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17 Définies comme activités de loisirs « qui [ont] les caractéristiques d’un travail » et qui remettent en soi en

cause la dichotomie, que l’on peut considérer comme « construite par une tradition lettrée », entre travail et loisir. D’après Florence WEBER, Le Travail à-côté. Une ethnographie des perceptions, op. cit. 18 Annie COLLOVALD, « Pour une sociologie des carrières morales et des dévouements militants », op. cit. 19 Militant socialiste jusqu’en 1994, il a adhéré aux Verts en 1997. Conseiller technique de Dominique Voynet puis de Denis Baupin, il siège comme conseiller municipal d’opposition à Vincennes depuis 2001. Il a également succédé à Jean-Vincent Placé, élu sénateur en 2011, au poste de vice-président en charge des Transports au Conseil régional d’Île-de-France.

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groupuscules21. Se seraient opposés dans cette période, les partisans du passage au

politique – qui souhaitaient « capitaliser » sur la dynamique de la campagne de René Dumont –, et ceux qui auraient préféré, après cette incursion en politique, poursuivre leurs luttes par la voie associative ou par les luttes de terrain. Ce seraient également opposés, parmi les « politiques », ceux qui souhaitaient disposer d’une organisation nationale et pérenne, et les promoteurs de structures électorales éphémères – parfois qualifiées de « solubles » ou de « biodégradables » dans les ouvrages militants –, et territorialisées. La création du parti Les Verts. Confédération écologiste-Parti écologiste, lors de l’Assemblée générale de Clichy des 28 et 29 janvier 1984, est généralement décrite comme la fusion de deux « protopartis »22, Les Verts-Parti Écologiste (Les Verts PE) qui rassemblait les

premiers, et Les Verts-Confédération Écologiste (Les Verts CE), qui réunissait les seconds. Seraient restés en dehors de ce rassemblement, les militants « associatifs », essentiellement regroupés autour du Réseau des Amis de la terre (RAT), et opposés, quelles qu’en soient les modalités, au passage au politique. Tout dans ce récit laisse à penser que militants associatifs et militants politiques se seraient abruptement séparés pour ne plus se retrouver, et que les écologistes « politiques » ne se seraient affrontés que sur la manière de faire de la politique, et principalement sur la question de savoir s’il fallait ou non sacrifier à la forme classique du parti politique.

Racontée ainsi, l’histoire ne rend pas compte de la variété et de la pluralité des engagements de ces militants de la première heure écologiste. La période antérieure à la création des Verts est pourtant marquée par plusieurs événements qui, dès les années 1970, déclenchent ou soutiennent l’engagement des futurs militants dans diverses luttes environnementales et sociales : la défense du parc de la Vanoise23, le naufrage du Torrey

Canyon en 196724, les évènements de mai-juin 68, la mobilisation contre l’extension du

camp militaire sur le Larzac à partir de 1971, le combat des ouvriers de Lip25, la lutte contre

21 Les données dont nous disposons pour cette période antérieure à la création des Verts sont particulièrement parcellaires et pas toujours fiables malgré le recoupement d’informations que nous avons pu faire à partir des témoignages recueillis, des ouvrages disponibles et des archives papier et audio du parti. 22 Benoît RIHOUX, Les Partis politiques : organisations en changement, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 162. 23 Fruit d’une mobilisation contre la disparition du bouquetin, le parc de la Vanoise est devenu en 1963, le premier parc national protégé.

24 Le naufrage du pétrolier Torrey Canyon, survenu le 18 mars 1967, est considéré comme la première catastrophe écologique majeure du transport maritime. Malgré une mobilisation importante, les 120 000 tonnes de brut, se sont échouées entre les îles Sorlingues et la côte britannique. Avec cet accident, les États européens ont pris conscience d’un risque jusque-là ignoré qui les a conduits à élaborer les premiers éléments des politiques française, britannique et européenne de prévention et de lutte contre les grandes marées noires.

