• Aucun résultat trouvé

3.5 Fluence et théories de l’automaticité

3.5.3 Modèles basés sur les règles

Dans le paradigme développé par Anderson (1983, 1995) et repris par de Keyser et d’autres chercheurs (notamment dans les années 1990), tout apprentissage, dont le langage, commence par l’acquisition de connaissances déclaratives qui vont finir à force de pratique par se « procéduraliser » ou s’automatiser (Gass et Selinker, 2008 : 219 ; résumé dans Kormos, 2006 : 39-40). Dans le modèle d’Anderson (1983) ACT (adaptive control of thought) et son modèle

100

révisé ACT-R (adaptive control of thought-revised) (1995) basés sur les règles, le développement des processus automatiques résulte non seulement dans une plus grande rapidité mais aussi dans des modifications qualitatives dans la nature même du traitement. Dans ce modèle, cinq mécanismes de traitement (composition, procéduralisation, généralisation, discrimination et renforcement) permettent l’automatisation. La première étape (composition) se charge de la création de macro-productions (larges ensembles ou chunks) à partir des unités plus petites de traitement, qui permettront de récupérer l’expression en bloc. Cette action, chunking52 (voir section 2.3), facilite le traitement dans la mémoire de travail (Kormos, 2006 : 40-41). L’étape de généralisation permet d’élargir l’application des règles aux contextes appropriés ; la discrimination, en revanche, permet de vérifier que la règle s’applique seulement aux seuls contextes appropriés. La dernière étape se charge de renforcer les règles pour que la procédure soit mieux appliquée. Mais une fois le processus de procéduralisation mis en place, on constate qu’il sera peut-être difficile de retrouver les procédures déclaratives. D’après Segalowitz (2003), si l’automaticité signifie un traitement rapide, sans effort conscient, il est également incontrôlable ou « ballistique », une fois le processus engagé.

Le modèle d’Anderson, concernait en réalité des compétences complexes comme le pilotage des avions, l’apprentissage de la programmation, etc. Paradis (2004) et Hilton (2009) contestent l’application de ce modèle au domaine du langage. Si ce modèle a exercé une certaine influence dans les théories de l’apprentissage de la langue (Towell et al. 1996 ; Towell, 2002 ; Schmidt, 1992), peu de recherches ont été entreprises pour adapter cette théorie au développement de la fluence. Pour certains chercheurs comme DeKeyser (2001), les connaissances déclaratives deviennent procédurales avec le temps. C’est aussi le point de vue de Towell, Hawkins et Bazergui (1996) qui montrent que le discours des apprenants s’est amélioré grâce à la « procéduralisation » des connaissances grammaticales et lexicales. Pour ces chercheurs, la « procéduralisation » des connaissances linguistiques et des préfabriqués, en particulier, est le plus important facteur dans le développement de la fluence chez les

52 La « théorie des chunks » (hierarchical chunk theory), développée dans le chapitre 2, affirme que les suites de syllabes ou de séquences récurrentes (Oppenheim, 2000 : 220), présents dans l’articulateur (et non des syllabes ni même des mots), expliquerait la rapidité de récupération des séquences en temps limité dans les contraintes de la production orale spontanée.

101

apprenants avancés L2. Pour eux, la procéduralisation se ferait au niveau du formulateur (deuxième étape dans le modèle de Levelt) si les trois conditions suivantes sont remplies, a) la longueur moyenne du segment de parole doit avoir augmenté dans le temps, b) la longueur moyenne des pauses peut rester stable ou diminuer, c) le taux de phonation peut rester stable ou augmenter. La longueur du segment de parole serait, même, la mesure qui montrerait le mieux la progression des apprenants dans une langue étrangère. Dans son étude, Towell (2002) constate que les deux participants dont le segment de parole a augmenté dans le temps sont ceux qui ont réussi à « procéduraliser » leurs connaissances syntaxiques. Autrement dit, c’est parce que les sujets ont pu transformer leurs connaissances linguistiques déclaratives en procédures que la production en temps réel a été possible. Pour Raupach (1984) qui émet des réserves en langue étrangère, les connaissances procédurales ne seraient pas dues systématiquement à la conversion de connaissances déclaratives. Les locuteurs L2 pourraient acquérir certains types de connaissances procédurales directement ou par transfert des connaissances procédurales de leur L1 sur la L2 et aussi par imitation. Son étude, portant sur le discours d’apprenants germanophones apprenant le français dans un programme d’études à l’étranger, montre que certains apprenants acquièrent certaines structures de la langue cible par imitation, sans analyse des unités linguistiques. Ces structures acquises se seraient alors transformées en connaissances non-déclaratives. Tous les chercheurs ne sont donc pas d’accord avec ce modèle d’Anderson. Comme on l’a vu, certains (Paradis, 2004 ; Hilton, 2008a, 2011) considèrent qu’on ne procéduralise pas une connaissance déclarative. Une connaissance est soit déclarative soit non-déclarative (fréquemment appelée « procédurale »). Dans les modèles basés sur l’usage (usage-based models, chapitre 2), la pratique renforce les connexions dans les différents réseaux (la syntaxe, le lexique, la phonétique) ce qui permet une récupération plus souple et la production de phrases appropriées au contexte. Les êtres humains étant sensibles à la fréquence des événements dans leur expérience53 (Ellis, 2002 : 145), l’apprentissage se ferait donc grâce aux exemples et modèles de l’input plutôt que par l’application de règles abstraites ; c’est le modèle connexionniste basé sur la fréquence et l’association de modèles. Ainsi les SP, mémorisées à force de pratique, permettent de produire plus aisément des phrases adaptées au contexte.

102

La théorie de restructuration, qui s’appuie sur la théorie d’Anderson, met l’accent sur l’automatisation de la production de parole qui a lieu en premier, suivie ensuite par la restructuration. Dans le cadre de l’acquisition langagière (McLaughlin, 1990), plus on aura « routinisé » les connaissances, plus elles seront activées aisément. Les nouvelles connaissances doivent être organisées et structurées et cela passe par la restructuration du système en place. Des mécanismes psychologiques peuvent expliquer ce comportement lors de l’apprentissage d’une langue étrangère. Une première phase permet aux locuteurs de produire des séquences correctes car elles ont été automatisées. Dans la deuxième phase, de nouvelles connaissances apparaissent et entraînent des changements qualitatifs dans l’application des règles. Ce n’est qu’après un certain temps que les locuteurs sont à nouveau capables de produire les formes correctes. Même si McLaughlin ne dit rien du rôle de cet apprentissage, il est fort probable que les apprenants débutants s’appuient sur un répertoire limité d’unités mémorisées pour parler à une vitesse acceptable. Quand ils commencent à analyser ces unités et à appliquer les règles qu’ils ont déduites des séquences, ils peuvent sembler régresser et parler plus lentement. Enfin, dans un dernier temps, ces règles, utilisées de manière automatique et efficace, combinées aux unités mémorisées, pourraient améliorer la fluence. On remarque, en effet, à un moment de l’apprentissage une certaine diminution de la vitesse de parole lorsque les apprenants s’appuient moins sur les séquences mémorisées et qu’ils veulent construire leur discours mot par mot. Comme il existe peu de recherches longitudinales de ce type, on ne peut généraliser cette affirmation.