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L´ECLAT DES RUPTURES (1948-1967)

ET NOUVEAUX CITADINS

1.2.1 Les figures urbaines inquiétantes de l´exil

Dans l´analyse de la décomposition de la nation et du territoire palestinien, on aurait tendance à isoler l´épreuve du réfugié comme expérience extrême et de l´extranéité et de la «désolation». Le réfugié victime de l´histoire, déraciné devenait le symbole de la question nationale. Mais l´expérience de l´exil fut d´abord celle de la désaffiliation et de la rupture d´avec sa propre communauté. Car l´exode du migrant ne fut pas compensé par une quelconque intégration urbaine à l´Est de la ligne verte. Au minimum 300.000 Palestiniens, dont 80.000 originaires de Jérusalem22, paysans ou urbains se retrouvèrent en Cisjordanie et à Gaza à vivre dans des espaces denses ou urbains affrontant des systèmes d´organisation autres. Les premiers quartiers spontanés et dix sept camps allaient voir le jour le plus souvent à la périphérie immédiate des villes, dont deux à Jérusalem. Les villages de Balatah et Askar à Naplouse étaient engloutis par des camps de plus de 4000 réfugiés23. La pauvreté et une certaine prolétarisation urbaine devenaient des manifestations lisibles dans l´espace d´une double rupture sociale et politique, dessinant des frontières internes entre Palestiniens installés et ces masses menaçantes arrivant du dehors. Les travaux abondent sur les premiers camps et leur organisation communautaire, la reconstitution des liens

22 Entre 1948 et 1949, 84.000 environ réfugiés étaient originaires de la région de Jérusalem (de A´yn Karim, Deir Yassin, Lifta al Malah), selon T. Rempel dans «Disposession and Restitution», Jerusalem 1948, Tamari. S, (ed.), pp.189-236. En 1998, 150.000 réfugiés sont enregistrés comme originaires de Jérusalem. 350.000 n´auraient pas été enregistrés car ils ont une nationalité d´accueil et des droits autres que ceux de réfugiés. Il faut préciser que la comptabilité exacte des réfugiés est complexe selon que l´on parle de réfugiés immatriculés comme tels par les Nations-Unies ou de déplacés.

23 Le camp de Askar (Naplouse) compte environ 10.000 habitants lors de son installation en 1948, selon les archives de la Croix Rouge, rapport Mr Kuhn, CICR, 1948.

villageois, intra-claniques. On sait que les clans se reconstituaient selon le village de provenance. Un des témoignages les plus surprenants viendra d´un soldat israélien, constatant, en entrant à Gaza en 1967 dans le camp vaste de Jabaliyah, que les unités de voisinage portaient les noms de villes et villages d´origine : Beer Sheva, Ramlah, Lod, Jaffa quittés en 194824.

1.2.1.1 Bidonvillois, déplacés, des classes dangereuses

Les exilés ou les réfugiés échoués de l´autre côté de la ligne verte faisaient la même expérience du déplacement du prolétariat au sein de ces nouvelles poches urbaines. Mais peu de chercheurs se sont essayés à retracer l´arrivée des nouveaux urbains sans emploi, expulsés de la partie occidentale de Jérusalem et de la ligne verte, échouant dans des zones de transit ou bidonvilles. Peu de travaux historiographiques et sociologiques se sont attardés sur les conditions d´accueil de ces nouveaux citadins en ville par ceux du «dedans» qui étaient installés. On doit à Salim Tamari, sociologue, d´avoir restitué dans ses travaux sur la morphologie sociale de Jérusalem en 1948, des éléments sur les conditions de vie des nouveaux urbains à Jérusalem25.

On sait ainsi que des lignes de fracture entre réfugiés économiques ou officiels existaient, c´est-à-dire entre ceux qui ont été déplacés en ville, ayant perdu leur propriété mais résidant quelque part, ayant encore un outil de production ou un emploi ; et ceux définis comme réfugiés par les Nations-Unies en 1950. Les frontières sociales étaient encore plus visibles entre réfugiés et citadins. Les réfugiés ne remettaient pas seulement en question la citoyenneté établie. Ils recodifiaient l´image d´un territoire et de la ville restée immobile. A Jérusalem, 8000 citadins musulmans ou chrétiens chassés de la partie occidentale (de Baq´a et de Talbieh, de la «German Colony» et de Qatamon)26 ont préféré rester en ville que rejoindre les camps. Ils s´approprièrent le no man´s land de Mamillah, secteur central situé sur la ligne verte

24 Cite par Norma Hazboun dans The resettlements of the Palestinian Refugees of the Gaza Strip. Thesis for a PH.D,

University of Leeds, Department of Politics, 1994, non publiée.

