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Chapitre 4 Mesures de la fluence et séquences préfabriquées

4.2 Les mesures quantitatives

4.2.4 Les pauses, ou variables temporelles secondaires

Les pauses, considérées comme des variables secondaires par Grosjean et Deschamps (1972), sont révélatrices d’une plus ou moins grande aisance du locuteur. Le phénomène des pauses est toujours associé à la fluence. Deese (1980 : 72) note le rôle que jouent les longues pauses chez les locuteurs natifs les plus expérimentés, dans un but rhétorique. En L1, les pauses longues se situeraient en début d’énoncé pour permettre la planification (Hilton, 2008a). Tout discours oral est composé de périodes de locution et de périodes d’hésitations qui peuvent être des pauses silencieuses (ayant souvent une fonction physiologique – c’est la pause respiratoire) et des pauses sonores. En L2, les hésitations seraient des indices très fiables de la plus ou moins grande aisance à l’oral (et en L1 aussi) et de l’automatisation (ou du manque d’automatisation) dans le traitement verbal. Leur diminution dans le temps pourrait signaler en effet l’automatisation d’un certain nombre de traitements formels.

Goldman-Eisler (1968) définit les pauses comme des interruptions du mouvement articulatoire. La littérature distingue trois types de pauses : les pauses liées à des phénomènes articulatoires (par exemple, lorsque deux occlusives se suivent), les pauses respiratoires nécessaires pour la prise de souffle, les pauses liées à des hésitations et les pauses liées à la planification. Ces différents types de pauses sont présentes aussi bien en L1 qu’en L2, sans doute avec une distribution différente. En L1, chez des sujets normaux, les pauses ne sont pas systématiquement des indicateurs d’un manque de fluence (ils peuvent l’être toutefois) mais sont considérées plutôt comme normales dans le discours. Les hésitations et les disfluences font partie intégrante du traitement des informations en temps réel. Elles sont nécessaires non seulement pour la production mais aussi pour la réception. Selon Hilton (2008a :67) en L1,

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« environ un tiers de la production est consacré à différentes formes d’hésitation (pauses silencieuses, pauses remplies ou vocalisées et autres bruitages paralinguistiques, reprises ». Elles ont de multiples fonctions (Chafe, 1980) : elles permettent l’organisation et la planification des énoncés, la prise de souffle mais aussi la mise en relief de certains éléments du discours.

En L2, Les hésitations sont plus nombreuses et plutôt révélatrices des difficultés rencontrées par les apprenants. Elles sont particulièrement utiles pour révéler où on peut facilement avancer en production, et où cela devient difficile57 (Chafe, 1980 : 171). Un grand nombre de recherches ont également montré que les hésitations à l’intérieur d’un groupe syntaxique sont caractéristiques des productions non-natives et le signe d’une parole disfluente (Hilton, 2008a ; Pawley et Syder, 2000 : 170). En L2, chez un locuteur inexpérimenté, l’hésitation sera souvent générée par un blocage (lexical, syntaxique) ou parfois due au stress (surtout dans une situation de production contrainte, comme c’est souvent le cas en classe de langue). Nous nous intéressons donc ici au rapport entre les hésitations et l’aisance en production orale en L2.

Les études entreprises par Henderson et collègues (1965) et résumées par Goldman-Eisler (1968) concernent la distribution des pauses pour la L1. Dans des passages d’entre 350 et 450 mots tirés d’interviews enregistrés, l’équipe de Henderson a constaté que chaque locuteur alterne de courtes périodes de parole avec de longues pauses et des périodes de parole plus longues mais avec des pauses plutôt courtes58 (Goldman-Eisler, 1968 : 81). Ces suites sonores plutôt courtes et les longues pauses seraient liées à la phase de planification (la planification dans le modèle de Levelt, 1989). Ces pauses longues (pour la planification) permettent donc aux locuteurs de produire de plus longues périodes de parole avec de courtes pauses. Les pauses chez les locuteurs natifs peuvent donc avoir une fonction d’aide à la planification (Goldman-Eisler, 1968). Si les pauses d’hésitation aident à la planification, les pauses respiratoires en L1 tombent, toujours d’après Goldman-Eisler, à des moments clés de l’organisation du discours.

