 ; vérifier auprès de mes enquêtés les plus proches que « [mes]

perceptions et [mes] émotions correspond[ai]ent [aux leurs] »99 (je leur demandais souvent

par exemple ce qu’ils pensaient des discours des dirigeants du parti, ou des évolutions dans leurs manières d’animer les courants) ; faire le plus souvent possible, dans les pages de mes carnets de terrain, la dissociation entre observations factuelles et analyses (la page de gauche/la page de droite), entre le je de l’enquête et le je militant (en changeant de couleur de stylo)100, et entre les entretiens formels et les conversations ordinaires (en les notant

comme tels)101 ; ou encore m’abriter derrière la neutralité scientifique pour ne pas

participer à des échanges qui rompraient la situation d’enquête102. Transformant cette

neutralité en formule « sésame », j’ai pu me tenir à la limite entre le dedans et le dehors, et n’ai qu’à peu d’occasions été invitée malgré tout à (re)prendre part aux jeux que j’étais en train d’observer. Ce n’est arrivé vraiment qu’à une occasion, lors de laquelle un militant que je connaissais de longue date et avec qui j’entretiens des relations presque amicales, m’a invitée à signer l’appel d’Europe écologie, arguant que contrairement aux motions d’assemblées générales ou aux motions de courant – pour lesquelles j’avais officialisé ma distance en refusant de signer tout ce qui se présentait au motif de ma thèse – cette signature ne gênait pas ma neutralité d’enquêtrice et qu’elle ne contredisait pas « la réflexivité dont les sciences sociales peuvent s’arranger »103. C’est donc avec la claire

conscience que mon engagement ne représentait un avantage que s’il permettait la plausibilité de mes conclusions104, que j’ai récolté et analysé mes données de terrain,

procédant ici essentiellement, comme nous allons le voir, « par corps ».

98 Voir sur ce point Florence WEBER, « Archives orales et entretiens ethnographiques. Un débat entre Florence Descamps et Florence Weber », animé par Bertrand Müller, Genèses, vol. 1, n° 62, 2006, p. 93.

99 Daniel BIZEUL, « Que faire des expériences d’enquête ? Apports et fragilités de l’observation directe »,

op. cit., p. 86.

100 On pourra consulter, sur ces dissociations et jeux d’écriture, Jean-Pierre Olivier de SARDAN, « Le ‘je’ méthodologique. Implication et explication dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, vol. 41, n° 41-3, 2000, p. 417-445 ; Howard S. BECKER, Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et

représentations sociales, Paris, La Découverte, 2009, et Philippe BONGRAND, Édith BOURSANGE, Marc-Olivier

DÉPLAUDE et Anne-France TAICLET, Enjeux (et) pratiques de l’écriture en sciences sociales. Questions à Howard

Becker, Journée d’étude de l’École doctorale de science politique de Paris I, 22 septembre 2006

http://socio.univ-lyon2.fr/IMG/pdf/QUESTION.pdf. 101 Voir sur ce point Gérard ALTHABE, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, n° 14, L’incroyable et ses preuves, 1990, consultable sur http://terrain.revues.org/document 2976.html. 102 Voir, par exemple, sur ce point Martina AVANZA, « Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas « ses indigènes » ? Une enquête au sein d’un mouvement xénophobe », op. cit. 103 Citation de Luc, carnet de terrain n° 8. 104 Voir sur ce point Jean-Pierre Olivier de SARDAN, « Le ‘je’ méthodologique. Implication et explication dans l’enquête de terrain », op. cit.

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3.3

C

ONNAISSANCE PAR CORPS

J’ai, tout d’abord, conformément à l’esprit de l’enquête ethnographique, choisi de mobiliser mes expériences de militante, de collaboratrice d’élu et d’élue. M’appuyant sur mon expérience incarnée, qui est considérée comme principal médium dans l’enquête ethnographique105 puisqu’elle permet notamment au chercheur de

tester la pertinence des instruments d’analyse sur [lui]-même, individu situé des deux côtés de la barrière et [qui est] donc bien placé pour ressentir si l’objectivation visée colle ou non à l’expérience ressentie de l’intérieur106,

j’ai utilisé la « connaissance par corps » issue des interactions dans lesquelles j’étais – plus ou moins durablement – engagée. Mon expérience de diffusion de tracts et des séances d’assemblée ont été, par exemple, très structurantes. Je n’aurais en effet peut-être pas pris au sérieux les injures ou les moqueries que les militants essuient sur le terrain, et que je décris dans le chapitre 3, si je ne les avais pas « prises pour moi » pour commencer ; pas plus que je n’aurais compris, si je n’avais pas été élue, comment l’on peut jouer de toutes les « identités stratégiques » vertes pour ne pas perdre la face lors d’une séance de conseil municipal ou communautaire, ou comment l’on fabrique des politiques publiques vertes si je n’avais pas eu à en créer107.

