• Aucun résultat trouvé

Chapitre 6 Présentation des résultats Comparaison groupe natif et groupe non-

6.2 Résultats des sujets natifs

6.2.1 Mesures de la préfabrication

Nous rappelons ici les deux méthodes utilisées pour le calcul de la préfabrication qui ont été commentées dans le chapitre 5. La première méthode (Cordier, 2013) propose quatre mesures

169

pour calculer le taux de préfabrication dans les productions : taux de syllabes préfabriquées (pourcentage des syllabes des SP), taux de segments de parole contenant au moins une SP (pourcentage des segments contenant au moins une SP), longueur moyenne des syllabes préfabriquées par segment, longueur moyenne de syllabes préfabriquées par segment contenant au moins une SP. La deuxième méthode utilisée en linguistique de corpus calcule le nombre total de préfabriqués pour cent mots produits.

Le tableau 8 présente les taux de préfabrication pour les productions du groupe natif. Les lignes 1 à 4 du tableau concernent les quatre mesures de la préfabrication selon Cordier (2013). Les lignes 5 à 8 présentent le taux de préfabrication pour 100 mots, toutes séquences confondues et le taux des séquences de type lexical, en valeur brute et en types. Les lignes 9 à 12 concernent deux mesures intéressantes, le taux de SP grammaticales et le taux de SP discursives, en valeur brute et en occurrences types. Nous rappelons ces mesures qui permettent de calculer le taux de SP en valeur brute, c’est-à-dire qu’on calcule le pourcentage de toutes les SP pour 100 mots, même si elles sont répétées plusieurs fois dans la production (toutes les occurrences) ; et le taux de SP en types, c’est-à-dire qu’on considère non plus toutes les occurrences mais les types de SP (la SP ne sera comptée qu’une seule fois). Ces taux en valeur brute et en occurrences types sont appliqués à la totalité des SP et aux types de SP, lexicales, grammaticales et discursives, selon la terminologie empruntée à Forsberg (2006).

170

Mesures de la préfabrication AN CA JE MG TH VC Moyenne Ecart-type min max 1 Taux syllabes préfabriquées 36.65 37,94 33,78 38,80 32,83 39,63 36,6 2,7 32,83 39,63 2 Taux segments avec SP 90,48 82,81 60,61 72,50 71,43 76,19 75,9 10,2 60,61 90,48 3 Nb syllabes préfabriquées par

segment 7,55 5,25 3,44 5,66 5,57 6,10 5,6 1,3 3,44 7,55

4 Nb syllabes préfabriquées par

segment avec SP 8,34 6,34 5,68 7,81 7,80 8,00 7,3 1,0 5,68 8,34 5 Nb SP_100mots 15,91 15,71 13,28 16,05 12,87 15,48 14,88 1,4 12,87 16,05 6 Nb SP_100mots_occurrences types 12,08 11,10 10,55 11,93 11,70 13,29 11,77 0,9 10,55 13,29 7 SP lexicales_100mots 9,13 8,65 8,98 7,92 9,36 7,74 8,6 0,7 7,74 9,36 8 SP lexicales_100mots_ occurrences types 7,22 6,48 7,03 6,72 8,77 6,35 7,1 0,9 6,35 8,77 9 SP grammaticales_100mots 4,27 3,46 2,15 4,77 2,34 3,97 3,49 1,06 2,15 4,77 10 SP grammaticales_100mots_ occurrences types 2,65 2,02 1,95 2,82 2,05 3,77 2,54 0,70 2,02 3,77 11 SP discursives_100mots 2,50 3,60 2,15 3,36 1,17 3,77 2,76 1,01 1,17 3,77 12 SP discursives_100mots_ occurrences types 2,21 2,59 1,56 2,39 0,88 3,17 2,13 0,81 0,88 3,17

