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Afin de mieux comprendre comment se fait la production en langue étrangère, nous consacrons cette section au traitement de la parole dans les modèles de production pour la L2 comme celui de De Bot (1992) et en particulier celui proposé par Kormos (2006 : 166-173). Ce modèle reprend étape par étape, en l’adaptant à la L2, le processus de la production orale en L1.

3.3.1 Les caractéristiques du modèle de production bilingue

Kormos (2006) propose un modèle de production bilingue inspiré du modèle de production de Levelt pour la L1 (1989, 1999) présenté dans la section 3.2. Ce modèle montre des similitudes entre la production orale L1 et L2 mais surtout les spécificités du processus de la production orale en langue étrangère. La production orale en L2 serait composée des mêmes modules qu’en L1. Le traitement de la parole passe par les trois étapes principales évoquées dans la section section 3.2.1. Comme en L1, le traitement en L2 se fait de manière progressive, chaque étape du modèle se faisant l’une après l’autre. Chaque nouvel input dans le module déclenche des procédures d’encodage. Par exemple, une fois la première syllabe d’un mot activée, l’articulation peut commencer dans l’articulateur. Le traitement parallèle est théoriquement possible pour les apprenants les plus avancés en L2 ; mais tant que les procédures d’encodage demandent de l’attention, elles ne peuvent se faire que l’une après l’autre. Ce modèle de production bilingue n’est pourtant pas à proprement parler un modèle sériel dans la mesure où l’activation en cascade (spreading activation) est possible depuis le niveau lexical jusqu’au niveau phonologique.

Le modèle de Levelt (1999) distingue trois types de connaissances différentes situées dans la mémoire à long terme (MLT) : les connaissances du monde extérieur et intérieur, le lexique mental et le syllabaire. Kormos, qui s’appuie sur de nombreuses théories de production, propose un nouveau modèle qui comprend un seul et large magasin de stockage, pour la L1 et la L2, qui est la mémoire à long terme. Nous rappelons ici que la mémoire à long terme

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comprend toutes nos connaissances, expériences et apprentissages dont le langage fait partie (les règles morphosyntaxiques, les informations sémantiques et le lexique). En situation de production, la mémoire de travail (Baddeley, 1986) permet d’assembler des éléments que le locuteur récupère de la MLT et des éléments qu’il reçoit de l’input. En langue étrangère, le locuteur peut se trouver devant de réelles difficultés s’il ne peut récupérer de la MLT des éléments d’information qui lui permettront de produire un message en temps réel. Nous rappelons que la MLT comprend plusieurs composants (résumé dans Hilton, 2009 : 42-44) : 1) la mémoire épisodique, qui contient notamment les traces de toutes nos expériences et événements vécus, 2) la mémoire sémantique qui comprend les concepts linguistiques et non linguistiques ainsi que les traces en relation avec ces concepts, les lemmes et les lexèmes, 3) le syllabaire qui comprend les gestes articulatoires automatisés indispensables pour produire les syllabes et, 4) un dernier composant, spécifique au modèle de production L2, qui est l’endroit où sont stockées les connaissances déclaratives des règles de la L2 (Kormos, 2006 : 167). Tous ces composants contiennent des informations aussi bien de la L1 que de la L2. En d’autres termes, il y aurait une mémoire sémantique et épisodique commune à la L1 et à la L2, un seul endroit pour stocker les lemmes et les lexèmes de la L1 et de la L2 ; et de même pour le stockage des sons. La nouveauté de ce modèle de production L2, c’est de supposer l’existence d’un quatrième endroit de stockage, spécifique à la L2, qui est la partie de la mémoire déclarative consacrée aux règles syntaxiques et phonologiques de la L2 (Kormos, 2006 : 167). En L1, notre connaissance des « règles » combinatoires pour la langue sont acquises implicitement et font partie des connaissances non-déclaratives (ou « procédures ») dont nous sommes à peine conscients. En L2, un grand nombre de règles grammaticales, discursives et phonologiques sont stockées comme des connaissances déclaratives (apprises explicitement en classe de langue). La recherche en neurologie, notamment chez des patients amnésiques, semble indiquer que les connaissances déclaratives pourraient se trouver dans une région du cerveau distincte de celle qui est responsable des traitements automatiques (Cohen et Squire, 1980 : 209, cité par Hilton, 2009 : 44).

Mais excepté ce quatrième magasin, le modèle proposé en production L2 par Kormos est de même nature que celui proposé en L1. Les procédures de traitement sont les mêmes, en L1 et L2, pour les apprenants exposés dès leur plus jeune âge à la L2 ainsi que pour les apprenants très avancés. En revanche, les apprenants débutants, qui ont été peu exposés à la langue, semblent activer des régions plus larges et sensiblement différentes du cerveau quand ils

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parlent la L2. Le traitement chez les locuteurs bilingues repose sur des connaissances déclaratives implicites alors que le traitement chez les apprenants à des stades moins avancés se fait de manière explicite, ce qui expliquerait leurs problèmes de disfluence.

