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Chapitre 1 Évolution historique et définitions

1.4 Les catégories formelles

1.4.1 Les collocations

a) Les collocations lexicales

Les collocations font partie des unités phraséologiques les plus connues. Omniprésentes dans le discours écrit et oral, elles ont été largement décrites par les linguistes. Firth (1957), considéré comme le « père de la collocation » aurait été l’un des premiers à utiliser le terme.

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Mais le mot est employé bien avant ; on trouve une acception du mot « collocation » dès le XVIIIème (1750)17 avec plutôt le sens de colligation (Bartsch, 2004 : 28) et, au début du XXème siècle, chez Palmer (1933) cité par Legallois, 2012 : 34.

La collocation est définie le plus couramment comme la « cooccurrence lexicale privilégiée de deux éléments linguistiques entretenant une relation syntaxique » (Firth, 1957 cité par Tutin et Grossmann, 2002 : 5). Cette définition de la collocation est reprise par Sinclair en 1991, comme l’occurrence de deux ou plusieurs mots dans un espace limité et, par bien d’autres par la suite (Dubreil, 2008). Une collocation peut signifier, de manière très générale, la tendance pour certains items de se trouver ensemble dans la langue (Gregory, 1981 : 4). En linguistique française, les définitions de Tutin et Grossmann (2002 : 5) et de Mel’çûk (1995), « Association habituelle (fréquence élevée) de deux unités lexicales », privilégient une conception étroite de la collocation que l’on trouve dans l’approche dite fonctionnelle (Bolly, 2010).

Dans ces définitions, une collocation lexicale est un phénomène mettant en jeu essentiellement des lexèmes (la collocation réunit deux unités lexicales) et non des unités grammaticales ou fonctionnelles, ceci pour les différencier des collocations grammaticales ou colligations. L’approche fonctionnelle insiste sur la relation qu’entretiennent deux éléments, qu’on nommera la base et son collocatif pour reprendre la terminologie de Haussman (1989, 1997) :

Une collocation est l’association d’une lexie (mot simple ou phrasème) L et d’un constituant C (généralement une lexie, mais parfois un syntagme par exemple à couper

au couteau dans un brouillard à couper au couteau) entretenant une relation syntaxique

telle que : C (le collocatif) est sélectionné en production pour exprimer un sens donné en cooccurrence avec L (la base) ; Le sens de L est habituel. (Tutin et Grosmann, 2002 : 5)

Par exemple, les collocations poser une question, passer un examen, célibataire endurci, le

bruit court, sont la combinaison phraséologique d’une base (question, examen, célibataire, bruit), qui garde son sens habituel et de son collocatif (poser, passer, endurci, court) qui

peut avoir un sens métaphorique (Hausmann et Blumenthal, 2006 ; Mel’çûk, 1998). La base est un mot que le locuteur choisit librement, et le collocatif est un mot que le locuteur sélectionne en fonction de la base. En effet, aussi bien chez Hausmann (1989) que chez Mel’çûk, il y a collocation lorsque voulant produire une suite, le choix d’une des

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Entrée dans le Oxford English Dictionary (OED 2nd) qui mentionne une citation de Harris en l’an 1750

« 1750 Harris Hermes ii. Iv. Wks. (1841) 197 The accusative.in modern languages being subsequent to its verb, in the collocation of the words. »

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expressions est imposé par l’autre : le locuteur pour exprimer l’intensité de sa peur choisira

bleue, dans une cooccurrence restreinte. On se rend compte ici que l’adjectif bleue ne peut

être compris dans son sens habituel de couleur et qu’associé à peur il prend une toute autre signification. Ce qui signifie que l’idée d’un figement relatif est tout-à-fait présente dans les collocations.

Un locuteur L2 non averti ne pourra pas comprendre le sens de cette expression à moins qu’il ne l’ait déjà rencontrée et ne pourra la produire qu’à la seule condition de l’avoir mémorisée. Son intuition pourra peut-être le guider et lui faire comprendre que l’adjectif bleu amplifie le sentiment de peur mais rien n’est moins certain.

