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« N’être ni dedans à la manière d’un gardien de l’ordre, ni dehors comme un barbare ou un béotien. » Louis Pinto, « Volontés de savoir. Bourdieu, Derrida, Foucault », in Louis Pinto, Gisèle Sapiro, Patrick Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 38. Dire que le chercheur en sciences sociales est littéralement pris dans son objet de recherche n’a rien de novateur ou d’original. Cette familiarité du chercheur avec son univers social, « obstacle épistémologique par excellence »1 tout autant que « condition de la

connaissance »2, occupe une large part des débats qui animent depuis longtemps la

sociologie et l’ethnologie, disciplines dans lesquelles les chercheurs en science politique puisent la plupart de leurs références en matière de terrain. Sociologues et ethnologues, d’autant plus préoccupés de réflexivité qu’ils étaient amenés par les mouvements de décolonisation à travailler sur des terrains avec lesquels ils entretenaient une forme de proximité géographique et/ou sociale, ont en effet consacré de nombreux ouvrages à l’analyse des problèmes auxquels confrontent les enquêtes qualitatives3. N’hésitant pas à

adopter sur le terrain des postures d’observation tout à fait engageantes4, ou à enquêter sur

des milieux auxquels ils appartenaient ou avec lesquels ils entretenaient des liens d’extrême

1 Pierre BOURDIEU, Jean-Claude PASSERON et Jean-Claude CHAMBOREDON, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton Éditeur, 1983, p. 27. 2 Didier FASSIN, « L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le sida en Afrique », in Charles BECKER, Jean-Pierre DOZON, Christine OBBO et Moriba TOURÉ (dir.), Vivre et penser le sida en Afrique, Paris, Codesria, Karthala & IRD, 1998, p. 41-46 et p. 42 pour cette citation. 3 On pourra citer, parmi les ouvrages plus récents : Everett C. HUGUES, Le Regard sociologique. Essais choisis, op. cit. ; Daniel CÉFAÏ (dir.), L’Enquête de terrain, textes réunis, présentés et commentés par Daniel Céfaï, Paris,

La Découverte, 2003 ; Didier FASSIN et Alban BENSA (dir.), Les Politiques de l’enquête. Épreuves

ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008 ; Jean-Pierre Olivier de SARDAN, La Rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia, 2008 ;

Jean PENEFF, Le Goût de l’observation, Paris, La Découverte, 2009 ; Daniel CÉFAÏ (dir.), L’Engagement

ethnographique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010 ; Sylvain LAURENS et Frédéric NEYRAT (dir.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe-en Bauge, Éditions du Croquant, 2010.

4 Laud Humphreys a, par exemple, adopté le rôle du guetteur pour enquêter sur les pratiques sexuelles des gays américains. Voir Laud HUMPREYS, Le Commerce des pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans

proximité5, ils ont largement rendu compte des particularités consubstantielles aux

enquêtes en « terrain proche »6.

Parmi ces travaux, quelques-uns m’ont semblé plus particulièrement pertinents, soit que l’appartenance du chercheur au milieu d’enquête soit clairement analysée, soit que les conséquences des méthodes et postures d’enquête soient présentées. C’est notamment le cas du Bal des célibataires7 que Pierre Bourdieu qualifie lui-même de « premier exercice

délibéré et méthodique de

réflexivité »8, des articles de Fatoumata Ouattara et de Malika

Gouirir qui font état d’enquêtes menées sur des terrains sociaux et culturels auxquels elles appartiennent9, ou encore de ceux de Bénédicte Havard-Duclos, de Christophe Broqua et de

Chowra Makaremi, qui évoquent les cas de recherches conduites sur des organisations dans lesquelles les chercheurs sont à la fois enquêteurs et militants10. C’est, a fortiori, celui de

l’ouvrage de Loïc Wacquant sur les boxeurs d’un quartier du ghetto de Chicago11. Ayant

décidé de conduire une recherche qui permettrait de rompre avec le discours moralisateur de l’observateur extérieur placé en retrait ou un surplomb et d’échapper aux représentations théâtralisées et hautement codifiées que les boxeurs donnent d’eux-mêmes en public, ce dernier a en effet pu « saisir avec son corps, en situation quasi expérimentale »12, l’univers pugilistique qu’il avait décidé d’étudier. « Pay[ant] de sa

personne physique »13, il a décrit « in vivo la genèse sociale et le déroulement des carrières

pugilistiques », ainsi que les rudiments de ce « métier » « dont la transmission s’effectue sur