3.3.2 Procédures d’encodage et de stockage des connaissances en production orale L2

En production orale, la première étape concerne la conceptualisation du message. Dans la conceptualisation en L2, on doit décider dans quelle langue les concepts sont formulés (la plupart des concepts en L1 et en L2 étant stockés ensemble dans la mémoire sémantique) – mais parfois certains concepts pourraient être plutôt associés à l’une ou l’autre langue. Dans le modèle de production proposé par Kormos, si le concept est partagé dans les deux langues, en principe seul le concept de la langue choisie est activé pour le traitement. Mais il est fort probable que la représentation conceptuelle en L2 au stade débutant sera calquée sur celle de la L1 et les locuteurs peuvent se trouver en difficulté lors de l’encodage.

Dans la phase de conceptualisation, les concepts ne sont pas toujours représentés par des unités simples mais aussi par des ensembles de mots, la plupart des expressions que nous utilisons (chapitre1) étant des combinaisons de mots mémorisés, des phrases, des propositions qui forment, on l’a vu, le langage préfabriqué (Pawley et Syder, 1983). La création de ces groupes (chunks) aurait lieu dans le conceptualisateur. En d’autres termes, selon Kormos, les locuteurs natifs ont dans le conceptualisateur de larges ensembles, ayant des fonctions communicatives correspondant aux actes de parole, aux situations, au contexte, qu’ils peuvent activer comme des unités simples. Mais en L2, le choix est plus problématique. Dans la phase du message préverbal, la formulation, l’apprenant débutant qui doit se concentrer sur des processus de bas niveau (lexique, grammaire, phonologie) le fait au détriment souvent de la gestion de la situation (aspects pragmatiques et gestion du sens). Le choix de la langue dépendra de facteurs pragmatiques comme la situation de communication, la relation entre les locuteurs, le statut de la langue (dans un contexte plurilingue), etc. L’apprenant d’un niveau avancé peut mieux gérer la situation de communication et se concentrer davantage sur la planification du message.

Dans la deuxième phase, l’encodage syntaxique suit les différentes étapes proposées par Kempen et Hoenkamps’s (1987) : d’abord l’activation du lemme, en fonction de la L2 pour les locuteurs les plus performants et, pour les apprenants de niveaux débutants, en fonction le plus souvent des informations de leur L1. Néanmoins, des erreurs de transfert de la L1 vers la L2 peuvent alors se produire. Un apprenant de niveau avancé pourra activer des procédures

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propres à la L2 alors qu’un apprenant débutant risque fort de calquer les procédures de sa L1 sur la L2, quelle que soit l’étape. En effet, lorsque les langues sont très éloignées, les risques d’erreurs risquent d’être bien plus fréquents (Dechert, 1983). Dans le modèle bilingue, le lexique (unités simples mais aussi les larges ensembles et phrases) est conçu comme un réseau dans lequel chaque entrée crée des connections avec d’autres entrées. Les connexions peuvent exister entre les lemmes et les lexèmes de la L1 et de la L2. Signalons que les entrées, activées plus souvent, se trouvent au centre du réseau et les moins utilisées à la périphérie. La force des connections est variable selon le niveau ; en début d’apprentissage, des liens entre unités de la L1 et de la L2 peuvent être plus forts que ceux de la L2. En production orale, le locuteur pourra activer facilement des mots ou des ensembles lorsqu’il aura déjà une certaine maitrise de la L2.

Enfin, lors de la troisième étape qui concerne la phase d’encodage phonologique, les gestes articulatoires sont enclenchés. Les syllabes de la L2 seraient stockées dans le même syllabaire que celles de la L1. Les apprenants débutants utiliseraient les gestes articulatoires de leur L1 alors que les plus avancés arrivent en principe à créer des groupes de syllabes propres à la L2 (de Bot, 1992 ; Kormos, 2006 : 173).

L’étape finale, l’auto-surveillance, fonctionnerait en L2 de la même façon qu’en L1. Elle nécessite toutefois plus d’attention en L2, les ressources attentionnelles étant plus limitées et les processus formels (lexique, syntaxe et phonologie) demandant plus d’attention (contrairement à la L1). En réalité, on peut se demander si les locuteurs L2 ne se surveillent pas plus qu’en L1, ce qui pourrait générer aussi les disfluences. S’ils se trouvent confrontés à des difficultés d’encodage, il semblerait que les locuteurs L2 privilégient d’abord le contenu (les concepts) avant la forme, le lexique avant l’application des règles, ou vice et versa (Kormos, 2006 : 173). Ce qui expliquerait bien des erreurs en production orale spontanée. Finalement, la production en L2 est également caractérisée par une plus grande lenteur dans l’encodage des concepts (de Bot, 1992), due à la compétition entre les unités de la L1 et ceux de la L2, et au déploiement de connaissances déclaratives et de procédures conscientes (à la place des traitements formels plus automatiques en L1). On distingue différents types d’influence de la L1 : le transfert de la L1 sur la L2 et l’alternance de code linguistique (code

switching). Par exemple, l’apprenant veut activer un mot de la L2 ou une règle acquise en

classe mais au lieu du mot ou de la structure souhaitée, un mot ou une procédure de la L1 est activé (qui est interprété, d’ailleurs, souvent comme un défaut de performance). Ces