Le caractère binaire de la collocation - que l’on trouve donc dans ces quelques exemples – ne se limite pas toujours à deux mots. Dans des collocations pluri-lexicales (voir Tutin, 2013), du type fort comme un turc, un bruit à crever les tympans, un brouillard à couper au couteau, un mot lexical (fort, bruit, brouillard) est accompagné/qualifié par un syntagme (comme un turc,

à crever les tympans, à couper au couteau) ; on retrouve le caractère binaire dans ces

expressions, mais les deux parties sont cette fois de longueur inégale. On peut aussi trouver des collocations « complexes » imbriquées l’une dans l’autre comme dans avoir une peur

bleue ou avoir une faim de loup, qui sont en fait la fusion de deux collocations (avoir peur et peur bleue, avoir faim et faim de loup).

Les collocations ne sont pas un phénomène propre au français. Elles sont présentes dans toutes les langues aussi bien en langue naturelle qu’en langue spécialisée. Ainsi « en français, on fait un pas, en espagnol, on le donne (= dar un paso) et en anglais, on le prend (= take a

step). La pluie est forte en français, mais lourde (= heavy rain) en anglais. On fait un rêve en

français, mais on l’a en anglais (= have a dream) ; vous donnez un cours en français, mais vous l’enseignez (= teach a course) en anglais et vous le lisez (= citat’ kurs) en russe (même si vous ne le lisez pas !). Toutes ces particularités d’usage sont des collocations – des expressions préfabriquées d’un certain type, qu’on ne peut pas prévoir et que la linguistique ne savait pas présenter de façon logique et facilement calculable » (Mel’çûk, 1997 : 23). Si elles sont interprétables plus ou moins correctement hors contexte, elles ne peuvent pas être produites correctement si elles ne sont pas connues de la communauté linguistique (Cruse, 2004 : 73-74). Cependant, les collocations, présentes de manière très forte dans la langue, peuvent être tout-à-fait transparentes. Calaque (2006) va jusqu’à dire que l’on fait des collocations sans le savoir comme M. Jourdain faisait de la prose !

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Si une collocation est la réunion d’une base et de son collocatif, le choix de celui-ci n’est pas toujours prévisible et est fait de façon arbitraire. En effet, en français on dit une faim de loup et non pas un *appétit de loup ; à l’inverse, on a un appétit d’ogre et non pas une *faim

d’ogre. En anglais, on dit a powerful car et non *a strong car, strong tea et non *powerful tea, alors que les deux adjectifs ont le même sens. Si on peut être gravement ou grièvement blessé, on ne peut être que gravement malade et non *grièvement malade (c’est le fameux

exemple de Bally) ; de grands blessés est possible alors qu’une blessure est grave, pas *grande. Je peux être très fatigué, ou bien reposé mais non *très reposé ; fabuleusement

riche, et bien connu et non *bien riche, *fabuleusement connu ; la liste n’étant pas exhaustive

(la plupart des exemples cités sont tirés de Mel’çûk et Polguère, 2007). Ces quelques exemples montrent que les habitudes langagières se construisent de manière arbitraire, et sans doute que la fréquence d’emploi de certaines expressions (combinée à l’histoire de la langue, à son évolution) a supplanté d’autres combinaisons tout aussi probables. Ces collocations ont sans doute aussi à voir avec le figement.

Certaines collocations, où l’un des mots a un usage restreint et ne peut être commuté comme dans hausser les épaules vs *lever les épaules, et prêter attention vs *donner attention, sont considérées comme figées. Elles peuvent l’être également du fait de l’usage18 (Aisenstadt 1981 : 54) comme dans les exemples précédents. Si l’un des constituants est sélectionné par l’autre, on parlera de collocation restreinte ; ainsi dans feu rouge, rouge (la base) sélectionne

feu au sens de « feu de la circulation ».