5 Voir parmi une littérature conséquente, pour son ancienneté : Howard S. BECKER, Outsiders. Études de

sociologie de la déviance, op. cit. 6 Il s’agit des enquêtes dans lesquelles le chercheur profite de son immersion pour la convertir en objet de recherche. Elles sont explicitement abordées dans Stéphane BEAUD et Florence WEBER, Le Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, (1997), 2003, p. 51-52. 7 Pierre BOURDIEU, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Le Seuil, 2002. 8 Dans Pierre BOURDIEU, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 150, n° 1, 2003, p. 43-58.

9 Fatoumata OUATTARA, « Une étrange familiarité. Les exigences de l’anthropologie ‘chez soi’ », Cahiers

d’études africaines, EHESS, vol. 3, n° 175, 2004, p. 635-658 et Malika GOUIRIR, « L’observatrice, indigène ou

invitée ? Enquêter dans un univers familier », Genèses, vol. 3, n° 32, 1998, p. 110-126.

10 Bénédicte HAVARD-DUCLOS, « Les coûts subjectifs de l’enquête ethnographique. Enquêter comme militante dans l’association Droit Au Logement (DAL) à la fin des années 1990 », SociologieS, Expériences de recherche,

dilemmes éthiques et enjeux scientifiques dans l’enquête de terrain, consultable sur http://sociologies.revues.org/index182.html ; Christophe BROQUA, « L’ethnographie comme engagement : enquêter en milieu militant », Genèses, vol. 2, n° 75, 2009, p. 109-124 ; Chowra MAKAREMI, « Participer en observant. Étudier et assister les étrangers aux frontières », in Didier FASSIN et Alban BENSA (dir.), Les

Politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, op. cit., p. 165-183. 11 Voir Loïc WACQUANT, Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Marseille et Montréal, Agone, 2002. Loïc Wacquant s’appuie ici à la fois sur les travaux de Pierre Bourdieu sur le sens et la théorie de la pratique, et sur l’article de Kurt Wolf sur l’abandon en ethnographie, lequel implique « un engagement total, une mise en suspension des notions reçues, la pertinence de toute chose, l’identification et le risque de se faire blesser ». Voir Pierre BOURDIEU, Le Sens pratique, op. cit. et Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, ainsi que Kurt WOLF, « Surrender and Community Study : the Study of Loma », in Arthur J. VIDICH and Joseph BENSMAN (dir.), Reflections on Community Studies, New York, Wiley, 1964, p. 233-263. 12 Loïc WACQUANT, Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, op cit., p. 10. 13 Ibid., p. 7.

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le mode pratique, sans passer par la médiation d’une théorie, sur la base d’une pédagogie largement implicite et peu codifiée »14. L’article de Martin Bulmer m’a, enfin, paru aussi

intéressant qu’original15. Il est en effet le seul, à ma connaissance, à traiter clairement du cas

dans lequel l’enquêteur, appartenant au milieu enquêté antérieurement au début de l’enquête, s’autorise des observations rétrospectives.

Autant d’interrogations, pour certaines anciennes et abondamment développées, qui n’ont que peu concerné les études sur les partis politiques. Comme le soulignent les coordinatrices du numéro de la Revue internationale de politique comparée dédié aux enquêtes dans les partis politiques16, « les réflexions sur les rapports que les chercheur(se)s

entretiennent avec l’objet partisan qu’ils-elles étudient sont rares, tout comme sont rares les spécialistes des partis qui dévoilent leurs savoir-faire, difficultés ou ressources »17. Jusqu’au

début des années 2000, seul Daniel Bizeul avait, en effet, publié sur les difficultés suscitées par les enquêtes par immersion, a fortiori lorsque l’on n’apprécie pas ses enquêtés18, et

décrit précisément les risques d’engagement ou d’enrôlement que ces enquêtes pouvaient comporter19. Mais dans ce cas comme dans tous les autres, le chercheur n’est pas engagé

dans l’organisation au point d’en être adhérent. Il ressort en effet de ces travaux que, si la proximité avec son objet de recherche n’est pas en soi illégitime et qu’elle s’avère même féconde pour celles et ceux qui en profitent pour réfléchir aux conditions de faisabilité et de scientificité de leurs enquêtes20, la plupart des chercheurs préfèrent s’en tenir à une

présence sur le terrain qui soit « généreuse mais distanciée »21.