25 La lutte a été menée de 1973 à 1974 par les ouvriers rassemblés autour du syndicaliste Charles Piaget pour empêcher la fermeture de l’usine et la suppression des emplois de cette entreprise d’horlogerie basée à Besançon. Cette lutte est emblématique des luttes ouvrières autogestionnaires des années 1970.

la construction de la centrale nucléaire de Fessenheim26 qui a ouvert le cycle de nombreuses

autres mobilisations antinucléaires, le naufrage du pétrolier supertanker Amoco Cadiz27..., ni

de leur – inégale – politisation28 et proximité avec la lutte politique. Elle minimise, par

ailleurs, le caractère strictement politique du projet vert, attesté par la volonté des militants de s’inscrire dans la compétition électorale. Cette dernière ressort pourtant clairement des récits de nos enquêtés, qui montrent que les conflits relatifs à la forme organisationnelle ou aux stratégies d’alliance qui structurent les débats au moment de la création du parti s’expriment alors même que la plupart des futurs dirigeants du parti sont en train d’acquérir, à coup de luttes de terrain et de candidatures locales, les ressources et les savoir- faire qui feront leur « capital militant »29 de demain.

En effet, Henri Jenn30 s’est présenté dans le Haut-Rhin, dès les élections législatives

de 1973. Il a concouru avec l’aide de deux écologistes qui participeront largement à l’édification de l’écologie politique : sa suppléante, Solange Fernex31, et son directeur de

campagne, Antoine Waechter32. Ils se connaissent et militent ensemble, notamment dans le

club de réflexion écologiste alsacien Diogène, inspiré par le naturaliste suisse Robert Hainard. Brice Lalonde33 y milite également de manière épisodique. Le groupe alsacien

Écologie et Survie, créé autour de cette dynamique électorale, est rapidement présidé par Antoine Waechter. Il complète, avec le groupe Survivre et Vivre34, premier groupe écologiste

créé, en 1970, autour de mathématiciens et scientifiques « adeptes de la vie saine »35, et Les

26 La centrale nucléaire de Fessenheim est la plus ancienne centrale française. Ouverte en 1977 – les travaux de construction avaient débuté dès 1970 –, elle a suscité la première grande manifestation antinucléaire rassemblant des militants écologistes alsaciens, allemands et suisses.

27 Il s’est échoué sur les côtes bretonnes le 16 mars 1978, provoquant l’une des marées noires les plus importantes de l’histoire française (plus de 220 000 tonnes de brut et fuel ont été déversées).

28 Entendue ici aux doubles sens d’inculcation de l’intérêt et de la compétence politiques (en référence à Annick PERCHERON, La Socialisation politique, textes réunis et présentés par Nonna Mayer et Anne Muxel, Paris, Armand Colin, 1993) et de requalification des activités (en référence à Jacques LAGROYE, « Les processus de politisation », in Jacques LAGROYE (dir.), La Politisation, Paris, Belin, 2003, p. 359-372.

29 Défini comme un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intra partisanes, qui sont incorporés sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir. D’après Frédérique MATONTI et Franck POUPEAU, « Le Capital militant. Essai de définition », in « Le capital militant (1). Engagements improbables, apprentissages et techniques de luttes »,

Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, 2004, p. 5-11.

30 Il a fondé, dix ans plus tard, la section alsacienne de la Ligue de protection des animaux.

31 Née en 1934, élevée dans le protestantisme, cette secrétaire trilingue revient à l’époque d’un long séjour en Afrique passé aux côtés de son mari médecin. Elle milite avec lui pour la préservation du patrimoine, de la faune et de la flore.

32 Né en 1949, dans une famille protestante alsacienne, il est docteur en éthologie animale. Engagé dès son adolescence pour la préservation de la faune et des zones naturelles il est, à cette époque, le secrétaire général de la fédération Alsace de l’Association régionale pour la protection de la Nature dans laquelle le mari de Solange Fernex l’a introduit.

33 Né en 1946 d’un père industriel d’origine juive alsacienne et d’une mère américaine, héritière de la famille Forbes, il vient alors d’entrer dans une association nouvellement créée, Les Amis de la terre, après avoir milité au PSU et à l’UNEF.

34 On pourra consulter sur ce groupe Céline PESSIS, Les Années 1968 et la science. Survivre… et vivre, des

mathématiciens critiques à l’origine de l’écologisme, Mémoire en Sciences sociales, EHESS, 2009.

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Amis de la terre, la mosaïque des organisations écologistes dans lesquelles militent une partie des futurs verts.