Etant donné le nombre incroyablement important des collocations dans la langue, des chercheurs ont essayé d’en proposer un classement. Par exemple, Grossman et Tutin (2003) ont classé les collocations selon leur degré d’opacité. Rappelons qu’opacité et non-compositionnalité sont synonymes, c’est-à-dire que l’on ne peut déduire le sens de la collocation de ses constituants suivant le schéma suivant : AB = C.

i. Les collocations opaques où le collocatif est imprédictible et démotivé sémantiquement comme peur bleue, nuit blanche, colère noire. Dans peur bleue,

bleue est synonyme d’extrême lorsqu’il est associé à peur (*angoisse / *inquiétude

bleue).

18 « [RCs [rRestrictives collocations] are combinations of two or more words, [ …] in which one word at least is restricted in its commutability not only by its grammatical and semantic valency, but by usage. » (Aisenstadt 1981 : 54)

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ii. Les collocations transparentes comme commettre un crime, faim de loup, avoir faim, où le collocatif est motivé sémantiquement mais imprédictible.

iii. Les collocations régulières (rude journée, mortelle randonnée) sont des « associations de mots ou de suites de mots dans lesquelles le sens du tout est généralement déductible et semble prédictible, bien que les règles d’association soient parfois complexes à élaborer » comme dans célibataire endurci ou feuilleter un livre.

François et Manguin (2006 : 51) constatent qu’un grand nombre de collocations ne sont pas des collocations restreintes mais se situent sur un continuum du plus au moins figé et, considèrent même que deux mots peuvent entretenir une collocation à distance comme dans

un fait historique qui peut devenir ce fait est historique.

On reconnaît d’une manière générale le caractère binaire de la collocation comme la réunion de deux expressions linguistiques de même importance dont l’une peut présenter une plus ou moins grande restriction. Pour certains auteurs, elles peuvent aussi être la réunion d’un mot avec d’autres mots, sans aucune contrainte. Elles « signifient exactement ce que l’on peut comprendre en connaissant les significations lexicales individuelles et les règles syntaxiques » comme dans « partir en voyage », où aucun des constituants ne sélectionne l’autre et, de ce fait, aucun n’est le collocatif de l’autre (Blank, 2001 : 152). Chaque item de l’expression

partir en voyage peut être associé à un autre « partir à Paris, partir de chez soi ou aller en voyage, de même dans l’expression heureux événement où aucun des deux items n’est

contraint par l’autre. On la considère comme une collocation dans la mesure où les deux unités fonctionnent ensemble comme une unité plus large dont les items sont liés d’une certaine façon sur le plan sémantique. C’est ce que l’on reconnaît dans des expressions dont les deux constituants ont un sémantisme propre comme conversation téléphonique ou long

conciliabule (François et Manguin, 2006 : 52).

En marge de la tradition française, surtout dans la recherche anglo-saxonne, des chercheurs ont privilégié la fréquence d’apparition de ces expressions dans de grands corpus pour valider le statut de collocation sans faire du figement un critère absolu. On trouve ainsi une définition plus statistique de la collocation où elle serait, en fait, l’association d’items lexicaux sur l’axe syntagmatique, quantifiables, comme la probabilité d’occurrences à intervalles d’un certain item x avec d’autres items a, b, c…19(Halliday, 1961 : 276). Dans une collocation au sens

19 Notre traduction de : « collocation is the syntagmatic association of lexical items, quantifiable, textually, as the probability that there will occur, at n removes (a distance of n lexical items) from an item x, the items a, b, c... ». (Halliday, 1961 : 276).

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statistique, on peut se contenter d’observer que deux mots se trouvent ensemble fréquemment, on parle de « cooccurrence préférentielle » (François et Manguin 2006 : 51). Coocurrences que Bolly (2010) caractérise en termes de collocation au sens statistique.

