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INTRODUCTION : UN NOUVEL ESPACE ET UN NOUVEL URBANISME COLONIAUX

Le mandat anglais en Palestine arrive au terme d´une période transitoire d´administration militaire de 1918 à 1920 et succède à quatre siècles d´occupation ottomane. L´arrivée des Anglais qui rivalisaient avec les Français pour la prise et le contrôle de la Terre Sainte comme du Levant amène un autre type de présence : basée sur des réformes stimulées par la présence chrétienne et le développement conjoint du capitalisme libéral. L´idée, ici, n´est pas de suivre le cours des événements politiques, diplomatiques et la fracture croissante entre juifs et arabes, mais seulement le projet urbain des Britanniques à l´intérieur de leur vision politique et culturelle qui sera déterminante pour la géo-histoire contemporaine de la Palestine. La perspective est de voir, non pas les tactiques et les stratégies coloniales, ni même les bouleversements engendrés dans un nouvel espace colonial mais les modalités urbaines du projet ou de la pensée anglaise.

Il faudrait repartir des travaux déjà cités de King, Rabinow, Wright ou Cohen-Eleb sur l´urbanisme colonial français et anglais en Afrique du Nord ou en Asie, quoique ceux-ci concernent des situations plus pluralistes que celle de la Palestine. Les modes de savoir-pouvoir européens transplantés dans des figures et des normes, les nouvelles cultures techniques amenées par le protectorat de Lyautey, les législations les plus modernes des colonies, vus tantôt par Cohen et Eleb au Maroc dans Casablanca : mythes et figures d´une aventure urbaine, Wright en Algérie et en Indochine dans The Politics of Design in French Colonial Urbanism ont mis en lumière les cultures, les langages et les production architecturales partant des intérêts étrangers et que Wright a appelé

« opportunités coloniales ». Rabinow dans French Modern développe une idée du culturalisme exporté au Maroc et dans les colonies : la ville planifiée dans les colonies «apparaît comme la synthèse de la société moderne»1 retranscrites dans des formes d´organisation spatiale et des savoirs appliqués. Dans le même esprit, Wright évoque une certaine standardisation de la construction et une rationalisation des services, une vision normative de la ville à Hanoi, Tananarive ou Casablanca et qui seraient les reflets autoritaires de la culture moderniste et de l´esthétique française des années trente, mises en pratique au sud en dépit ou à cause d´une certaine apathie au Nord.

A chaque fois, c´est le niveau urbain qui permet de faire la démonstration du projet colonial. Mais l´Inde de King, le Maroc vu par Rabinow ou Cohen et Eleb, ou encore une certaine «folie des grandeurs» en Indonésie décrite par Wright peuvent-elles être mises en perspective avec la situation coloniale de la Palestine ? On pense retrouver facilement dans la Palestine du début du siècle, une certaine lisibilité des politiques publiques et des offices diplomatiques, la présence de l´ingénierie et de savoirs universels, non dénoués d´un certain orientalisme tout comme celle du capitalisme international et enfin, la séparation coloniale ou communautaire dans une région bi-ethnique. A ceci près : il n´existe pas vraiment dans la Palestine orientale des années 1920 de métropole de grande taille et constituée, car les villes sont encore naissantes. Et les Britanniques n´amènent pas de colons. C´est un sous-système allogène qui vient se greffer sur la société locale avec la mise en place du foyer juif encouragé par les Anglais. La théorie «séparatiste» de la ville indigène contre la colonie ne pourrait être évoquée, sinon dans une triple relation entre juifs, arabes et anglais.