Andrée Buchmann fait partie des militants écologistes de la première heure. Née en 1956 en Alsace, d’un père ouvrier aux usines Peugeot mort alors qu’elle n’avait que cinq mois et d’une mère au foyer remariée à un paysan, elle est la seule de sa fratrie de quatre à faire des études et à côtoyer, de ce fait, les enfants de la bourgeoisie locale. Inscrite au lycée d’Altkirch en 1973, puis à la faculté de lettres de Strasbourg, elle étudie dans un environnement dans lequel, sous l’effet conjugué du temps long et de Mai 6836, les rapports

d’autorité ont été renégociés, et où la participation et les initiatives estudiantines sont accueillies avec une relative bienveillance. Dans ce contexte propice à l’effervescence intellectuelle et aux rencontres, elle commence à militer. Elle se souvient de l’effet mobilisateur de la présence des « figures »37 alsaciennes emblématiques des luttes de

l’époque et de la variété des structures et des engagements d’alors : Antoine Waechter avait créé les Jeunes amis de la nature et des animaux, Solange Fernex était déjà très présente dans les luttes antinucléaires, tiers-mondistes et féministes, et Esther Peter-Davis – femme de Garry Davis, fondateur du mouvement des Citoyens du Monde –, détenait tout le « capital symbolique »38 nécessaire à donner une grande visibilité aux luttes citoyennes et locales

dans lesquelles elle s’impliquait et à mobiliser les jeunes étudiants dont était, à cette époque, Andrée Buchmann :

C’étaient des gens qui discutent ensemble à la fois dans l’écologie de terroir puisqu’on était aussi très liés aux luttes locales, le canal à grand gabarit, le nucléaire etc, mais branché immédiatement sur le monde et ça, ça a été fantastique. On s’est aussi très vite ouverts aux discussions philosophiques autour de Lanza Del Vasto39, le Larzac, on a lu Gandhi, on organisait aussi régulièrement des manifestations. Et c’était aussi l’époque où une journée par trimestre était banalisée, ça s’appelait les 10 %, après Mai 68, c’était une journée par trimestre où les élèves pouvaient organiser ce qu’ils voulaient et nous, nous

36 Muriel DARMON, « Les transformations de la discipline dans un lycée de province, 1940-1970 », in Dominique DAMAMME, Boris GOBILLE, Frédérique MATONTI et Bernard PUDAL (dir.), Mai juin 68, op. cit, p. 75-88.

37 Nous employons le terme de « figures » pour insister sur la médiatisation de personnalités qui, par ailleurs, ne se considèrent pas ou ne jouent pas à proprement parler le rôle de dirigeant dans les mouvements de mobilisation auxquels ils participent.

38 Entendu non seulement comme réputation de compétence, des respectabilité et d’honorabilité, d’après Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, op. cit., p. 331, mais également comme pouvoir reconnu à prononcer des ordres et des mots d’ordre, d’après Pierre BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 107. 39 Militant pacifiste et antinucléaire, Lanza del Vasto s’est inspiré de ses séjours auprès de Gandhi pour fonder, dès 1948, la première des communautés de l’Arche, dont la vie quotidienne repose sur la pratique du travail manuel, le respect de la vie animale et la non violence. Engagé aux côtés des paysans du Larzac, il fonde une communauté sur ce plateau, en 1974, dans la ferme des Truels.

organisions des grands débats sur le nucléaire etc. […] C’était une atmosphère très particulière, greffée sur les luttes de terrain puisqu’il y avait les grandes manifestations antinucléaires, contre Fessenheim […] contre le canal à grand gabarit […] et puis cette occupation de six mois, merveilleuse et fondatrice, faite avec les paysans d’Alsace et de l’autre côté du Rhin, pour empêcher l’implantation d’une usine40… […] et ça, ça apportait

une pensée différente […] On avait une critique du développement économique, de la société, des questions sociales41. Comme de nombreux élèves issus des milieux ouvrier et paysan, elle se politise à l’occasion de ses études. Elle est la première de son village à s’inscrire sur les listes électorales, dès sa majorité, et à s’engager activement dans les mouvements où se mêlent militants de l’écologie et soixante-huitards de style « contre-culturel »42. Enchâssés dans les réseaux protestants et régionalistes, et se déclarant en dehors du clivage gauche-droite, ces groupes permettent à Andrée Buchmann, élevée dans une famille « pas militante mais qui votait RPR » et attachée à la langue alsacienne, de s’engager politiquement sans rompre avec sa famille. Expression de l’« ajustement » de l’habitus, son insertion dans ces luttes est ainsi tout à la fois le fruit de son ascension sociale, et le moyen de vivre de manière apaisée sa condition de « transfuge »43. Elle rejoint ainsi, quelques années plus tard, les militants engagés dans la

campagne de René Dumont.