Les cooccurrences sont des combinaisons de deux mots graphiques (tokens) caractérisés par une proximité cotextuelle et qui apparaissent de manière fréquente dans l’usage. On parle alors de récurrence. Par extension, une collocation est une cooccurrence statistiquement significative, i.e. une séquence dont la co-apparition des termes ne semble pas due au hasard (Bolly, 2010 : 16)

On voit bien qu’on est loin du seul critère de figement cher à la linguistique française. Cependant si la notion de fréquence est importante, elle ne doit pas être le seul critère pour l’identification des collocations. En effet, une collocation peut n’apparaître que très peu de fois si elle appartient à un domaine spécialisé (ornithologie, mécanique, aéronautique, etc.) ou si elle appartient à un registre soutenu (rendre hommage). Une collocation, comme d’ailleurs toute expression idiomatique, peut être sur-employée à un moment de l’histoire et n’apparaître que très peu à une autre époque.

b) Les collocations grammaticales

Les linguistes ont tendance à distinguer les collocations lexicales (deux unités lexicales) des collocations grammaticales. Une collocation grammaticale est une combinaison courante, composée d’un mot lexical (de contenu) du type VERBE, NOM ou ADJECTIF et, d’un mot grammatical (mot-outil), le plus souvent une préposition ou une structure syntaxique (proposition infinitive) comme dans dépendre de qqn ou de qch ; essayer de + Vinf ; fâché

contre ; différent de (Hausmann, 1998).

Benson (1985 : 61) propose une catégorisation des collocations qui distingue les collocations lexicales composées de deux mots « égaux » et les collocations grammaticales. Cette division est également mentionnée par Fontenelle (1994 : 44). Voici quelques exemples en français fournis d’après Benson (1985 : 62) : accusé de (verbe + préposition), accès à (nom + préposition), curieux de (adjectif + préposition).

Certains chercheurs emploient parfois le terme de colligation, « autre nom de la collocation grammaticale ou autre logique de la relation mutuelle entre syntaxe et sémantique » (Legallois, 2012 ; Schmäle, 2012 ; Granger et Paquot, 2008 : 33). Ils les considèrent comme synonymes ou quasi-synonymes. Cependant les deux phénomènes doivent être distingués. La colligation pour Sinclair (2003 : 145) est semblable à la collocation car toutes les deux

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concernent la cooccurrence de traits linguistiques dans un texte. Une colligation est l’occurrence d’une classe grammaticale ou d’une structure syntaxique avec une autre, ou avec un mot ou un groupe de mots. Les catégories les plus représentées sont la négation, la possession et les modaux20. On peut sans doute distinguer entre la collocation qui est un « phénomène d’association entre mots lexicaux (un gros buveur), entre mots lexicaux et grammaticaux (un jour sans), entre mots grammaticaux (le * de * - le livre de Marie) » et la

colligation qui est un « phénomène d’association entre un mot lexical ou grammatical et une

catégorie grammaticale (partie du discours, fonction syntaxique, marqueurs aspectuels, modaux, temporels, marqueurs grammaticaux des catégories de la négation « ne…pas / plus /

jamais », de la propriété, etc.) » (Legallois, 2012 : 39).

Rappelons que Bally intégrait déjà les « faits de syntaxe » dans les unités phraséologiques. « La négation ne…que est une unité phraséologique : d’une manière générale on pourrait prouver qu’une foule de faits de syntaxe ne sont que des groupements phraséologiques à éléments séparables » (Bally, 1909 : 76). De même, on notera cet autre exemple (Bally, 1909 : 77) : « la notion d’appartenance ou de propriété est exprimée en français par des groupes comme « la maison de Paul » où « maison » ou « Paul » peuvent être remplacés par n’importe quel substantif, la préposition étant la partie fixe du groupe : qu’est-ce là sinon une locution à éléments interchangeables ? ». Ces exemples montrent déjà que certaines constructions (voir section 1.4.3.) sont porteuses de sens (possession, négation).