• Aucun résultat trouvé

Réseaux et références : quand urbanistes, technocrates et entrepreneurs convergent vers l´ouest

L´URBANISME, DOMAINE RESERVE DE L´OCCIDENT

2.1 LES TERRITOIRES ET LES STRUCTURES DE LA POLITIQUE URBAINE ANGLAISE

2.2.2 Réseaux et références : quand urbanistes, technocrates et entrepreneurs convergent vers l´ouest

Les Anglais auront tout le temps pensé que le cœur de Jérusalem et donc l´orientation de son développement se situe plus à l´ouest et au centre, sur la rue de Jaffa, qu´à l´Est sur les artères de Naplouse ou vers Bethléem c´est à dire dans les parties arabes moins attractives. Ils avaient aussi à préserver la vieille ville du développement urbain, protéger l´apparence de l´intégrité architecturale. Tout ceci a été d´une grande conséquence pour l´image de Jérusalem. D´un côté, la cité céleste doit être gardée pure et intacte : tel est bien le sens des plans successifs et des ordonnances anglaises de mise en valeur du paysage. A l´extérieur des remparts, l´administration anglaise se révèle réformiste en approuvant les plans successifs de Geddes, Holiday et Kendall qui organisent la croissance économique et démographique. Mais celle-ci est

toujours située au nord et à l´ouest, au point d´effectuer ce décrochage avec la partie arabe.

Le parti pris d´imposer la vieille ville, la pierre de Jérusalem, comme catégorie esthétique, comme marque de l´histoire, et de hiérarchiser la ville nouvelle serait à mettre en perspective avec d´autres situations où les centres anciens sont aux mains des architectes et gouverneurs coloniaux. Pour s´en tenir à l´exemple marocain, de Rabat et Casablanca, on sait que la «ville duale» voulue par le Général Lyautey sur la base des préservations des médinas et de la création de quartiers typiques ceinturés de villes nouvelles a été présentée maintes fois comme l´image urbaine accomplie d´un modèle esthétique français et qui fut aussi celui de la ségrégation57. L´aménagement urbain à Jérusalem dans l´espace et la géographie du mandat ne permettent pas seulement de percevoir les lieux d´exercice de la pensée urbaine fonctionnelle et continentale, mais d´expliquer comment la ville a pu prendre une fonction, une image orientée ou déterminée par les représentations occidentales, au point peut-être de délaisser la société autochtone arabe.

2.2.2.1 Le centre moderne de Jérusalem, reflet de l´occident

Les architectes Ashbee et Kendall, tout comme leurs administrateurs sont des prototypes des fonctionnaires de l´Etat moderne venus en Orient au nom d´une vision de la science, des techniques et de la civilisation. Tous membres de l´Institut Royal Britannique, ils se retrouvaient sans doute au sein d´une même culture urbaine occidentale qui veut aborder un nouvel ordre urbain de Jérusalem mais sans brouiller les identités existantes, sans altérer la figure pastorale ou sacrée de la ville. Ils voulaient croire à la possibilité d´une fonctionnalité urbaine conciliée à la beauté que la venue de l´urbaniste international Geddes a fait surgir. Ashbee notamment joua un rôle actif auprès de la commission d´urbanisme et auprès de la Pro-Jerusalem Society pour publier les schémas d´urbanisme, faire accepter des principes structurels concernant la vieille

57 C´est qu´il faut sans doute retenir des travaux de Janet Abu Lughod sur la ségrégation des populations marocaines liée à l´application des plans d´urbanisme, in Rabat : Urban Apartheid in Morocco, Princeton, Princeton University Press, 1980. On se rapporte ainsi à l´ouvrage de Jean Royer, L´urbanisme aux colonies et

dans les pays tropicaux. Dans cet ouvrage, on note l´article de Albert Laprade, Architecte à propos de Rabat et

ville, son règlement, l´usage de la pierre blanche dans tout le périmètre municipal, et faire établir de nouvelle limites municipales absorbant les villages arabes péri-urbains situés à l´ouest, comme Lifta et Deir Yassin, ou à l´est, avec Shu´fat, Isawiya, El Eizariya, situés aux portes de Jérusalem. Ils deviennent du coup coupés de leur matrice communautaire et culturelle.

