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INTERPRÉTATION ( S ), ÉCRITURE ( S ) : L ’ ŒIL ET LA MAIN DE LA CHERCHEUSE

59 D’après carnet de terrain, n° 5.

3.5 INTERPRÉTATION ( S ), ÉCRITURE ( S ) : L ’ ŒIL ET LA MAIN DE LA CHERCHEUSE

Conformément aux principes de l’enquête ethnographique, je n’ai pas attendu la fin de l’enquête proprement dite pour commencer à analyser et à interpréter mes données. J’ai en effet, classiquement, procédé constamment à de nombreuses micro-interprétations134.

Suivant ici à nouveau les conseil d’auteurs qui ont utilement décrit les complexités de l’analyse et de l’interprétation des données en sciences sociales135, j’ai procédé par itération

et conçu ces phases interprétatives comme un « va et vient » entre problématique et données. Attentive aux motifs récurrents, tout autant qu’au cas négatifs qui viendraient les contredire, j’ai poursuivi mon analyse jusqu’à la saturation de mes hypothèses, après avoir pris soin de trianguler le plus systématiquement possible mes informations, aidée en cela par mon insertion dans les milieux d’interconnaissance. Partant du principe que je ne risquais pas grand-chose à essayer plusieurs types de retours en cours d’enquête, je m’y suis également livrée à quelques reprises, sans attendre la fin de mon travail. Les résultats ont été si peu fructueux et complexes que je me suis ensuite abstenue. Dans le premier cas, j’ai accepté de faire retour à un enquêté – à sa demande – de mes premières interprétations à propos de son parcours. Maîtrisant parfaitement les bases de la sociologie politique, l’enquêté a longuement discuté mes hypothèses, considérant qu’il était assez « éclairé » pour avoir pu maîtriser tout à fait sa « dé-christianisation » et ne plus

131 On pourra consulter, sur l’intérêt de cette méthode pour analyser l’action publique, Gilles PINSON et Valérie SALA PALA, « Peut-on vraiment se passer de l’entretien en sociologie de l’action publique ? », Revue

française de science politique, vol. 57, n° 5, 2007, p. 555-597.

132 Pierre BOURDIEU, « L’objectivation participante », op. cit., p. 51. 133 Ibid., p. 52.

134 Voir sur ce point Olivier SCHWARTZ, « L’empirisme irréductible », op. cit.

135 Voir notamment Sylvie FAINZANG, « L’objet construit et la méthode choisie : l’indéfectible lien », op. cit. ; Jean-Claude PASSERON, « L’espace mental de l’enquête (I). La transformation de l’information sur le monde dans les sciences sociales », op. cit. ; Jean-Pierre Olivier de SARDAN, « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », op. cit. et « La violence faite aux données. De quelques figures de la surinterprétation en anthropologie », op. cit. ; Bernard LAHIRE, « Risquer l’interprétation », Enquête,

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être le jeu, dans le présent, de sa socialisation première. Dans un autre cas, j’avais fait part lors d’un repas de quelques-unes de mes premières conclusions relatives aux caractéristiques sociologiques des militants verts en présence de certains de mes enquêtés. Lors de cette conversation, un différend de classement s’est fait jour entre l’une de mes enquêtées et moi-même, cette dernière considérant que j’avais tort de classer son activité professionnelle dans le secteur public alors qu’elle était convaincue de relever du secteur privé. J’ai, analysant ex post ce différend – dans lequel j’avais effectivement tort – et l’émotion qu’il avait soulevée chez mon enquêtée, compris que cette dispute ne renvoyait pas simplement à une divergence d’interprétation de classification ou au souhait d’être rétablie dans son bon droit, mais touchait également la représentation qu’elle avait d’elle- même et qu’elle voulait donner de son parcours d’élue, entièrement dédié selon elle au combat, via l’engagement dans l’économie sociale et solidaire, contre le type d’organisation et de management du secteur privé, dont elle aimait à souligner qu’elle le combattait également en tant que salariée. Consciente des difficultés liées à ce type de retours directs aux enquêtés, et aux divergences de traitement que les ethnologues se proposent eux- mêmes d’en faire136, j’ai ensuite préféré tenir compte des remarques des enquêtés formulées

lors de conversations ordinaires, en les interprétant en fonction de ce que je supposais ou connaissais de leur position sociale et dans le milieu d’interconnaissance, plutôt que de mettre en place un protocole de retour aux enquêtés en tant que tel.