171

On constate que ces différents taux sont plutôt homogènes ; cependant, quelques mesures comme le pourcentage de segments de parole contenant au moins une SP (écart-type de 10,2 pour une moyenne de 75,9) et la longueur moyenne des syllabes préfabriquées par segment (écart-type de 1,3 pour une moyenne de 5,6) présentent des contrastes. Sur ces deux mesures, le sujet AN obtient les résultats maximum (90,48 et 7,55) et le sujet JE les résultats minimum (60,61 et 3,44). Les résultats des séquences préfabriquées produites pour 100 mots dans le groupe entier natif montrent des différences entre les individus aussi bien en valeur absolue qu’en occurrences types. Les sujets s’appuient davantage sur les mêmes SP dans leurs narrations. On passe d’une moyenne de 14,9 SP pour 100 mots en valeur absolue à 11,8 en occurrences types. 8,6 %, des 14,9 %, appartiennent à des SP de type lexical en valeur brute (toutes les SP lexicales) ; sur les 11,8 % des SP en occurrences types, 7,1% sont des SP lexicales. Malgré l’homogénéité du groupe - des locuteurs natifs, d’un même âge, d’un même niveau d’études - on trouve des différences. Il est donc intéressant de regarder de plus près les résultats individuels par rapport à la moyenne du groupe.

Les résultats de MG sont proches de la moyenne pour les quatre premières mesures. Mais si MG utilise le taux de SP le plus élevé du groupe, il passe de 16,05 SP en valeur brute pour cent mots à 11,93 SP en occurrences types. Ce qui signifie que ce sujet va s’appuyer sur un certain nombre de SP qu’elle répète. On trouve chez un autre sujet, le même rapport : CA ne produit que 11,10 SP pour cent mots en occurrences types alors qu’en valeur brute elle en produit 15,71. On peut sans doute conclure que ces sujets utilisent fréquemment les mêmes SP de manière stratégique, peut-être pour parler plus vite.

JE, le sujet au plus bas taux de préfabrication (taux de syllabes préfabriquées et de segments contenant des SP), a un profil très différent de MG. JE semble moins s’appuyer sur le langage préfabriqué que les autres natifs. Cependant, les autres mesures de la préfabrication montrent que le sujet JE s’appuie plutôt sur des SP lexicales variées. Alors que le taux de SP produites tous les cent mots par JE est un des plus bas du groupe (13,28) avec celui de TH (12,87), on constate à l’inverse que le taux de production des SP lexicales, pour ces deux sujets, en valeur brute (8,98 et 9,36), est plus élevé que celui de la moyenne du groupe (8,6). D’autre part, TH qui a le taux de SP pour cent mots le plus bas (12,87), a en revanche un taux de SP en occurrences types très proche (11,70), avec un taux de SP lexicales très haut, ce qui signifie qu’il utilise des SP variées et surtout des SP lexicales. TH comme JE se prêtent peut-être plus à un exercice conventionnel. Selon les sujets, le taux de SP lexicales peut varier. Par exemple, VC et MG produisent moins de séquences lexicales que JE et TH, et plus de séquences

172

grammaticales et discursives. Le sujet TH produit de nombreuses SP lexicales (9,36) et moins de SP grammaticales et discursives (2,15) que les autres sujets.

En conclusion, les locuteurs natifs, dans l’ensemble, produisent les séquences grammaticales et discursives dans une moindre proportion que les SP lexicales. En effet, la tâche narrative semble favoriser l’emploi de séquences lexicales ou référentielles pour décrire les personnages, les actions, alors que d’autres types de tâches orales - l’interview ou la discussion sur un sujet d’actualité - génèrent une parole moins contrainte, plus variable (Cordier, 2013 ; Grosjean et Deschamps, 1972). Les sujets natifs disposent, sans aucun doute, d’un répertoire de séquences lexicales riche et diversifié qu’ils utilisent pour nommer et décrire. Ils ont un moindre besoin, compte tenu de la tâche, d’employer des SP discursives.

6.2.2 Mesures de la fluence

Sept mesures ont été retenues pour la fluence. Les quatre variables temporelles les plus significatives et utilisées dans la recherche sur la fluence sont la vitesse de parole, la vitesse d’articulation, le taux de phonation, et la longueur du segment de parole en syllabes. Deux autres mesures, la longueur moyenne des pauses et le nombre de pauses par minute, complètent les informations sur les sujets et leur comportement langagier. Enfin une dernière mesure, le nombre de corrections pour cent mots, apporte des informations sur les habitudes des sujets, s’ils se corrigent ou pas, et sur la qualité de la production ; une production orale sans cesse corrigée donne à l’auditeur une impression de disfluence.