Ashbee valorise au sein de la Pro-Society de nouveaux modèles d´aménagement urbain comme les premières cités jardins dont les réglementations sont intégrées dans les plans de secteurs et dont les plans sont publiés58. Il fait adopter les plans d´alignement et des prescriptions urbaines des lotissements. L´exemple le plus frappant de cet aménagement urbain moderne, allié à une architecture internationale se situe au cœur de Jérusalem aux confins des avenues de King Georges et de Ben Yehuda. Il s´agit d´un lotissement créé sur des terrains nus appartenant au patriarcat grec vendus à la Société de Développement de la Palestine, combiné au percement de l´avenue de King George en 1924 pour scinder un îlot triangulaire épais et ouvert, accueillant des morphologies nouvelles. Le changement d´échelle est remarquable : plantations, grands jardins devenus le parc de l´Hôtel du King David, avenues de large gabarit supportant des volumétries importantes : jusqu´à 15 niveaux pour l´hôtel King David construit dans la période. Et l´îlot devient le cœur prestigieux de la ville et voué aux affaires, à la représentation diplomatique, aux institutions sionistes comme le Jewish National Found, la Zionist Organization ou aux hôtels (King David Hôtel, Hilton).

Pour les urbanistes, le cœur de la ville nouvelle se situe donc très à l´ouest et l´administration anglaise59 inaugure la Mairie, construite par Clifford Holiday, et la Poste Centrale, l´une des premières œuvres du mouvement moderne, au carrefour central de la porte de Jaffa croisant la rue Benyuda. Le Conseil Suprême musulman de Hadj Amin Hussein s´est lui-même installé dans le Palace Hôtel, rue d´Agron, fragment d´architecture éclectique.

L´internationalisation croissante du centre-ville de Jérusalem durant la période anglaise est très visible. Un monde européen, des identités nationales et culturelles ou

58 Dans le vol. 2 de Jerusalem, Records of The Pro-Jerusalem Society, 1920-22.

confessionnelles viennent se refléter en ville dans une juxtaposition de modèles et de langages architecturaux : architectures syncrétiques comme celle byzantine de l´ambassade d´Italie, celle néo-classique du couvent des Franciscains. L´église moderniste de Saint Andrews est inspirée par les coupoles mameloukes. La Poste construite par Harrison utilise le béton et le verre. Tous ces édifices sont construits dans la première décennie du mandat anglais. Sans s´attarder sur les langages architecturaux, on peut considérer que la silhouette du centre de Jérusalem absorbe, superpose et restitue l´ensemble des apports européens et juifs Le style international et le minimalisme seront notamment à l´œuvre à partir des années 1930, sous la coupe de Mendelssohn, pour l´hôpital Hadassah en 1932, et l´Anglo-Palestine Bank en 1936, rue de Jaffa.

Dans le secteur oriental à l´extrémité de la ville, sur la route de Jéricho on construit seulement le grand musée des Antiquités en 1929, œuvre de Barb Harrison, financé par David Rockefeller, de facture néo-baroque, inspiré par le style du British Museum. Tout cela rappelle que ce sont les européens principalement qui définissent la forme à donner à la ville, sa centralité, à travers des décisions urbaines et des réglementations prises par l´administration qui sont relayées par des acteurs économiques.

Figure 14 : Projet sur le boulevard Benyuda et King George Avenue vers 1925 (architecte : Richard Kauffman)

Figure 15 : Projet pour l´implantation de l´adminsitration centrale anglaise sur le Boulevard King David (architecte : Barb Harrison)

Source : Unrealised projects for Jerusalem, Jerusalem Municipality, 1998

Figure 16 : Le Palace Hotel , ancien siège du Conseil Suprême Arabe, rue d´Agron

Le bâtiment, ancienne propriété de Amin Al Husseini, a fait l´objet d´un projet de transformation hôtelière par un promoteur israélien (non abouti).

2.2.2.2 Les entrepreneurs libéraux ou sociaux : les lotissements modernes à l´ouest

L´administration anglaise là où elle prescrit, fixe des règles, encourage fortement les initiatives privées dans le domaine de la construction et de l´aménagement où elle se veut libérale. D´une part la politique britannique délègue l´aménagement urbain tout comme certains services publics aux compagnies privées à Jérusalem, de même qu´elle a abandonné dans les années 1920, le secteur des transports à des sociétés juives et arabes ; comme elle l´a fait avec le secteur de la santé. D´autre part, les schémas d´urbanisme depuis Geddes s´articulent largement avec le marché immobilier et foncier dans un contexte de forte spéculation et croissance démographique et permettent aux promoteurs d´aménager des lotissements. Ils prennent alors en charge l´ensemble des travaux de voirie, d´assainissement de proximité, les autorités anglaises limitant leur interventions aux grands voies radiales et primaires comme celle de King George60.

L´internationale urbaine n´apparaît-elle pas ici avec la présence d´une classe marchande et libérale qui converge naturellement à l´ouest de la ville ou du pays au sein d´opérations d´aménagement privatives principalement sous forme de lotissement ?