Quant au travail d’écriture, que son caractère définitif transforme en une sorte de dernière chance de formuler des analyses137, il a été réalisé ici dans le double souci de

rendre compte de ce qu’il en est du (dés)engagement et des carrières militantes chez les Verts, et dans celui, classique cette fois, de la préservation des enquêtés138. En être, n’a, contre tout

attente, pas été ici le plus important des problèmes. En effet, si j’ai parfois écrit en pensant

136 Voir sur ce point la controverse entre Florence Weber et Daniel Cefaï, exposée dans Florence WEBER, « Publier des cas ethnographiques : analyse sociologique, réputation et image de soi des enquêtés », Genèses, vol. 1, n° 70, 2008, p. 140-150 et Daniel CÉFAÏ, « Postface », in Daniel CÉFAÏ (dir.), L’Engagement

ethnographique, op. cit., p. 591. Florence Weber suggère en effet que les désaccords formulés par les enquêtés

sont l’expression d’enjeux de réputation et d’estime de soi perturbés par la démarche d’objectivation à laquelle l’ethnologue se livre. Daniel Cefaï conteste cette approche qui rabat l’interprétation des contestations sur les effets de domination ou de méconnaissance des enquêtés alors qu’il conviendrait, selon lui, que l’enquêteur prenne garde « à la complexité des présentations de soi, des récusations, des accusations et des justifications des enquêté(e)s [pour] identifier des perspectives biaisées par manque d’information, des mensonges stratégiques en toute conscience, des affirmations de mauvaise foi, des préjugés de bonne foi, des croyances ad

hoc, des interprétations sur un mode interrogatif ou des convictions pleinement assumées, et ainsi de suite ».

137 Si l’écriture fait en effet advenir la recherche, « elle oblige [également] à faire le deuil de textes qui n’existeront jamais ». Voir sur ce point Lamia ZAZI, « L’écriture d’une thèse en sciences sociales : entre contingences et nécessités », Genèses, vol. 4, n° 65, 2006, p. 112-125.

138 Voir sur ce point, notamment Voir Florence WEBER, « Publier des cas ethnographiques : analyse sociologique, réputation et image de soi des enquêtés », op. cit ; Aude BÉLIARD et Jean-Sébastien EIDELIMAN, « Au-delà de la déontologie. Anonymat et confidentialité dans le travail ethnographique », in Didier FASSIN et Alban BENSA (dir.), Les Politiques de l’enquête, op. cit., p. 123-141.

que je serai peut-être suspectée de nourrir du ressentiment à l’égard du parti ou de certains de ses élus, ou d’instrumentaliser les conclusions de mon enquête – Rémi Lefebvre fait en effet part en détail de ces risques –139, si d’aventure quelque vert s’intéressait à mon

enquête140, la petitesse du parti, qui rend facilement reconnaissables ses militants et le

niveau de médiatisation de ses dirigeants et élus ont été plus problématiques. Non pas qu’il se soit agi de savoir qui anonymiser, comment et sur tel principe, mais plutôt de faire face à l’évolution rapide du statut de mes enquêtés. En 2002 par exemple, Cécile Duflot entrait au parti ; elle en est désormais, et d’autant plus qu’elle a récemment été ministre, la figure principale. De la même manière, Pascal Canfin n’était pas connu du grand public lorsqu’il a accepté, en 2006, que je teste avec lui mon guide d’entretien ; quant à Dominique Voynet, finalement peu présente dans mon travail, elle était encore la « verte » la plus en vue au début de mon enquête. De ce fait, des enquêtés qu’il aurait été impossible d’identifier dans le temps de mon enquête sont désormais impossibles à anonymiser vu la taille du parti, alors que d’autres, connus du grand public, semblent n’occuper qu’une place mineure dans ce travail.