25 Parmi lesquels Jerusalem 1948, The Arab Neighbourhoods and their fate in the War, mais aussi dans “The transformation of Palestinian society : Fragmentation and Occupation » in Palestinian Society, a survey of living

conditions, Tamari. S, (ed.), Oxford, Fafo, 1994.

pour y réinstaller des taudis. Ils investissaient aussi le quartier maghrébin dégradé de la vieille ville, ses écoles et ses églises qui seront à leur tour détruites en 1967. Ils s´installaient dans les fermes de Silwan et un peu plus bas à Baq´a, où un camp de transit sera installé puis démoli en 1967.

1.2.1.2 Un monde extra-légal et menaçant : les réfugiés

L´expérience de la rupture urbaine fut sans doute plus violente pour les réfugiés installés dans des camps. Le statut de réfugié se superposait ou se substituait à l´identité d´origine (la hamûla). Le réfugié était une figure inquiétante, non plus seulement aux yeux de la communauté internationale, des pays arabes mais aux yeux des Palestiniens de Cisjordanie. Les travaux sociologiques27 tout comme les récits des plus anciens

habitants évoquent bien souvent les tensions originelles dans les premières années entre habitants de Cisjordanie et réfugiés. Ces nouvelles entités urbaines ne représentaient pas seulement l´enclave et l´illégitimité mais l´émergence d´une nouvelle classe urbaine, une « classe dangereuse » stigmatisée, porteuse de dangers sanitaires, sans ressources sans toit et sans travail, sans règles de vie communautaire.

27 Voir E. Marx in Refugee´s Camps in Gaza, Review of Palestinian studies, Institute of Palestinian Studies, vol XXIII, Washington, 1988 ; J.S. Migdal et S. Shamir (eds.) dans Palestinian Society and Politics, Princeton, Princeton, University Press, New Jersey, 1979. A. Plascov, lui a particulièrement étudié les tensions entre résidents et réfugiés en Jordanie dans The Palestine´s refugees in Jordan, 1048-1957, Franck Cassen, London, 1981.

Figure 28 : Camp de Deished (Bethléem), 1970

Source : Archives publiées de l´UNRWA, Les Réfuigés de Palestine aujourdui, 1995

Les habitants les plus anciens par exemple de Ramallah relatent la même stigmatisation des réfugiés et les difficiles relations intercommunautaires : conflits de voisinage, de travail, dans les exploitations agricoles, conflits fonciers, confits entre les réfugiés eux-mêmes. A Ramallah, la bourgeoisie chrétienne était très distante vis-à-vis des premiers réfugiés venant de Jaffa, Lod, devenu l´aéroport international Ben Gurion. Elle était très réticente à employer des réfugiés «des laj´inn». Les témoignages recueillis auprès des anciens de Ramallah évoquent l´arrivée difficile des réfugiés de Al-Amari et Kalandia situés à proximité des zones déjà habitées, mais aussi leur venue en ville, leur image de gipsy, de squatters28. Les réfugiés quittaient d´ailleurs rarement le camp, seul repère collectif, fait remarquer l´anthropologue Shamir ayant enquêté dans le camp de

Jalazone au nord-est de Ramallah29. Ils étaient une menace pour l´ordre communautaire et économique : «vous avez vendu vos terres aux juifs et vous allez squatter la nôtre»30. Des conflits opposaient, note Shamir les villageois de Jalazone et les forces de police jordanienne31.

Est-ce là les signes d´un paysage, d´un ethnoscape particulier clairement distinct de la structure urbaine ou rurale ou d´une frontière biopolitique entre les résidents des camps et les villageois (´qarawi) ou les plus urbains (hadari) ? Les nouveaux citadins portent la marque de la différence : celle de l´a-territorialité. Apatrides, ils dépendent depuis 1948 de l´assistance humanitaire des Nations-Unies à travers l´United Nations Relief and Works Agency (UNRWA), organisme de secours et d´aide élémentaire. Celui-ci leur fournit les cartes de rationnement, les premiers services de soins et de santé, les premières infrastructures humanitaires. Les réfugiés sont ainsi unis par le même statut d´extranéité, qui les sépare des natifs de Palestine.