Dans l’ensemble des ouvrages que nous avons pu consulter, la campagne de René Dumont, pour l’élection présidentielle de 1974, est considérée, on l’a vu, comme un moment emblématique. Elle est, pour les écologistes, la première occasion de disposer d’une visibilité importante et de se mesurer à leurs concurrents sur le marché politique44 national. Sa

candidature ne s’est pourtant pas imposée immédiatement dans le mouvement écologiste. Initiée par Jean Carlier – militant écologiste et journaliste à RTL –, l’association Pollution- Non, et Les Amis de la terre, elle fait en réalité suite à une série de défections45. Il est soutenu

40 Les militants ont occupé le site de Marckolsheim de septembre 1974 à février 1975, empêchant l’implantation d’une usine chimique.

41 Extrait de notre entretien du 17 mai 2008.

42 En référence à Gérard MAUGER, « Gauchisme, contre-culture et néo libéralisme : pour une histoire de la ‘génération de mai 68’ », in CURAPP, L’identité politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226.

43 Elle n’est en effet pas nécessairement vécue sur le mode conflictuel. Voir Bernard LAHIRE, L’Homme pluriel.

Les ressorts de l’action, op. cit.

44 Michel OFFERLÉ, Les Partis politiques, op. cit.

45 D’après Yves FRÉMION, Histoire de la révolution écologiste, op. cit., p. 122, Charles Piaget, leader autogestionnaire de Lip, devait dans un premier temps présenter une candidature fédérant les écologistes et l’extrême gauche. Mais Edmond Maire, pour la CFDT, et Michel Rocard, pour le PSU, s’y sont opposés, préférant soutenir la candidature de François Mitterrand dès le premier tour. Jean Carlier, fondateur en 1969 de l’Association des journalistes et écrivains pour la protection de la nature et de l’environnement (AJEPNE) est légitime mais, journaliste à RTL, il ne peut prendre le risque de perdre son poste. Quatre autres candidats auraient pu se présenter mais renoncent finalement : Philippe Saint Marc, un pionnier de l’écologie qui refuse de s’engager dans une dynamique proprement politique qui impliquerait une organisation partisane ;

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par de nombreux militants écologistes, ainsi que par une petite partie de la presse de l’époque (Combat nature et Actuel, qui sort un numéro spécial à 80 000 exemplaires, alors que Le Sauvage, La Gueule ouverte, et Charlie Hebdo ne s’engagent pas en sa faveur46) et des

journalistes rassemblés, depuis 1969, dans l’Association des écrivains et des journalistes pour la protection de la nature et de l’environnement (AJEPNE), mais ne fait pas l’unanimité à l’intérieur même du mouvement écologiste47. Ayant obtenu le nombre de signatures

requises pour présenter sa candidature, il se fait connaître du grand public et des médias. René Dumont est né en 1904. Petit fils de paysans ardennais, fils d’un instituteur devenu ingénieur agricole qui enseignait à Cambrai et militait au Parti radical (il fut un temps conseiller municipal de Sedan) et de l’une des premières femmes agrégées de mathématiques, professeure de sciences puis directrice de collège, il grandit dans « une famille de républicains laïques militants, dont l’ascension sociale correspond parfaitement à l’idéal de la méritocratie »48. Familiarisé dès son plus jeune âge avec les réalités agricoles, il

réussit brillamment ses études : classe préparatoire de mathématiques élémentaires au lycée Henri IV, Institut national agronomique (INA) – dont il sort diplômé en 1922 –, Institut national d’agronomie coloniale (il est diplômé en 1928). Titularisé en 1934 à l’INA après une mission au Tonkin, il y exerce pendant toute sa carrière, multipliant les charges d’enseignement, les missions à l’étranger pour des organismes internationaux ou pour le compte du gouvernement français, et les publications. Traumatisé par son service militaire dont il ne se remet qu’après un séjour en institution psychiatrique en 1926, il est signataire du Manifeste des 121 en 1960, et milite brièvement à la SFIO et au PSU. Lorsqu’il s’engage dans la campagne présidentielle de 1974, il vient de prendre sa retraite de l’INA mais poursuit la plupart de ses activités.

Son équipe de campagne regroupe de nombreux écologistes bénévoles, dont Brice Lalonde, qui en aurait été le directeur49, Solange Fernex, Jean-Luc Bennahmias (militant

d’Information pour les droits du soldat50), Didier Anger (alors professeur d’histoire et