On en revient donc à cette conception du fait colonial ou international, où la présence étrangère n´a pas le visage exclusive du pouvoir politique et institutionnel, échappe au «ghetto du colonisé et de son colonisateur» pour reprendre les termes de Ferro2 et peut-être bien à la réification d´un groupe contre un autre. Dans la province étroite mais fortement internationalisée de la Palestine, il faudra chercher à voir autant les espaces que les principes et les acteurs de l´universalisme, et en premier lieu les

1 Par exemple au Maroc avec les campagnes urbaines menées dans le protectorat marocain de Lyautey épaulé par une armée d´urbanistes et de scientifiques.

milieux de l´urbanisme. Existent-ils en Palestine, ces dispositifs de savoirs et autres pratiques professionnelles et techniques à l´œuvre dans les colonies, renvoyant à une transplantation ou une expérimentation d´idées, des débats et surtout de réformes ? Il faut d´abord aller chercher une pensée de la métropole si elle existe, organisée ou non autour d´une structure de progrès, telle qu´elle se diffuse dans des normes, des outils, dans des milieux, et sur un territoire très disparate d´Est en Ouest. En mettant l´accent sur l´organisation administrative et technique de la planification et sur les services d´urbanisme, on pense pouvoir apercevoir la pensée dont se réclame le gouvernement mandataire anglais, les valeurs sinon l´imaginaire qui la sous tendent, les caractères d´un projet moderniste, la volonté ou non de mise aux normes et en ordre de la société locale.

C´est surtout à l´articulation de représentations et des pratiques que l´on voudra situer un milieu de l´urbanisme, constitué de professionnels et de technocrates, ayant des liens à la métropole, pour percevoir le point de rencontre entre une perception étrangère, universaliste ou progressiste et la société locale : la Palestine arabe et orientale. Sans poser à priori une séparation entre société rurale et société urbaine palestinienne, c´est à dire entre un système plutôt tribal et traditionnel d´un côté et plus dynamique ou cosmopolite de l´autre, la vision des villes et des campagnes des administrateurs anglais ne s´annonce t-elle pas comme nuancée ? Il faut voir où s´effectuent les efforts du protectorat anglais pour démontrer la valeur progressiste de leur politique et de leur urbanisme qui s´appliquent simultanément en métropole et Palestine. On pense pouvoir retrouver ici l´esprit de l´urbanisme colonial s´effectuant surtout sur les villes à fort enjeu stratégique : les villes côtières et les comptoirs, celles déjà constituées en métropoles en délaissant les arrières pays.

Ainsi et si un nouvel urbanisme voit le jour en Palestine, il faut voir avec quelle société, pour quels destinataires, avec quelles alliances des entrepreneurs, des technocrates pour créer des villes nouvelles. Le fait colonial en ville est constitué de relations mouvantes entre pouvoirs, groupes d´influences locaux ou internationaux avec

des acteurs hétérogènes. Au sein d´une histoire large du colonialisme, Marc Ferro invitait à adjoindre aux maîtres d´œuvre des politiques coloniales, d´autres acteurs de l´histoire comme les lobbies constitués en métropole ou en outre mer. Et d´ajouter que l´histoire des régimes coloniaux ou totalitaires étaient celle de la participation active ou passive des citoyens3.

Transfert, rejet, diffusion ou résistance : il faut évidemment se poser la question de la réception d´une planification étrangère par le milieu local. Dès le début du sionisme dans les années 1860, les visions d´est en ouest, entre autochtones et étrangers semblaient contrastées. Les pionniers avaient leur propre gouvernementalité à l´intérieur des règles ottomanes, ignoraient la présence autochtone arabe. Au sein de cette dernière, les paysans appauvris, déstabilisés par les réformes foncières qui favorisaient les étrangers et propriétaires s´étaient opposés puis révoltés devant des pratiques gouvernementales successives, ottomanes et militaires, qu´ils considéraient négatives et abusives.

Dans la foulée de l´installation du Foyer Juif, au sein de la co-présence de sociétés ethniques, le Mandataire anglais rencontre des subjectivités locales et sociales très différentes. Quand la démographie territoriale va s´inverser en raison des vagues de migrations juives, ce sont les résistances de la société palestinienne qu´il faudra interpréter. Au sein de cette séquence, peut-on mesurer l´objet urbain autochtone perturbé de l´extérieur, comme un objet de discours patriotique ou nationaliste ? La ville est t-elle vécue comme un objet d´identification et même comme objet de savoir national ?

3 Cf. L´histoire des colonisations.

CHAPITRE 1

LE MANDAT ANGLAIS EN PALESTINE : LA DERNIERE