Cependant, Goldman-Eisler constate que la distribution des pauses respiratoires et d’hésitation est différente entre une tâche de « parole spontanée » et une tâche de « lecture »

57 « Hesitations are especially useful in showing us where it is easy to move on in speech production) and where it is difficult. » (Chafe, 1980 : 171)

58 « Periods with relatively long pauses and short utterances alternated with periods with relatively short pauses and long speech utterances. » (Goldman-Eisler, 1968 : 81)

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Dans une tâche orale spontanée, il est difficile de contrôler parfaitement le traitement psycholinguistique59 (1968 : 95). Elle constate que 34,1% des pauses sont des pauses respiratoires en production orale spontanée et les deux tiers restants des pauses d’hésitation ; et 68,9% de ces pauses respiratoires apparaissent à des frontières grammaticales. En production orale spontanée, 61% des pauses d’hésitation apparaissent à des jonctures grammaticales dans les échantillons les plus fluides (1968 : 95). Et dans les échantillons les moins fluides, seulement 47% des pauses sont grammaticales60. 54% des pauses d’hésitation ou de planification apparaissent à des frontières grammaticales dans les passages les plus hésitants et 77,6% à des périodes de fluence. Goldman-Eisler reconnaît que la nature de la tâche est importante dans la production. « Une tâche facile rend la production plus fluide. Cela permet aux locuteurs de regrouper des unités linguistiques de telle façon que les pauses rendent la communication plus aisée »61 ; (Goldman-Eisler, 1968 : 95).

a) Les pauses vides ou silencieuses

A part les pauses respiratoires qui sont nécessaires pour la prise de souffle, les pauses vides ou silencieuses, dont les raisons sont multiples, représentent la majorité des pauses en L1 comme en L2. Plus importantes cependant en L2, elles marquent une difficulté lexicale ou syntaxique, à partir d’une certaine durée. Riggenbach (1991 : 426) distingue différents types de pauses vides en fonction de leur durée : micro-pauses lorsqu’elles sont inférieures ou égales à 200ms, pauses d’hésitations entre 300 et 400ms, et pauses vides à partir de 500ms. Cependant les études plus récentes ne font pas cette distinction et sont d’accord pour considérer une pause entre 200 et 250 ms comme une pause d’hésitation :

i. supérieures à 200 ms selon Hilton (2011) en conformité avec Butterworth (1980 : 156), Cordier (2013).

ii. supérieures ou égales à 250ms (Grosjean et Deschamps, 1972 ; Ejzenberg, 2000, Perez-Bettan, 2009), à partir de 280ms pour des questions pratiques (Wood, 2006). iii. supérieures à 400 ms (Freed, 1995, 2000 ; Riggenbach, 1991 ; Towell et al. 1996).

b) Les pauses sonores

59 « […] in spontaneous speech speakers can hardly be in complete control of the psycholinguistic process ». (Goldman-Eisler, 1968 : 95)

60 « thus even in the fluent periods of the samples investigated, only 61% of the gaps occurred in grammatical places ». « even in the most hesitant parts […] 47% of pauses occurred in grammatical places. » (Goldman-Eisler, 1968 : 95) 61 « when the cognitive task is easy, speech is fluent and attention can be paid to grouping linguistic units in such a way that pausing serves communication. » (Goldman-Eisler, 1968 : 95)

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Les pauses sonores, au premier rang parmi les pauses d’hésitation en français d’après Grosjean et Deschamps (1972), sont des interruptions momentanées du flux langagier. Elles peuvent être décomposables en syllabes allongées qui représentent en moyenne 57 % du nombre total des pauses sonores en L1.

[les pauses sonores] réfèrent à tout prolongement anormal de syllabes (en fin de mot) ou de mots monosyllabiques (ex : « je crois que: je vais venir… ») et en pauses remplies qui réfèrent à tout procédé d’hésitation intervenant dans le langage, c’est-à-dire (euh, hum, en français), /∂, œ, ø, ∂m/ et dont /∂/ est le plus fréquent (ex : l’endroit où je suis allé /∂/ était très beau). (Grosjean et Deschamps, 1972 : 132)

36% des locuteurs natifs ne respectent pas cette tendance, soit ils font autant de syllabes allongées que de pauses remplies, soit ils en font davantage. Les allongements de syllabes sont très présents en français qui est une langue à syllabation ouverte (Grosjean, 1980) et représentent près de 30% des pauses sonores. Elles sont donc presque aussi importantes que les hésitations vocales. Elles permettent au locuteur de réfléchir à la suite de son énoncé et ont donc une fonction d’aide dans le discours au même titre que les autres hésitations. En L2, la distribution des pauses sonores entre pauses remplies et allongements peut être aussi inégale et dépendre de la langue maternelle des locuteurs.

Certains chercheurs (Raupach, 1980) comptent comme des pauses remplies ce qu’ils nomment « pauses lexicales », j’sais pas ou chepa, je pense, des choses comme ça. Mais ces pauses dites lexicales sont aussi considérées comme des unités à part entière appelées remplisseurs (fillers) pour d’autres chercheurs (Erman et Warren, 2000 ; Forsberg, 2006 ; Perez-Bettan, 2009 ; Cordier, 2013). Cependant la plus grande différence entre les productions natives et les non-natives concerne la place des pauses dans le discours.