La longueur du segment de parole en syllabes (mesure 1) est l’une des mesures classiques de la fluence. Cette mesure associée aux variables temporelles donne un aperçu des habitudes orales des sujets dans leur L1. La longueur moyenne des pauses, variant de 673,5 à 966,70ms, est aussi un indicateur des différences entre les locuteurs. La dernière mesure utilisée, le nombre des reprises pour cent mots, indique la plus ou moins grande fréquence de ce type de disfluence dans un corpus L1. Elle pourrait se trouver en corrélation avec d’autres aspects de la fluence ou correspondre à un type de sujet selon la formation reçue, la plus ou moins grande aisance à l’oral, ou la recherche de la précision dans le discours.

On constate dans le tableau 9 ci-dessous une grande variabilité entre les locuteurs natifs qui ont réalisé les tâches narratives proposées. La mesure 1 (longueur du segment de parole) montre des résultats extrêmes allant du simple au double (AN et JE : 20,6 et 10,18 respectivement), à mettre en relation avec la longueur moyenne du segment de parole du groupe, 15,2 syllabes. Trois sujets produisent des segments d’une longueur à peu près équivalente autour de 15 syllabes (15,4 ; 16,4 ; 14,8), et un peu moins pour un autre (13,8).

173

Ces résultats posent la question de l’interprétation de cette mesure. Sur les six sujets natifs, de même niveau universitaire, au moins quatre d’entre eux ont des résultats à peu près équivalents, illustrant une sorte de norme de traitement pour ce type de tâche. Cependant deux sujets ont des résultats différents. Cela indique qu’il faudra être vigilant en interprétant les valeurs observées chez les sujets non-natifs, et mettre cette mesure en relation avec d’autres mesures comme le taux de préfabrication.

174

Mesures AN CA JE MG TH VC Moyenne Ecart-type mini maxi

1 Long moy du

segment (sylls) 20,60 13,80 10,18 14,79 16,43 15,38 15,19 3,4 10,18 20,59

2 Vitesse de parole 4,24 3,41 3,12 4,07 3,77 4,10 3,78 0,44 3,12 4,23

3 Vitesse d’articulation 4,98 4,18 4,01 5,04 4,32 5,11 4,61 0,49 4,01 5,11

4 Taux de phonation 86,57 80,95 73,03 80,83 85,64 80,83 81,31 4,81 73,02 86,57

5 Longueur moy pause 673,48 800,98 966,70 713,96 687,00 749,25 765,2 108,9 673,48 966,70

6 Nb pauses vides

minute 11,96 14,27 16,74 16,11 12,54 15,35 14.50 1,93 11.96 16.74

7 Taux de correction 4,42 5,19 7,61 7,37 5,84 1,98 5,40 2,08 1,98 7,61

175

A première vue, le sujet AN serait plus « rapide » que les autres sujets natifs : elle produit les plus longs segments de parole du groupe, et les trois mesures - la vitesse de parole, la vitesse d’articulation, le taux de phonation - sont également plus élevées que la moyenne du groupe. AN produit aussi les pauses les plus courtes du groupe. On voit ici un profil particulier de locuteur : des pauses plutôt courtes, peut-être par un moindre besoin de planifier son discours, contrairement à JE dont les pauses nombreuses sont aussi les plus longues. Ces deux sujets illustrent deux comportements langagiers différents.

Ces données confirment les conclusions d’autres chercheurs (voir chapitre 4) : soit on produit des segments de parole plutôt longs avec des pauses plutôt courtes soit c’est l’inverse, on produit des périodes de parole courtes avec de longues pauses (Goldman-Eisler, 1968 : 81). Les comportements langagiers décrits par Goldman-Eisler correspondent aux comportements des deux sujets de mon groupe. AN produit des périodes de parole plutôt longues (les plus longues du groupe) avec de courtes pauses (les plus courtes du groupe). JE produit des segments plutôt courts (les plus courts du groupe) avec de longues pauses qui lui permettent de planifier la suite de son discours.