[Le paragraphe qui vient a été modifié]

J’ai, dans ce contexte, pris le parti de procéder à des anonymisations à géométrie variable.. Considérant qu’être élu ou dirigeant de parti nécessite d’avoir accepté une forme de publicisation de son engagement, je n’ai pas caché le nom des élus, ni celui des « figures » vertes, qui sont, par ailleurs, vu la « petitesse » du parti, rapidement reconnaissables ; sauf dans les contextes où faire apparaître leur nom aurait permis d’identifier d’autres militants dont il convenait de préserver l’anonymat. Je n’ai pas, non plus, caché les noms des « intellectuels » qui acceptent eux-mêmes de rendre publique leur appartenance aux Verts. Quant aux militants « de base », j’ai anonymisé leurs noms lorsqu’il n’y avait pas d’intérêt documentaire, ou historique pourrait-on dire, à les citer. J’ai également anonymisé les enfants de mes enquêtés, considérant que n’étant pas, pour la plupart, engagés politiquement, ils n’avaient pas tacitement accepté que soient rendues publiques leurs opinions. Dans leur cas, je me suis également refusée à utiliser tout extrait d’entretien qui me semblait de nature à alimenter des conflits intrafamiliaux. J’ai aussi transformé les noms de lieux, de listes électorales ou tout autre dénomination susceptible de permettre de connaître l’un ou l’autre des enquêtés qui ne devait pas l’être. J’ai enfin, par ailleurs, souvent

139 Voir Rémi LEFEBVRE, « Politiste et socialiste. Une politique d’enquête au PS », op. cit.

140 Ce qui n’est pas nécessairement le cas puisque l’intérêt dépend du capital culturel des acteurs, de leur position dans le parti ou encore de leur niveau d’implication dans celui-ci à l’instant de la recherche. Voir sur ce point Carole BACHELOT, Hélène COMBES, Stéphanie DECHEZELLES, Florence HAEGEL et Catherine LECLERCQ, « Les partis s’intéressent-ils à nos enquêtes ? Éléments comparatifs sur la réception des recherches sur les partis », Revue internationale de politique comparée, vol. 17, n° 4, 2010 ; p. 31-46.

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attribué à des sources journalistiques des informations dont j’avais connaissance avant leur publication, pour préserver l’identité de mes informateurs141, ou fait relire à certains les

passages de mon travail qui les concernaient afin de me mettre d’accord avec eux sur ce que je pouvais, ou pas, leur attribuer comme propos. Cette précaution a essentiellement été prise lorsqu’il s’agissait de divulguer des stratégies de négociation ou d’investitures. Ayant conscience que, si les risques du métier ne finissent pas avec la sortie de l’enquête dans les cas les plus courants de recherche ethnographique, ils ne risquaient pas plus de finir dans mon cas où la sortie du terrain n’était pas envisagée, j’ai adopté une posture qui peut paraître délicate : divulguer tous les faits et protéger au mieux les personnes. [Fin de la modification du paragraphe] Cette recherche n’est peut-être, finalement, pas aussi originale qu’il n’y paraît, si l’on considère que « la question de l’engagement ethnographique doit […] se penser à partir de l’empêtrement, plutôt que du désengagement »142. Elle permet, dans tous les cas, de reposer

quelques questions qui se sont révélées dans l’inconfort de ma recherche, et que j’ai également formalisées : qu’ai-je découvert de différent et d’autre qu’un chercheur non impliqué n’aurait pas découvert ? De quels faits inaccessibles ai-je été témoin ? De quelle emprise de groupe ou de quelles émotions ai-je fait l’expérience ? À quels genres de preuves moins irréfutables ai-je eu accès ? Quels enseignements puis-je en tirer pour l’étude des groupes humains ?143 Si je n’ai pas le sentiment d’avoir dans cette enquête été sommée de

choisir « entre le suicide théorique et le sacrifice de l’empirie »144, j’ai pu éprouver que la

démarche ethnographique est bien une « science empirique, dont la scientificité spécifique tient à ce qu’elle est capable de se soumettre aux contraintes de l’espace assertorique, celui de l’enquête, en tant que celle-ci organise de manière stable le sens de ses assertions à la fois explicatives et interprétatives »145. Les données récoltées, que l’on a vite tendance à réifier et

mythifier, ne sont dès lors, il faut le rappeler, que « les produits de notre histoire sur le terrain »146 et de l’« inquiétude ethnographique »147. Notre capacité à produire une enquête

ethnographique n’est ainsi que la résultante d’une expérience en forme d’épreuves

141 Sachant que cette précaution peut paraître souvent bien illusoire.

142 Voir Philippe GONZALEZ, « (D)écrire : catégorisation, prise de notes et écriture », in Daniel CÉFAÏ (dir.),

L’Engagement ethnographique, op. cit., p. 125-126.