Mes interrogations ont, ensuite, été largement informées et guidées par la compréhension que j’avais incorporée in situ de mon terrain. Socialisée de longue date chez les Verts, je maîtrise leurs catégories de pensée, leurs pratiques et leur vocabulaire, et ce même mieux que certains adhérents. On me demande d’ailleurs parfois, dans le cadre de mon groupe local, de faire une présentation aux nouveaux adhérents de l’histoire des Verts, de leurs us et coutumes, de leurs pratiques politiques. Mon effort méthodologique, a donc, à l’inverse de celui que doivent généralement fournir les ethnologues, consisté à me dés- imprégner, à dé-construire ma socialisation, mes catégories de pensée, et parfois mes automatismes pratiques. Comptant sur l’habitus primaire de catholique qui dispose aux introspections évaluatives et que je partage, nous le verrons, avec beaucoup d’enquêtés,

105 Voir Daniel CÉFAÏ, « L’engagement ethnographique », p. 7-21 et « Bien décrire pour mieux expliquer », p. 25-41, in Daniel CÉFAÏ (dir.), L’Engagement ethnographique, (dir.), op. cit. Dans ces textes, l’auteur insiste largement sur l’implication directe, à la première personne, de l’enquêteur, qu’il soit sociologue, anthropologue, politiste ou géographe, en tant qu’il observe, en y participant ou non, des actions ou des événements en cours.

106 Louis PINTO, « Volontés de savoir. Bourdieu, Derrida, Foucault », in Louis PINTO, Gisèle SAPIRO, Patrick CHAMPAGNE, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 19-48, et p. 22 pour cette citation.

autant que sur mon habitus secondaire de sociologue dont l’esprit est entraîné aux objectivations sociales, j’ai remonté le fil de mes souvenirs pour tenter de retracer les modalités de mon intégration à ce milieu et celles de la modification de mes pratiques quotidiennes. J’ai également porté une attention particulière aux conversations anodines pour tenter de « redécouvrir » les catégories du langage vert, leurs jugements de valeur et leurs manières de découper la réalité sociale, ou encore me suis laissée re-prendre par tel ou tel rituel pour reconstruire les séquences de la socialisation partisane, que j’analyse au chapitre 3. Peu à peu, l’effort de dés-apprentissage et de dés-imprégnation, que j’ai consigné dans mes carnets de terrain au même titre que mes observations ou les comptes-rendus de conversations informelles, m’a permis de retracer la chronologie du processus qui m’a faite « verte » et poser des hypothèses valant pour l’ensemble de mes enquêtés. Si tel n’était pas le cas, l’hypothèse était exclue de mon travail. J’ai, par exemple, exclu la bi-socialisation politique droite/gauche ou plus exactement conservatrice/progressiste de mon travail, que je ne retrouvais pas de manière significative chez mes enquêtés. (Dés)apprendre « par corps » a ainsi été, dans mon cas, non pas un choix, mais un impératif méthodologique qui me faisait être mon propre outil pédagogique. Retracer le fil de ce qu’il en avait été pour moi, m’a permis de saisir ce qu’il en était pour mes enquêtés, et parfois invitée à anticiper, avec précaution, sur ce qu’il en serait peut-être.

Prise dans « une dynamique des situations participatives »108, j’ai également

objectivé systématiquement ma place dans le dispositif de récolte des données, pour faire la part de ce qui m’était adressé en tant que chercheuse, et de ce qui l’était à la militante ou à l’élue que je suis également. Chaque entretien réalisé, et la plupart des conversations analysées comportent ainsi une rubrique « à qui il/elle parle ? » dont j’ai tenté de tirer parti. Ressentant souvent que je « devenai[s] nécessairement une sorte de témoin extérieur » dès que je (m)’objectivais, je n’ai toutefois pas eu le sentiment de vivre la sorte de dédoublement que décrit parfois la littérature109. Ayant préalablement, en tant que militante, épuisé toutes

les interprétations à propos des Verts sans qu’aucune de me paraisse convaincante, et ayant engagé mon enquête dans un moment, je l’ai souligné, de – relatif – désengagement, je me suis souvent laissée faire par le terrain. Profitant de la sorte de souplesse que me permettaient les différents rôles et postures d’enquête disponibles, et qui autorisent quelques découvertes insoupçonnées110 – comme, par exemple, le maquillage d’adhérents

verts en candidats dits « d’ouverture » –, j’ai eu le sentiment, non pas de faire du terrain, ni

108 Olivier SCHWARTZ, « La fin de l’empirisme ? », op. cit., p. 270. 109 Voir par exemple Florence WEBER, Le Travail d’à-côté, étude d’ethnographie ouvrière, op. cit., p. 211. 110 Voir sur ce point Sylvie FAINZANG, « L’objet construit et la méthode choisie : l’indéfectible lien », Terrain, n° 23, Les usages de l’argent, 1994, consultable sur http://terrain.revues.org/document3110.html.

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même de faire le terrain111, mais plutôt de le re-faire. Dans ce cadre, la sensation de flou dans

laquelle j’ai parfois enquêté – ne sachant plus quelle « casquette » emprunter pour saisir le plus clairement possible les situations dans lesquelles je me trouvais – m’est apparue comme une opportunité heureuse, y compris, nous allons le voir maintenant, du point de vue la production des données.