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interférences surviennent peut-être en partie parce que les lieux de « stockage » dans la MLT sont partagés – concepts, lemmes, lexèmes, syllabes sont stockés ensemble - et qu’il y a compétition pour l’activation des formes nécessaires à l’encodage. Bien sûr, tout dépend du niveau de l’apprenant. Si l’apprenant n’a pas un niveau bilingue, l’interférence de la L1 risque d’être beaucoup plus élevée. Le transfert peut être dû à un manque de compétence en L2 qui oblige le locuteur à s’appuyer sur les connaissances de sa L1 (ou d’une autre langue étrangère).

D’une manière générale, le locuteur doit gérer l’influence de la L1 sur les procédures de traitement en L2. Cette influence se manifeste par le transfert des connaissances non-déclaratives (ou « procédures ») de la L1 : grammaticales, articulatoires, prosodiques, dans la phase d’encodage, qui peut nécessiter l’utilisation de stratégies communicatives.

Cependant, les locuteurs L2, même à des niveaux moins avancés, peuvent résoudre certaines de leurs difficultés grâce à des stratégies compensatoires (Kormos, 2006 : 175). En cas de difficulté dans l’activation lexicale (mot manquant) l’apprenant peut changer un ou plusieurs traits en utilisant une stratégie de substitution. Une stratégie semblable peut être adoptée en cas de difficulté syntaxique ou phonologique. Si le locuteur a conscience des ses manques en L2, il peut modifier un ou plusieurs aspects du message préverbal et transférer les connaissances de sa L1 ou Lx ou en sur-généralisant les règles de la L2, ce qui peut expliquer aussi certaines erreurs.

3.3.3 Développement de la compétence L2 dans le modèle bilingue

Pour une production orale aisée en L2, le locuteur doit disposer de différents types de connaissances : les mots (avec leurs caractéristiques sémantiques, grammaticales, phonologiques) et les règles d’encodage grammatical et phonologique. En L2, une fois que les règles sont apprises dans leur forme déclarative, leur procéduralisation peut commencer, ce qui signifie que les procédures, contrôlées au début, deviendront automatiques. Il en est de même pour les mots, au début ils sont récupérés de manière consciente et après un temps d’exposition et plus de compétence, la récupération se fait de manière automatique.

Ces différents types de connaissances (déclaratives, non déclaratives) doivent se mettre en place en L2 (Kormos, 2006 : 177). L’acquisition d’un mot nouveau en L2 implique, initialement, l’association du réseau sémantique (existant déjà) à un ensemble formel nouveau (ensemble phonologique qui doit être également associé à un ensemble orthographique).

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Selon le modèle de Kormos (et c’est vrai dans beaucoup de cas d’apprentissage scolaire des langues), un apprenant L2 va d’abord apprendre explicitement une « règle » de grammaire (ou de prononciation) qu’il va déployer de façon consciente (il doit réfléchir à la règle pour produire la forme voulue). En L2, les règles, apprises de façon explicite, font partie des connaissances déclaratives. D’abord appliquée de manière consciente, une règle de grammaire deviendra ensuite automatique, à force de répétition. Par exemple à l’écrit, le [s] du pluriel ou les terminaisons verbales du pluriel [-ent] ; à l’oral, la règle qui veut que les déterminants le/la se transforment en l’ devant une voyelle. Avec la pratique, une connaissance déclarative deviendra automatique et ne demandera plus aucun effort. L’acquisition d’unités grammaticales plus larges (constructions, phrases) laisserait aussi des traces au niveau du conceptualisateur et du lexique. Selon un vieux mythe de la didactique (Poulisse, 1999 ; Towell et al. 2006), ces règles vont « se procéduraliser » - mais il serait plus exact de dire que l’apprenant pourra activer la bonne forme directement en MLT, sans passer par une phase d’analyse attentionnée. Cette théorie de la procéduralisation des connaissances déclaratives renvoie à la théorie d’Anderson (1983) appliquée au langage (Towell et al. 1996, Towell, 2002). Cette thèse est fortement rejetée par Logan (1988, 1991), Paradis (2004, 2005) et Hilton (2008a)51, pour qui une connaissance est soit déclarative soit non-déclarative.