14 Ibid., p. 19-20.

15 Martin BULMER, « When is Disguise Justified ? Alternatives to Covert Participant Observation », Qualitative

Sociology, vol. 5, n° 4, 1982, p. 251-264.

16 Enquêter dans les partis politiques. Perspectives comparées, Revue internationale de politique comparée, vol. 17, n° 4, 2010.

17 Myriam AÏT-AOUDIA, Carole BACHELOT, Lucie BARGEL, Hélène COMBES, Stéphanie DECHEZELLES, Nathalie ÉTHUIN, Florence HAEGEL, Catherine LECLERCQ, Élise MASSICARD et Anne-Sophie PETITFILS, « Enquêter dans les partis politiques. Perspectives comparées », Revue internationale de politique comparée,

op. cit., p. 7-13, et p. 9 pour la citation.

18 Voir depuis, sur ce point précis, Martina AVANZA, « Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas ‘ses indigènes’ ? Une enquête au sein d’un mouvement xénophobe », in Didier FASSIN et Alban BENSA (dir.),

Les Politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, op. cit., p. 41-58.

19 Daniel BIZEUL, « Des loyautés incompatibles. Aspects moraux d’une immersion au Front national »,

SociologieS, Expériences de recherche, dilemmes éthiques et enjeux scientifiques dans l’enquête de terrain,

consultable sur http://sociologies.revues.org/index226.html. On pourra également se reporter à Daniel BIZEUL, Avec ceux du FN. Un sociologue au Front national, Paris, La Découverte, 2003 ; « Que faire des expériences d’enquête ? Apport et fragilité de l’observation directe », Revue française de science politique, vol. 57, n° 1, 2007, p. 69-89 et « Les sociologues ont-ils des comptes à rendre ? Enquêter et publier sur le Front national », Sociétés contemporaines, vol. 2, n° 70, 2008, p. 95-113.

20 L’article qu’Isabelle Sommier a publié après son engagement dans le mouvement Sauvons la recherche est, sur ce point, particulièrement éclairant. Il ne correspond pourtant pas exactement au cas dans lequel je me trouve puisqu’il s’agissait de rendre compte d’un engagement ponctuel, et d’ouvrir des pistes d’analyse sur l’engagement en tant que tel plutôt que sur le groupement en lui-même. Voir Isabelle SOMMIER, « Engagement et distanciation à Sauvons la recherche (SLR). Une sociologue des mouvements sociaux dans l’action », Genèses, vol. 4, n° 77, 2009, p. 137-151. Je souligne, par ailleurs, que cet article a été publié dans la rubrique

Travailler sur le parti politique dans lequel on est engagé en tant que militant, dont on est également salarié et/ou élu, ne relève ainsi ni de l’évidence, ni de la banalité22. Ceux

qui s’y risquent ne font pas publicité de cette spécificité, ne la mentionnent parfois même pas dans l’exposé de leurs travaux23, ou ne le font qu’à l’occasion de conversations ou de

rencontres précisément centrées sur les problèmes que cette posture impose, et où l’entre- soi professionnel permet quelques confidences24. À ma connaissance, et si l’on s’en tient aux

travaux de science politique, seul Rémi Lefebvre a accepté de rendre publique son appartenance au Parti socialiste et surtout, d’analyser ce que cette dernière implique du point de vue de ses recherches25. Je reviendrai de ce fait, tout au long de ce chapitre

préliminaire, sur les (r)enseignements qu’il tire de son expérience de « militant et [c’est lui qui souligne] chercheur » et qui m’ont permis de faire progresser ma réflexion. Ainsi, s’il ne m’appartient pas de trancher a priori sur le point de savoir si les chercheurs peuvent et/ou doivent dévoiler les liens qu’ils entretiennent avec leur(s) objet(s) de recherche, il me revient, en revanche, d’analyser les conséquences de mon appartenance aux Verts, et de tenter, à partir de mon expérience, de dégager quelques pistes de réflexion sur ce type de travail, qui apparaît, aux yeux de la plupart des chercheurs, comme une gageure à la fois épistémologique et militante.