L´entreprise immobilière avait démarré à la fin du siècle sur la base de l´accumulation individuelle de richesses ou d´un désir philanthropique des entrepreneurs comme Rupin, Rothschild, Montmorency, correspondant bien à l´entreprenariat libéral des Lumières décrit par Arendt, mais aussi à l´exportation de modèles utopiques. En milieu agricole notamment, les premières implantations sionistes, kibboutz, coopératives et laboratoires avaient un caractère social, qu´il faut rapprocher du socialisme européen des années 1930. Les kibboutz comme les yichouv, devaient incarner une culture nouvelle de l´économie de production, rejetant le marché, prônant une réconciliation l´homme et de là nature dans son espace de vie et de Travail, amenant des savoirs inspirés de Saint Simon en agriculture, biologie mais aussi en économie politique61.

En ville, on pourrait mentionner les premières cités d´habitat social, sur le modèle des coopératives. De vastes domaines immobiliers avaient été achetés par la

mission allemande pour le premier lotissement Efram appelé aussi German Colony à proximité de la gare, mais surtout par Montefiore à Mishkenot Shanin étendu au prestigieux lotissement Yemin Moshé en 1880 dans la vallée du Hénon62. L´administration ottomane encourageait alors fortement les investissements étrangers. Les premiers quartiers lotis à l´extérieur des remparts s´inscrivaient dans un courant pré-moderne. On y voyait les représentations manifestes de l´habitat pavillonnaire et de la cité jardin anglaise fondée par Howard : faible densité, équilibres des fonctions, ceinture verte autour de laquelle s´ordonne la cité, à l´image du lotissement de Meskenot Shanin de 400 logements ou à côté, celui de Yemin Moshe construit sur le même principe. Ils sont composés de maisons basses copiant le style du cottage tous alignés le long des rues intérieures. Les rues transversales régulières traversent le quartier d´est en ouest, pour distribuer des îlots réguliers. Les lotissements offrent déjà en 1880 un confort moderne (électricité, assainissement, une qualité de gestion et d´entretien.

Ce sont les mêmes principes qui président aux zones aménagées réalisées dans la période du mandat. Lotissements et cités jardins vont proliférer à l´ouest et au nord-ouest, cette fois comme les produits conjugués de l´émulation juive et de l´entreprise libérale anglaise. D´une part, l´acquisition de propriétés urbaines par le biais de Palestine Land Development Compagny (P.L.D) à la suite d´un Rothschild ou Rupin, est reconnue par les anglais. La P.L.D agit au nom du Fonds National Juif qui est reconnu par l´administration comme le maître d´œuvre du développement territorial et est associé aux instances consultatives et décisionnelles. Celui-ci peut procéder au titre de la loi de 1921, à des acquisitions de terrains vacants tombés dans le domaine public.

La plupart des opérations de la P.L.D interviennent sur la base de cessions de vastes terrains nus issus quelquefois du domaine religieux, comme le patriarche latin pour la cité jardin de Talpiot. La P.L.D n´a pas vocation à intervenir en secteur arabe et il semble qu´aucun contact n´ait existé avec des propriétaires de la partie arabe

61 Sur ce point, nous reprenons Zvi Shiloni, Ideology and Settlment, the Jewish National Fund, 1897-1914.

62 A Yemin Moshé, les parcelles construites et loties avaient été cédées gratuitement aux propriétaires par Montefiore.

orientale. Arthur Rupin en achetant à l´église Grecque ou aux villageois de vastes terrains en 1922, à l´ouest et au sud de Jérusalem, à Zanzaria (devenu Rehevia), à Talpiot, à Mekor Haim, réalise les premiers lotissements à Jérusalem sur le modèle qu´il avait examiné à Tel Aviv. Celui de Talpiot (1922) réalisé par Richard Kauffman sur la route de Bethléem est le plus important et comporte plus de 800 maisons. Avec celui de Rehavia (1924) ils rendent désormais plus lisibles l´influence du modèle de la cité-jardin : hiérarchie des espaces privés et publics, des constructions en bordure d´îlots donnant sur des espaces publics intérieurs, même paysagement et importance des plantations, faible densité, maisons de un ou deux niveaux accessibles par une cour intérieure. Ces cités se décalent par rapport à la conception des premières coopératives. Elle accordent une plus grande place à l´espace privé et le mode opérationnel, avec de futurs propriétaires se groupant au sein d´associations foncières. Elles évoquent davantage la conception des cités jardins de Montefiore voire celle anglaise, de Howard63 que l´habitat social de Tel Aviv.