TH semble avoir un comportement langagier comparable à celui de AN. Il produit des segments de parole plus longs que la moyenne (16,4) avec des pauses plutôt courtes (687ms). AN et TH sont les sujets natifs qui pausent le moins souvent (11,96 et 12,54 pauses par minute) contrairement à JE qui pause plus souvent (16,74 pauses par minute). En revanche, le taux de pauses remplies de TH est élevé, contrairement à celui de JE.

Cette différence entre les sujets réside, peut-être, dans la portée de la planification. On peut se demander à quel moment les sujets qui pausent peu planifient leur discours.

Nous verrons, dans les analyses qui suivent, une éventuelle contribution des SP à ces phénomènes temporels. Les SP permettent de libérer du temps pour la planification qui peut aussi se faire pendant les hésitations (pauses remplies, allongements, reprises).

On se rend compte également que les mesures des variables temporelles ne reflètent pas tout : elles doivent être associées aux mesures de la longueur de segment de parole et des pauses, pour une interprétation plus juste.

La dernière mesure, le taux de reprises ou corrections (pour 100 mots), montre également des écarts extrêmement importants entre les sujets : de 1,98 à 7,61 corrections pour cent mots entre les sujets VC et JE (moyenne du groupe : 5,4). JE pause plus longtemps que les autres et se corrige aussi beaucoup plus. Deux raisons possibles peuvent expliquer ces résultats : JE

176

cherche à produire un discours précis, d’où une parole moins fluide et des corrections plus nombreuses. En général, si quelqu’un hésite beaucoup, comme JE, c’est qu’il ne veut peut-être pas prendre de risque ; il parle plus lentement pour trouver la formulation la plus juste. Le comportement de JE est sans doute lié à sa façon de formuler les messages qui peut être influencée par sa formation (études de droit) et, peut-être, à la nature de la tâche. Une de nos questions de recherche est de savoir si la fluence est liée à l’emploi de séquences préfabriquées.

6.2.3 Corrélation entre la fluence et l’emploi du LP

Les études sur le langage préfabriqué mettent toutes en avant que l’usage du LP serait un des facteurs déterminants de la fluence des locuteurs à l’oral (chapitre 3). En L1, les locuteurs ont un répertoire étendu et diversifié de séquences qui leur permettent de s’exprimer aisément. Ils libèrent ainsi des ressources attentionnelles (chapitre 2) pour la gestion et la co-construction du sens. En L2, les études révèlent que l’emploi des SP favorise une parole plus fluide non seulement en termes de rapidité mais aussi d’aisance (chapitre 3).

Pouvons-nous trouver dans notre groupe contrôle une corrélation entre la fluence et l’usage des SP ? Les sujets les plus rapides en termes de fluence, c’est-à-dire AN, VC et MG sont, en effet, les sujets qui obtiennent des résultats plus élevés sur les quatre mesures de la préfabrication selon Cordier. Ils produisent plus de syllabes préfabriquées et de segments avec SP. En outre, la longueur moyenne des syllabes préfabriquées par segment avec ou sans SP est plus longue que la moyenne du groupe. Et ils sont les plus « fluents ». En revanche, TH et surtout JE, les deux sujets les moins fluents, produisent le moins de syllabes préfabriquées du groupe. Enfin, JE a les résultats les plus bas sur les quatre premières mesures de la préfabrication.

On retrouve les mêmes écarts dans les mesures des SP pour cent mots produits. Là encore, ce sont JE et TH qui produisent le moins de SP du groupe (13,3 et 12,9 en valeur brute pour une moyenne du groupe de 14,9). Mais on a vu aussi que ces deux sujets produisent un taux de SP lexicales pour cent mots plus élevé que la moyenne du groupe et que TH produit un nombre élevé de ces SP en occurrences types (section 6.2.1), ce qui semble confirmer la tendance de ces deux sujets à vouloir produire un discours plus précis et plus riche en termes de variété lexicale puisqu’ils emploient surtout des séquences de ce type et plus diversifiées.

177