J’aborderai ainsi un certain nombre de points sur lesquels mon enquête permet de revenir : la construction de l’objet de recherche, que j’analyserai dans un premier temps, et

« témoignage », laissant peut-être sous-entendre que son contenu était trop illégitime pour paraître comme article scientifique à part entière.

21 Ce point a notamment été largement développé par Julien Fretel dans sa communication « Devenir un familier sans faire partie de la ‘sainte famille’. Sur quelques considérations ethnographiques et épistémologiques à propos d’une enquête dans un parti politique » lors de la journée d’étude AFSP/GEOPP/MOD « Enquêter dans les partis », des 9 et 10 mars 2009.

22 Une spécificité supplémentaire réside sûrement dans le fait d’enquêter, non seulement sur un terrain dans lequel l’on est engagé, mais également sur un collectif d’engagement – parti politique ou groupe d’activistes –, c’est-à-dire sur un collectif dont « un des enjeux est [justement] de produire de l’adhésion et de ‘l’enrôlement’ ». Voir pour ces remarques Bénédicte HAVARD-DUCLOS, « Les coûts subjectifs de l’enquête ethnographique. Enquêter comme militante dans l’association Droit Au Logement (DAL) à la fin des années 1990 », op. cit., et Christophe BROQUA, « L’ethnographie comme engagement : enquêter en milieu militant »,

op. cit.

23 Les chercheurs ayant rendu publics leurs liens avec leur milieu d’enquête font largement état des réticences que leur projet n’a pas manqué de susciter, quelles que soient les disciplines dans lesquelles ils effectuent leurs recherches (suspicion de complaisance envers son terrain, dévoilement inutile voire nocif des « tours de main » professionnels, doutes quant à la validité des analyses et la rigueur méthodologique…). Voir notamment Gérard NOIRIEL, « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse. Entretien avec Florence Weber », Genèses, vol. 2, n° 2, 1990, p. 138-147 et Christophe BROQUA, « L’ethnographie comme engagement : enquêter en milieu militant », op. cit.

24 Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre ont, par exemple, souligné la différence des liens que chacun des deux entretient avec le Parti socialiste lors d’une journée de réflexion organisée par l’AFSP en mai 2008 sur « L’intervention du politiste dans le débat politique ».

25 Voir Rémi LEFEBVRE, « Politiste et socialiste. Une politique d’enquête au PS », Revue internationale de

politique comparée, op. cit., p. 127-139. Cette publicité est d’autant plus intéressante que l’auteur reconnaît le

danger qu’elle représente, surtout pour les chercheurs sans « position universitaire établie », dans un univers académique où discrétion et pudeur recouvrent généralement ce « double statut contre-nature ».

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qui passe ici par un déplacement du regard et une pratique continue de l’autoanalyse sociologique (I) ; les frontières temporelles, spatiales et interactionnelles qui sont au cœur des problèmes que pose l’enquête de terrain, et que j’aborderai ensuite, en mettant en perspective l’appartenance au milieu étudié qui fait la particularité de mon enquête (II) ; la collecte des données et leur interprétation, enfin, qui dépendent toutes deux de la place accordée à la « réflexivité réflexe » et la « connaissance par corps » (III).

S

ECTION

1.

C

ONSTRUCTION DE L

OBJET DE RECHERCHE

:

UN REGARD

,

UNE

AUTOANALYSE

Enquêtant sur les Verts alors que j’étais – et suis toujours – adhérente de ce parti, que j’ai successivement été collaboratrice d’élue puis chargée de mission d’un réseau d’élus, et que j’ai, ensuite, accepté d’être élue moi-même, je n’ai, tout d’abord, pas pu compter sur l’étrangeté qu’aurait pu susciter a priori mon objet de recherche. Ma distance avec l’objet n’a, de ce fait, pu provenir que du sentiment d’étrangeté qui affleure parfois, alors que l’on enquête sur un milieu familier, étrangeté qui résulte du processus de déconstruction dans lequel l’on est engagé, et qui perturbe nos routines au point de le rendre plus ou moins étranger à notre univers de perceptions et de pratiques. Cette déconstruction n’a, ensuite, pas procédé d’une rupture – qu’elle soit inaugurale26 ou progressive27 – dont les effets

auraient été salvateurs, mais de la distance que suscitent les inévitables moments de – relatif – désengagement, et qui ont été, pour moi, autant d’occasions de faire advenir, en lieu et place de mon « bonheur »28 militant, la satisfaction de savoir que ces moments

contribuaient, sinon à la nécessaire « objectivation du sujet de l’objectivation »29, du moins à

la construction de mon objet de recherche. Enquêter dans le cadre de son propre militantisme n’est pas, on le voit ici, une décision prise ex nihilo, et cette dernière ne peut s’avérer fructueuse qu’à partir du moment où elle permet au chercheur de livrer à la confrontation critique les éléments constitutifs de son illusio30 militante.