143 Questions inspirées de Daniel BIZEUL, « Que faire des expériences d’enquête ? Apports et fragilités de l’observation directe », op. cit.

144 Selon la formule de Jean-Claude PASSERON, « L’espace mental de l’enquête (II). L’interprétation et les chemins de la preuve », op. cit.

145 Jean-Claude PASSERON, « Homo sociologicus », Le Débat, n° 79, 1994, p. 114-133 et pour cette citation p. 127.

146 Alban BENSA, « Remarques sur les politiques de l’intersubjectivité », in Didier FASSIN et Alban BENSA (dir.), Les Politiques de l’enquête, op. cit., p. 323.

147 Didier FASSIN, « L’inquiétude ethnographique », in Didier FASSIN et Alban BENSA (dir.), Les Politiques de

successives, où l’on aura finalement autant appris grâce à que malgré soi, et dont on ne ressort qu’empli d’une forme d’humilité créatrice qui fait peut-être l’essentiel du savoir-faire ethnographique.

PREMIÈRE PARTIE - S’ENGAGER.

« Pour nous, l’honneur consistait à être là, à être dans les révoltes. Être présent. Pas les rejoindre après. Mais être déjà là. ». Erri De Luca, « Ils étaient les Brigades rouges », documentaire Arte, 2011.

Samedi 13 janvier 2007. Il est dix heures du matin et les militants commencent à arriver au siège des Verts Île-de-France. Il fait encore frais dans la salle exiguë et peu hospitalière de la rue d’Arcueil. Derrière les fenêtres à barreaux du local et au milieu des piles de cartons de documents produits par le parti et diffusés en région, Pascal Canfin, président de la commission nationale « Économie et social »1, et sa compagne Éva Sas, qui en est également membre, préparent le petit déjeuner d’accueil : café et jus de fruits bio issus du commerce équitable, biscuits variés. L’Assemblée générale annuelle de la commission a lieu aujourd’hui, et elle est importante. Dominique Voynet a été élue le 18 juillet 2006 pour représenter les Verts à l’élection présidentielle de 20072, et de nombreuses décisions ont été prises aux Journées d’été de Coutances du mois d’août précédent, concernant l’organisation de la commission et son programme de travail. Aujourd’hui, les adhérents doivent élire un nouveau bureau de commission et organiser la composition et les tâches des « groupes projet »3 qui devront, notamment, contribuer à la diffusion du programme économique

présidentiel et à son chiffrage. Autour de la table, une dizaine de participants arrivés en ordre dispersé et avec un peu de retard, s’installe. Pascal Canfin fait remarquer, sans s’en étonner, qu’il manque beaucoup d’adhérents – la commission en compte une quarantaine – et que seuls les militants les plus impliqués, ou ceux qui habitent en région parisienne, sont présents. Les absents ainsi que les simples abonnés à la liste de discussion internet de la commission – environ deux cent personnes, pas nécessairement adhérentes du parti –, prendront donc acte des décisions par la suite. Présidant la réunion, Pascal Canfin lance le traditionnel tour de table des présentations. Près de lui sont installés les membres du

1 Créées sur l’initiative du Conseil national interrégional (CNIR) ou après l’approbation de celui-ci, les commissions élaborent des propositions destinées à fournir au mouvement des éléments de réflexion politique, qui servent à l’élaboration du programme des Verts et à ses prises de positions. Ouvertes aux non adhérents, elles servent également de lieux d’échanges et de débats avec les acteurs sociaux ou experts invités. Leur fonctionnement détaillé est exposé dans l’Agrément intérieur des Verts. 2 Voir pour les détails de cette séquence, le chapitre 1 qui suit. 3 D’après l’intitulé figurant dans la convocation à l’Assemblée générale de la commission du 13 janvier 2007, archives personnelles.