Dans tous les cas la poussée des lotissements prend l´allure d´un urbanisme moderne qui se manifeste tantôt par la libéralisation foncière, avec l´achat de terrains à prix élevés, tantôt par un idéal communautaire et social, avec des coopératives d´habitants créées pour l´achat, la gestion. Sans qu´il existe un système de représentation commun entre elles, ces zones aménagées «saines et confortables» selon les termes de Rupin ont proliféré dans les quartiers ouest, moins destinées aux classes ouvrières qu´aux catégories moyennes et supérieures juives, dotées des fonds suffisants à l´acquisition. Elles représentent avant tout un modèle fonctionnel, plus individualiste que collectif qui peut-être dupliqué aux nouvelles zones de peuplement, qui peut s´appliquer à la propriété individuelle et au modèle capitaliste croissant en Palestine.

63 Un exemple spectaculaire du modèle de la cité-jardin anglaise est par ailleurs fourni à Afula en Israël, construite par les sionistes américains. Cf. Irit Amit “American Jewry and Settlement” in The Land became

2.2.2.3 La pensée urbaine moderne : juive ou européenne

Dans leurs mémoires Ashbee et Kendall64 mentionnent l´apport de la P.L.D et de personnalités comme l´investisseur Rupin et l´architecte Kauffman au plan urbain. Ashbee comme Kendall s´étaient montrés très impressionnés par le savoir-faire de la PLD en matière d´aménagement. Ils firent intégrer les cités de Talpiot, Gilo dans les schémas d´urbanisme. Ils firent publier à plusieurs reprises les plans sur les cités jardins de Gilo et Talpiot réalisées par Kauffman, pionnier du mouvement moderne en Israël. Ils avaient surtout des liens étroits avec la PLD à travers Kauffman qui était aussi l´architecte de la Compagnie, et Rupin qui était aussi membre de la commission centrale d´urbanisme.

Figure 17 : Cité jardin de Talpoit, projet de 1921. Architecte : R. Kauffman

Source : Jerusalem 1920-1922, the Records of the Pro-Jerusalem Council during the First two Years of the Civil

Administration.

64 Ashbee, dans Palestine Notebook, 1918-20, London, William Heinemann Ltd, 1923, Kendall dans Jerusalem,

On peut donc penser que la vision des entrepreneurs juifs ou sionistes rejoignait celle des administrateurs et des ingénieurs anglais qui encourageaient un modèle privatif, qui encadraient celui-ci par des réglementations, des orientations urbaines sans jamais engager financièrement leur gouvernement ou s´immiscer dans leur gestion. En 1938, Kendall confie à l´ingénieur Hecker le soin de réaliser un schéma détaillé pour les nouveaux quartiers juifs dans le triangle compris entre le nord de la rue de Jaffa et la route de Naplouse, en relation avec le Fonds National Juif et son comité de géographes65. L´émulation juive qui s´est produite depuis le début du siècle n´a donc pas laissé inertes les Anglais. Elle avait des conséquences sur l´espace urbain, comme sur le développement rural. Elle amenait des mécènes, savoirs urbains européens, des modèles intellectuels techniques et sociaux à l´image des cités jardins, des coopératives à Haïfa, des kibboutz mais aussi des colonies en Galilée et Tibériade. Ces modèles pouvaient se diffuser dans la structure urbaine de Jérusalem.

A l´ouest donc de Jérusalem, une internationale urbaine réformiste formée des entrepreneurs, des mécènes ou des professionnels et qui sait s´appuyer sur des administrateurs, fonctionne au sein même de l´aménagement urbain. Les formes nouvelles et les modèles qui ont pu émerger dans les quartiers modernes, déterminés par une pensée politique sociale ou technique ont reçu l´appui intellectuel et politique des anglais. Ingénieurs, urbanistes anglais agissant au nom du mandat avaient acquis bien au-delà des principes politiques et économiques la conviction que la présence juive des investisseurs privés ou communautaires combinée à celle des architectes permettait d´ordonner le territoire urbain, de la Palestine côtière à Jérusalem. Qu´advient il du «reste» de cette dernière et au-delà, de la Palestine arabe ?

65 En 1944 à la fin du mandat la population juive de Jérusalem est devenue majoritaire : sur les 152000 habitants, 60% soit 92000 des habitants sont juifs. Le plan de Hecker est décrit par le géographe Yossi Katz in Partner to Partition, the Jewish Arab Partition in the Mandate Area, London, Franck Cassen, 1998. Il concerne les lotissements de Mea Sharim, Bet Hakerem, etc. et 45000 habitants.

Figure 18 : Projet pour le quartier de Talpiot vers 1896

Projet établi par Rotshchild à la demande de T. Herzl. Au premier plan à droite, le quartier arabe de Ba´qa

CHAPITRE 3

EN PALESTINE ARABE, LA RENCONTRE MANQUEE AVEC