26 Émile DURKHEIM, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, (1894), 1988, p. 127-128. 27 La rupture épistémologique peut en effet être le fruit d’un processus de distanciation, basé sur une objectivation des pratiques dans le temps de l’enquête ou résultant de l’effort d’explication du monde social étudié auquel le chercheur procède tout au long de sa démarche. Voir sur ce point Pierre BOURDIEU, Homo

academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 18.

28 En référence à Jacques LAGROYE et Johanna SIMÉANT, « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », op. cit.

29 Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 173-184.

30 Entendue comme « croyance fondamentale dans l’intérêt du jeu et la valeur des enjeux qui est inhérente à [l’]appartenance » à un champ. Voir Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 22.

Prise dans la relation didactique de l’engagement et de la distanciation31, et ayant

admis que le désengagement total est illusoire32, j’ai considéré mon militantisme comme un

support pertinent de connaissance, au-delà des flux et des reflux qui le rendait parfois fragile, et qui, je le savais, ne manqueraient pas d’interférer dans ma relation à mon objet de recherche. Je n’ai donc pas fait mon enquête « contre »33 ni même « malgré » mon objet de

recherche, mais avec. Dans ce cadre, j’ai fait le pari34 qu’il était possible – voire opportun – de

réaliser, non pas une sociologie militante (au sens de faire connaître et reconnaître la cause35), ni même une sociologie engagée (au sens où l’on prendrait parti dans le cadre

d’une forme d’action publique au nom du savoir produit36), mais une sociologie de

l’engagement militant par l’engagement militant. Cette manière d’envisager les choses impliquait, par ailleurs, que je prenne mon parti du parti que je prenais forcément, sans toujours m’en rendre compte, et que je tienne pour vrai que ce parti allait produire des effets de connaissance certes parcellaires mais certains37.

J’ai ainsi construit mon objet de recherche sur la base d’un déplacement du regard : de mon regard sur mon objet, et du regard que je portais sur moi-même prise dans mon objet. Ce déplacement s’est fait dans un double mouvement, et avec un double risque : compter sur mon engagement et sur ma connaissance du milieu pour résoudre les obstacles

31 Voir Norbert ÉLIAS, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1993, p. 9-68 et Didier FASSIN, « L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le sida en Afrique », op. cit., p. 41-66.

32 Même arc-bouté sur sa neutralité axiologique, le chercheur finit toujours pas être pris dans les jeux et les projections des acteurs qu’il ne maîtrise pas et qui rendent son désengagement tout à fait illusoire, notamment sur les terrains d’enquête où la prise de position politique est au cœur des enjeux et des rapports de force entre acteurs. Voir notamment Élise MASSICARD, « Être pris dans le mouvement. Savoir et engagement sur le terrain. Partie 1. » et « Être pris dans le mouvement. Partie 2. », Cultures & conflits, Les risques du métier, consultable sur http://conflits.revues.org/index838.html et http://conflits.revues.org/index840.html. Voir également sur la non participation et l’extériorité absolue comme fictions, Florence WEBER, Le Travail d’à-

côté, étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS, 2009, p. 27-30.

33 Gaston BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, (1934), 1993, p. 21.

34 Au sens de Olivier SCHWARTZ, « L’empirisme irréductible », postface à Nels ANDERSON, Le Hobo. Sociologie

du sans-abri, Paris, Nathan, 1993. L’auteur écrit ainsi, en p. 280 : « L’enquête est un pari : enquêter, c’est parier

que l’on pourra jouer avec le paradoxe de l’observateur, que l’on saura à la fois s’en servir et s’en libérer partiellement. Il faut faire ce pari, tout en sachant qu’il ouvre sur un espace d’incertitudes aux issues partielles et approximatives. C’est l’empirisme de l’ethnographie ». On pourra également voir sur ce point Everett